"Jours de famine et de détresse"

Neel Doff

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Neel Doff, « "Jours de famine et de détresse" », Revue Quart Monde [En ligne], 188 | 2003/4, mis en ligne le 01 juin 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2082

Dans ce roman violent au style dépouillé, l’auteur raconte ses années noires d’enfance et d’adolescence, entre Amsterdam et Anvers : froid, expulsions, misère extrême, vaines recherches d’un travail, prostitution...

Nulle part autant que chez nous, je n’ai entendu parler de beauté. Quand nous nous rêvions riches, nous nous entretenions surtout de ce que nous aurions appris, de toutes les belles choses dont nous nous serions entourés. Pour des affamés comme nous, la nourriture ne venait qu’en dernier lieu.

Une jeune dame sortit de la maison, accompagnée d’une fillette de mon âge (à peu près dix ans) ... Nous nous regardâmes. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds bouclés, comme moi. Je la comprenais mieux en ce moment que je n’avais jamais compris les gens de ma classe. Mais pourquoi, étant si semblable, était-elle si autre ? Je l’aurais griffée, je l’aurais piétinée pour cette différence que je ne pouvais comprendre et qui me semblait hostile.

Quand elles furent parties, je me suis demandé quelle était cette différence, d’où elle provenait, et de bonne foi, dès ce jour, je fus persuadée que les riches étaient faits d’une matière plus précieuse que nous les pauvres. J’en étais convaincue quand ils parlaient, quand ils riaient surtout, et qu’ils savaient exprimer ce que moi, je sentais seulement.

Mon père nous a abandonnés en plein hiver, laissant ma mère avec neuf enfants sans aucune ressource. Ma mère alla trouver le curé, qui bientôt intéressa plusieurs dames à notre sort. Elles furent tout de suite d’accord pour me mettre, jusqu’à ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre ahurissement fut intense. Ma mère, s’étant rendue à cet établissement pour les arrangements à prendre et ayant vu des petites filles qu’on y élevait, vint nous dire que ces enfants avaient l’air si matées et s’inclinaient si profondément devant la supérieure, et ceci... et cela... Bref, l’idée seule de savoir sa petite Keetje ainsi aplatie lui serrait la gorge. Quand elle dut signer un acte par lequel elle aurait renoncé à tout droit sur moi, elle refusa. Zut ! Elle aimait mieux que j’eusse faim avec elle ! En somme, nous en avions vu bien d’autres ! Ce nous fut un grand soulagement de nous être décidés à crever de faim ensemble…

Nous étions livrés à une charité étroitement méthodique, qui nous classait à jamais parmi les vagabonds et les « outcast ». Mon père ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au dos... L’attitude de ma mère disait : « Tu viens nous ôter le pain de la bouche ! » On sut en effet que mon père était revenu et on ne nous donna plus rien. Ma mère avait un mari jeune et vigoureux, n’est-ce pas ? ... très capable de travailler pour les neuf enfants qu’il avait envoyés dans le monde.

- Que vont-ils devenir ? Que vont-ils devenir ?

- En voilà des histoires ! Qu’est-ce que cela peut bien te faire ce qu’ils deviennent, pourvu que tu t’en tires ? Du moment où tu as des livres à lire, tu te moques bien du reste ! Si tu aimais tant les enfants, tu ne les cognerais pas comme tu fais !

Je bondis devant ma mère en rugissant.

- Mais je veux qu’ils apprennent, qu’ils apprennent ! Ne vois-tu pas qu’ils deviennent des vagabonds ? qu’ils finiront en prison ? Ne comprends-tu donc pas où nous allons maintenant qu’ils grandissent ?

La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n’y avait pas d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient. J’étais trop jeune pour comprendre que chez eux la misère avait fait son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort.

J’ai lu à cette époque tous les Zola qui avaient paru. Il ne m’émouvait pas. J’avais la sensation de je ne sais quelle peinture artificielle, d’une réalité inventée ou observée en surface. Il me semblait qu’il s’était trop fié à son intuition, surtout quand il s’agissait du peuple... L’intuition ne vous livrera jamais l’âme de cet être malodorant qui déambule là devant vous. Je me disais bien que j’étais ignorante, mais étais-je ignorante ? ... Ma foi, je suis certaine que je connais autrement bien cela que Zola... Mieux encore, je sentais que je n’aurais jamais compris ni pénétré les gens d’une autre classe que celle dont j’étais sortie. Même si dorénavant tout contact entre ceux de ma classe et moi devait cesser, je les avais dans la moelle et je ne m’assimilerai jamais l’âme des autres. Alors Zola !... D’où leur vient la prétention de nous connaître si facilement ? Nous ne pensons pas connaître ceux d’une autre classe : de là notre contrainte devant eux. Nous ne savons jamais ce qu’ils nous réservent, et d’avance nous avons peur, comme de l’inconnu.

Neel Doff, Jours de famine et de détresse, Ed. Labor, coll. Espace Nord n°137, 1998, 168 pages.

Neel Doff

Troisième d’une famille de neuf enfants, Neel Doff (1858-1942) connut la misère et l’exode pendant vingt ans, à travers les Pays-Bas et la Belgique. A cinquante ans passés, alors qu’elle est mariée à un bourgeois de Bruxelles aux idées avancées, elle publie en 1911 ce récit qui avec, avec Keetje et Keetje Trottin, forme une trilogie.

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