Connaître la pauvreté : de quels savoirs parlons-nous ?

Bruno Mattéi

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Bruno Mattéi, « Connaître la pauvreté : de quels savoirs parlons-nous ? », Revue Quart Monde [En ligne], 188 | 2003/4, mis en ligne le 05 mai 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2083

La pensée du père Joseph Wresinski sur les trois savoirs ouvre à une autre dimension que l’auteur explicite ici.

« Les questions auxquelles une société ne parvient pas à donner de réponses se voient répondre qu’elles ne doivent pas être formulées ainsi » écrivait Hegel. Qui sont donc les enfants, les jeunes et leurs familles réputés « pauvres » et quelle est la nature de l’« exclusion » qui les touche ? Pauvreté, grande pauvreté, exclusion : ces mots ont acquis une sorte de naturalité et d’évidence à être rapportés à des problèmes économiques et sociaux. Hegel nous avait aussi prévenus : « Ce qui est connu justement, parce qu’il est bien connu, est mal connu ».

Mon propos consistera à ré-interroger ces évidences, donc nos représentations et nos savoirs. De quels savoirs parlons-nous, et au nom de quels savoirs jugeons-nous (ou préjugeons-nous ?) de la pauvreté ?

Savoirs et inégalités

Ce que nous tenons pour connaissance de nous-mêmes, des autres et du monde repose sur des savoirs qui nous ont été transmis et qui informent nos dire et nos faire. Même si nous pensons que ces savoirs ne sont pas définitifs ou complets, c’est quand même à partir d’eux que nous jugeons, décidons, et engageons nos actions (et en particulier nos pratiques professionnelles) avec toutes les conséquences psychiques, sociales, éthiques et politiques qui en résultent. Ces savoirs reconnus comme seuls dignes d’être transmis, nous les appellerons de façon générique : savoirs « institués » ou savoirs « formels », d’ordre universitaire, disciplinaire ou pas. S’agissant du problème de la pauvreté et de l’exclusion, il ne me paraît pas possible d’interroger nos savoirs sans les resituer dans le contexte sociétal et politique où ils se sont formés. Depuis, disons l’époque des Lumières, nos savoirs ont été liés à l’émergence de l’espace politique du « contrat social » démocratique. Ils ont été légitimés et valorisés par un idéal d’émancipation, de justice sociale, donc de recul de toutes les formes de misère, dont on faisait en particulier porter le poids sur l’ignorance des hommes. On ne peut pas alors ne pas regarder en face l’échec global de cette mission libératrice que résume bien Michel Serres : « Loin d’avoir travaillé à l’égalité entre tous les hommes comme le voulait l’idéal de libération par les savoirs, la culture, la science travaillent actuellement à l’inégalité, la concurrence et la division et par conséquent fabriquent aussi de la misère » (Quart Monde, n°140, 1991). Et il qualifiait la question posée par ce constat de : « plus grand problème mondial contemporain ». C’est d’abord de cette désillusion que nous devons partir pour examiner les savoirs à partir desquels nous nous appuyons pour rendre compte de la pauvreté. Avec l’hypothèse sous-jacente que ces savoirs ont contribué eux aussi au maintien, voire à l’aggravation de la misère. Même si ce constat ne remet évidemment pas en cause le concept de science et de savoir scientifique en tant que tel.

Les savoirs « institués »

La compréhension que nos sociétés se sont donnée de la pauvreté est significative de la démarche « savante » des sciences économiques et sociales. Lesquelles, comme on va le montrer, n’ont pas su rendre compte de la complexité et de la profondeur du « lien humain » qu’elles ont soumis à l’éclairage quasi exclusif de l’approche de l’économie et de l’économie politique. Toute science par définition met en avant l’objectivité de sa démarche et un idéal de vérité. Elle est censée prendre en compte, dans sa méthodologie et son épistémologie, l’ensemble des composantes, y compris sociales et politiques, de son projet qui vont valider ou invalider la pertinence de ses théories et jugements.

Nous avons aujourd’hui suffisamment de recul pour nous rendre compte que les savoirs produits par les « scientifiques » ont été obérés dès le départ par des présupposés idéologiques lourds sur la nature de l’homme en général et des pauvres en particulier. Ces présupposés peuvent s’énoncer de la façon suivante :

l’homme est un être de besoins. Ce sont ses besoins et leur satisfaction qui définissent le mieux l’être humain ;

la satisfaction de ces besoins se trame dans des activités de production de biens. Les relations marchandes qui s’organisent à partir de ces productions sont un mobile essentiel de l’âme humaine mue par la maximisation des satisfactions individuelles. A charge pour une sorte de providence divine ou humaine d’établir des règles de bien-être ou d’harmonie sociale.

Je résume là à grands traits les fondements de la science économique à travers lesquels la pauvreté sera pensée à partir du XVIIIè siècle. De cette représentation-compréhension de la pauvreté, tout entière indexée sur ces présupposés, il résulte que le pauvre sera toujours défini par rapport à des manques ou des déficits, au regard des besoins matériels qui lui auraient été nécessaires pour éviter la condition de pauvreté ou y remédier. Ainsi la pauvreté s’est-elle construite comme concept économique et les pauvres comme classe ou catégorie sociale. Nous avons appris à regarder la pauvreté comme un manque de biens, et du bien qui permet l’accès à tous les biens : l’argent. C’est ainsi qu’on a constitué en particulier des disciplines économiques et toutes sortes de catégories, indicateurs de « seuil de pauvreté » où vont se répartir les pauvres. Le pauvre, l’homo pauper, est ainsi devenu une figure centrale du discours économique et social.

Dans cette perspective, la pauvreté est perçue comme l’effet de causes plurielles qu’il s’agit de repérer dans le monde empirique de l’économie et du social. Ce qui est une façon tout à fait saisissante d’extérioriser la pauvreté, pour ne pas dire de « l’externaliser » au point que les pauvres y apparaissent alors dissous en tant que sujets, vivant une condition d’être humain, pour apparaître dans une déviance par rapport à des normes de besoins et de biens nécessaires. Pour le pauvre, c’est aussi une façon d’être « externalisé » de sa vie, puisque cette médiation des normes qu’on lui renvoie comme déficit ou handicap l’installe dans une sorte d’impuissance : le voilà pieds et mains liés à un appareil de catégories sur lequel il n’a pas le moindre pouvoir. Un sociologue, Michel Autes, a écrit à cet égard avec beaucoup de justesse que « le pauvre c’est celui qui ne se nomme pas lui-même ». La pauvreté c’est d’abord d’avoir été nommé pauvre par quelqu’un (qui dit par-là même qu’il ne l’est pas, lui). C’est sans doute la grande victoire de la pensée économique et la mesure de son empire que d’imposer aux pauvres d’être appelés « pauvres », et, ce faisant, de les arraisonner à un discours et à des représentations, au point que, pour « s’en sortir », une seule issue est possible : devenir riche de la richesse des riches, car on n’en imagine pas d’autres à ce jour ! Ceci, par la même occasion, donne à croire à ceux qui luttent contre la pauvreté qu’il faut en passer par les fourches caudines de la représentation économique pour comprendre la pauvreté.

Les pauvres : « défavorisés » ?

Première conséquence de cette approche : cette compréhension de la pauvreté fait silence sur le vécu, la conscience des personnes et la réalité des rapports sociaux. Elle invalide a priori d’autres savoirs possibles, c’est-à-dire des informations, des représentations, des schémas mentaux issus de la misère et des stratégies de vie ou plutôt de survie mises en œuvre dans un univers dur et impitoyable. Mais d’autres conséquences sont à envisager du côté de ceux qui se rangent derrière les savoirs institués : en particulier l’émission de bien curieux jugements de valeur qui n’ont plus rien à voir avec une description purement objective des phénomènes. Dans cette optique économiste et normative de la pauvreté, considérons l’utilisation qui est faite du qualificatif « défavorisé », lequel est très souvent utilisé pour désigner les personnes en situation de pauvreté. Les deux termes sont d’ailleurs quasiment synonymes. Je formule pour ma part l’hypothèse que cette « appréciation » est révélatrice du substrat anthropologique de notre psyché collective, et qu’elle affecte la nature du lien social démocratique tel qu’il « fonctionne » depuis deux siècles.

Le mot « faveur » est en effet un des signifiants majeurs de notre anthropologie. Il appartient à l’imaginaire social le plus archaïque qui nous habite depuis des millénaires. Pour entrer plus avant dans sa compréhension, il faudrait faire appel, en particulier, aux analyses éclairantes du philosophe et anthropologue René Girard. Nous sommes, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou pas, dans la prégnance toujours vivace (malgré la république et la laïcité) de cet imaginaire sacré et archaïque qui a été entériné et transmis par le discours religieux et théologique. En effet, l’homme a toujours cherché à se situer dans sa finitude devant des Dieux ou un Dieu ou des Esprits pour chercher à reconnaître à travers de multiples signes, rituels, sacrifices, s’il était ou non « en faveur », donc l’élu d’une transcendance mystérieuse, autant qu’inquiétante. Désigner des favorisés et des défavorisés revient donc à répondre à une inquiétude fondamentale de l’homme face à son destin. Depuis le premier âge de l’humanité, les hommes se sont toujours fabriqué des moyens de se distinguer et de se hiérarchiser. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui ce ne sont plus des dieux qui disent qui est et qui n’est pas favorisé, mais ce sont des hommes qui procèdent à ces clivages en utilisant d’autres critères sur le crédit des sciences sociales et, en particulier de la mère de toutes les sciences à cet égard : la science économique. Mais le geste anthropologique reste le même. Il s’agit toujours de savoir « qui est élu » et qui ne l’est pas. Le lien social est toujours pensé dans le cadre pré-établi du clivage stigmatisant « élus–favorisés, non élus -défavorisés ». Mais aujourd’hui, ce cadre est devenu « excluant » car ce qui caractérise nos savoirs, c’est « l’hybris », la démesure qui les anime. Il n’y a plus, à nos risques et périls, le référent commun du lien religieux qui interdisait aux hommes de ne s’en rapporter qu’à eux pour décider des caractéristiques de l’humain.

Il faut conclure que ce n’est pas parce qu’elles sont pauvres que des personnes sont dites « défavorisées », mais c’est parce qu’elles sont défavorisées (ou victimes désignées) qu’on les dit « pauvres ». On voit que le grand butoir conceptuel du couple « favorisé /défavorisé » rend difficile, sinon impossible, une approche critique de la pauvreté. Mais si on ne remonte pas jusqu’à ce socle anthropologique fondamental, il y a peu de chances de faire évoluer notre compréhension et nos représentations de la pauvreté, ainsi que celles de la notion de richesse qui lui est bien évidemment corrélée. Tout simplement parce que dans cette posture anthropologique la pauvreté et l’exclusion sont nécessaires aux sociétés et non des accidents historiques.

Les pauvres en trop

L’exclusion sociale et humaine qui procède de cette pensée/action de la pauvreté a pour conséquence d’installer les pauvres et les riches dans des mondes imperméables l’un à l’autre, où règne l’absence de compréhension réciproque. L’imperméabilité de ces deux mondes conduit à des perceptions différentes des êtres et des choses et à l’absence de possibilité d’expériences communes. Les références aux êtres et aux choses dans les situations les plus ordinaires de la vie, surtout lorsqu’elles sont désignées par les mêmes termes, rendent impossible ce que le philosophe allemand Jurgen Habermas appelle « un monde vécu inter subjectivement partagé », pour autant qu’une telle idée puisse même avoir un sens.

Ceux qui pensent économiquement « la pauvreté » ne soupçonnent pas que c’est précisément cette pensée qui crée la séparation et l’incommunication. On pourrait même dire qu’elle a été créée pour cela et que chercher à lutter contre la pauvreté à partir des catégories économiques revient à vouloir remplir le tonneau des danaïdes.

Ceux qui ont été appelés pauvres, les pauvres de notre pauvreté, ressentent, eux, comme un déni de leur personne, et une stigmatisation de leur être, les appellations ordinaires de « grands pauvres », de « défavorisés » dont on les pare. Le père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, s’est efforcé de traduire dans des interventions à l’adresse, notamment, des communautés scientifiques et politiques, cette expérience et ce vécu de l’exclusion des pauvres. « Le monde ambiant leur refuse les conditions nécessaires pour entendre et se faire entendre et, à partir d’une certaine pauvreté, l’homme est un étranger dans l’état de bien être. Ne rencontrant plus les autres, il n’est pas en état de mettre le peu de biens qu’on lui offre au profit d’un rapprochement ». Ce dessaisissement existentiel nous est restitué par les pauvres, quand ils ont le sentiment qu’ils peuvent exprimer une parole qui sera entendue, voire relayée avec quelque bienveillance. « C’est embêtant de toujours entendre dire défavorisé. Ce n’est pas l’argent qui dit que l’on est mieux que les autres. J’ai envie de répondre qu’on est tous égaux. Simplement on manque de moyens ». « Le plus dur, ce n’est pas de vivre sans rien, mais c’est d’être considéré comme rien ». Etre considéré comme rien, c’est bien de cela qu’il s’agit et, dans la mesure où nous n’aurons plus besoin de pauvres, non seulement les pauvres seront considérés comme rien mais ils ne seront rien : en trop, surnuméraires, en quelque sorte. Attendons-nous à voir apparaître dans les décennies qui viennent un eugénisme de la pauvreté comme nous avons connu un eugénisme relatif au handicap physique et psychique et à la race. La « démesure » économique et notre cécité envers elle nous conduisent à cette sinistre perspective.

Pour autant, le meilleur propos de déconstruction du concept de pauvreté serait à lui seul bien impuissant pour faire bouger les choses, parce qu’il serait un discours « savant » lui aussi. Même si l’on consent à examiner l’hypothèse présentée ici, voire à lui trouver quelque validité, au mieux, on saluera la pertinence possible du propos mais chacun repartira à ses occupations professionnelles, y compris sur le front de la lutte contre la pauvreté, sans que cela ne remette en cause le moins du monde le socle qui oriente ses pensées et ses actions. Alors que faire, si l’on ne veut pas se résigner au pire « qui n’est pas toujours sûr » comme l’écrivait Leibniz ? Il y a sans doute une issue que nous examinons ici : celle qui consiste à laisser émerger et reconnaître d’autres savoirs qui soient susceptibles d’être confrontés avec les nôtres, de les interpeller et de les ré-instruire.

Appel à d’autres savoirs

Cet horizon nous a paru utile à présenter ou à rappeler pour souligner la nécessité et l’urgence de dresser une autre scène anthropologique où pourraient être convoqués d’autres savoirs pour autant qu’un « monde vécu inter subjectivement » constitue un horizon encore possible. Pour ce faire, il convient d’abord de se déprendre à titre individuel et collectif d’une saisie de l’homme comme être de besoin, qualifié par des manques et des déficits relativement à sa conservation et à sa reproduction. Dans une perspective anthropologique alternative, l’homme n’est plus appréhendé d’abord comme un être de besoin et mammifère rationnel, mais comme être de désir. Et le désir fondamental qui spécifie le genre humain est celui de l’inter reconnaissance dans une relation que nous pourrions qualifier d’humaine, pour autant que nous nous assignions alors la tâche, encore largement à accomplir, de mettre à jour ce qu’il en est de l’humain de l’homme. L’anthropologue Karl Polanyi soulignait, à juste titre que « bien que la société humaine soit essentiellement conditionnée par des facteurs économiques, les mobiles des individus ne sont qu’exceptionnellement déterminés par la nécessité de satisfaire aux besoins matériels ». Les biens matériels ne sont à ce titre que des écrans où se projettent nos « leurres » et où se « piègent » notre désir de nous rapporter humainement les uns aux autres. Cette qualification humaine par un désir de reconnaissance est exprimée par l’idée, relativement récente, de la « dignité » de la personne humaine. Dignité veut dire que l’homme n’existe pas tant qu’il n’est pas reconnu par les gestes de la sollicitude, des paroles, des manifestations sensibles, et aussi des droits qui marquent et préservent l’appartenance humaine. Dans nos discours civilisateurs les plus avancés (comme la Déclaration universelle des droits de l’homme) ces droits s’adressent à tout être humain sans distinction. A cet égard, si on veut bien entendre dans sa profondeur cette idée de dignité, il devient évidemment absurde de dire d’une personne qu’elle est « défavorisée ». Toute personne, parce qu’elle est une personne, a une dignité et cette dignité invalide toute tentative pour la qualifier autrement. Toute personne n’existe que dans un regard de reconnaissance de l’autre. Et celui qui regarde l’autre n’est une personne que pour autant qu’il porte un regard de reconnaissance. Ce pourquoi, comme dit le philosophe Emmanuel Levinas : « Nous devons tout au visage du pauvre car nous lui devons notre dignité et à ce titre, il ne peut avoir que notre faveur ». C’est dans cette optique, me semble-t-il, que nous devons aborder l’idée d’une rencontre avec l’autre, avec l’altérité. Il y a là dans cette réciprocité inconditionnelle, la condition de possibilité de l’expérience d’un monde inter subjectivement partagé. Le monde des pauvres n’existe pas en lui-même et par lui-même. La pauvreté, dans cette nouvelle scène anthropologique, n’est que pauvreté de relation. Comment rompre les maléfices de cette séparation des mondes, de cette non-communication des êtres, de cette impossibilité d’accéder à une communauté humaine, une et indivisible, au même titre que les droits de l’homme, sinon en construisant la scène d’une rencontre radicalement nouvelle.

Il faut donc tenter de casser ces deux univers comme on brise la glace : d’un côté le monde installé dans les certitudes de ses savoirs et de ses catégories, de l’autre côté, un monde qui vit dans une espèce d’irréalité humaine dans ce que le père Joseph Wresinski appelle : « une sorte de perpétuelle improvisation ». Il n’est pas facile de faire autrement qu’improviser sa vie quand on vous a assigné à exister ou plutôt à survivre sur un sol qui se dérobe perpétuellement sous vos pieds : le sol de l’humain.

Des savoirs de vie

La rencontre devra traverser les épreuves et les pièges de « toutes les déformations et grimaces » que nous renvoie « le mauvais miroir » (Joseph Wresinski), reflets plus ou moins flous, plus ou moins déformés de nos catégories de pauvreté. Il semble que cette rencontre ne soit possible que lorsqu’ à la désillusion des promesses non tenues de la démocratie s’ajoute la volonté de comprendre. Mais une volonté qui trouve son énergie dans le refus de l’intolérable et une solide indignation devant l’inacceptable, ce qu’avait bien traduit le père Wresinski dans une conférence qu’il a prononcée à l’Unesco en 1980 en disant notamment : « Nous avions besoin de comprendre l’histoire de ces familles, d’entrer nous-mêmes dans cette histoire pour en assumer ensemble les leçons, la souffrance et surtout l’espoir... le Quart Monde introduit l’intolérable dans la conscience des citoyens et dans la conscience des Etats. Il introduit l’intolérable en ce sens qu’à un certain moment la conscience des hommes bascule ». C’est à ce point de basculement, à la croisée de la désillusion et de l’indignation, qu’une autre scène se dresse pour des savoirs partagés, croisés et émancipateurs. « Tous les savoirs sont libres et égaux en droits » écrit Michel Serres, mais encore faut-il avant d’en convenir laisser apparaître des savoirs si longtemps ignorés : les savoirs de vie et d’expérience des personnes. Savoirs qui résultent du vécu quotidien de la pauvreté, privation de biens mais plus encore privation de la reconnaissance humaine. Le mot expérience doit être pris dans son acception étymologique la plus forte (ex-per-ior) c’est-à-dire la traversée d’un péril (per-iculum) et la tentative de ressaisir un horizon toujours possible d’humanité, quand bien même celui-ci tend à se dérober. Ces savoirs de vie et d’expérience sont évidemment des savoirs vitaux, ces savoirs qui tentent de parer « à l’improvisation perpétuelle » puisque cette improvisation confronte chaque être pauvre à sa survie et à sa mort, plus souvent qu’à son tour. Mais pour se laisser instruire par ces savoirs, encore faut-il se mettre en situation d’aller vers eux et d’avoir une écoute qui ne soit pas simplement une écoute de sympathie mais une écoute qui soit capable de résonner suffisamment en nous pour nous mettre en contact avec les propres modalités « d’improvisation » de notre existence. Cette rencontre nous met en contact avec notre faiblesse et notre vulnérabilité qui sont la forme la plus universellement partageable de l’humaine condition. A ce titre, on peut déjà entrevoir que la pauvreté constitue une ressource sur laquelle nous appuyer et non pas seulement un danger, une peur ou une menace. Il ne s’agit pas, dans la rencontre et le partage avec les plus pauvres, de recueillir des informations sur eux pour affiner nos connaissances et nos pratiques. Il s’agit en connaissant avec eux de ré-instruire nos savoirs, et de consentir alors à s’inscrire dans un monde commun, c’est-à-dire le monde de l’appartenance unique et générique à ce que nous avons désigné comme notre humanité.

Savoirs d’engagement

La rencontre des savoirs, pour des croisements et des partages féconds, a besoin de deux autres types de savoirs. Le premier de ces savoirs est celui qui va rendre possible la rencontre entre les savoirs institués et les savoirs de vie. Nous les appellerons savoirs d’engagement ou savoirs d’action. Ce sont des savoirs médiateurs, de mise en relation ou d’interpellation. A titre individuel, il se peut qu’une personne engagée dans une action professionnelle, éducative et sociale, puisse se suffire d’elle-même pour entamer une démarche de rencontre, démarche que l’on peut qualifier de « militante ». Mais elle pourrait bien être insuffisante. C’est qu’en réalité cette démarche de rapprochement entre deux mondes requiert des étapes, des protocoles, des apprivoisements, toute une « technologie de la rencontre » qui n’est rien moins qu’évidente ni naturelle. Elle se construit, s’anticipe, se prépare. La principale anticipation est qu’on ne peut pas penser un tel projet sans en avoir déjà repéré, voire éprouvé les nœuds, les difficultés, les obstacles. Un simple désir d’implication ou de bonne volonté d’aller vers les plus pauvres ne suffit sans doute pas. Il pourrait même être une source de pas mal d’illusions et alors de désillusions. « La compréhension doit surmonter maints réflexes, séparer, déchirer peut-être maintes adhérences idéologiques, maints plis de pratiques qui protègent notre bon droit de vivre satisfaits, respectés, à deux pas du malheur et de l’humiliation des autres » explique le père Wresinski qui a été à l’instigation de ces savoirs médiateurs avec les militants du Mouvement ATD Quart Monde.

Savoirs éthiques

Mais il y a un quatrième savoir nécessaire à cette architecture. Un savoir dont le statut est à part car il n’appartient en propre à aucune catégorie de personnes porteuses des savoirs que nous venons d’indiquer. C’est un savoir qui émerge de la confrontation et du croisement de tous ces savoirs, des savoirs que nous appelons savoirs de sens ou savoirs éthiques/spirituels. Ces savoirs sont peut-être déjà secrètement au travail dans la rencontre, présents en creux dans la prise de conscience de la visée excluante des savoirs institués, dans le sentiment d’indignation et de refus de l’intolérable, dans le désir d’un monde commun qui émerge à partir de là, mais aussi dans l’inquiétude qui travaille les chercheurs de ce monde commun inter subjectivement partagé. Ces savoirs de sens doivent à un moment donné être reconnus comme ayant une identité propre, une identité transversale et transpersonnelle, une identité d’alliance et de reliance, qui permette de vérifier qu’un monde commun, bien loin d’être une chimère, est possible dès lors que l’on se risque à son épreuve (et donc aussi à sa preuve). Un monde où s’actualisent et s’incarnent des idéaux et des valeurs qui, au demeurant, ont été énoncés dans les grandes sagesses philosophiques et spirituelles aussi bien en Occident qu’en Orient. Quels que soient les mots que l’on puisse mettre sur ces expériences et bien que chacun de ces mots ait toute son importance, ils témoignent qu’un monde humanisé ou humanisable peut advenir par-delà les archaïsmes de la pensée et du lien social qui sont encore les nôtres aujourd'hui. Lesquels sont sources  d’exclusions et de « passions tristes », (Spinoza) : ressentiment, peur, mépris, accusation, plainte, et de toutes les conduites de substitution développées à partir de là : elles qui visent l’avoir et le pouvoir, plutôt que l’être et la mise en solidarité des consciences.

Ces savoirs de sens ou savoirs spirituels ont un statut à part dans la mesure où chacun, quels que soient ses savoirs de références initiaux, peut y postuler. Ils émergent de la démarche même de la rencontre des savoirs. Ils procèdent d’une réflexion intra et interpersonnelle pour être reconnus, désignés, approfondis. Ils représentent la forme la plus englobante, la plus accomplie et la plus inclusive des savoirs. Ils en assurent l’unité et la cohérence puisqu’ils nous permettent d’accéder ou de commencer à accéder à « ce monde commun » et au bien commun qu’il désigne, soit l’humanité de l’homme en tant qu’elle prend possession d’elle-même.

Mais alors, la pauvreté ?

Parvenus à ce point de notre réflexion, nous pouvons avancer vers une autre approche de la pauvreté ou du moins commencer à indiquer à partir de quels matériaux une définition « riche » de la pauvreté deviendrait possible. Il faut déjà aller à contre-courant de l’indigence manifeste de la pensée à ce sujet qui consiste à avoir fait de la pauvreté une catégorie économique et des pauvres, une catégorie sociale. Mais aller à contre-courant d’une pensée hégémonique n’est évidemment pas une tâche facile et ne peut, dans un premier temps, que susciter des résistances et des incompréhensions, d’autant plus que l’époque est au renforcement et à « l’économisation » de la pauvreté. Ce n’est pas sans raison que le philosophe et économiste François de Bernard écrit dans un essai aussi roboratif que percutant : « La préoccupation unique de l’époque est d’identifier le nom de la pauvreté, de la circonscrire, de la quadriller ou plus simplement de la parquer... à l’opposé de l’idée reçue, la pauvreté n’est pas fuie, elle ne fait pas peur, et suscite rarement une aversion durable. Au contraire, elle est recherchée, mise en évidence, a droit à tous les égards d’un traitement médiatique en règle : comme si chacun reconnaissait que cet isoloir de la pauvreté dans son exposition dramatique était assurément la meilleure manière de s’en protéger et d’occulter l’inondation. » Et l’auteur de conclure « devant la montée des eaux, une seule réplique paraît avoir été imaginée : économiser toujours plus la pauvreté, la rendre toujours plus financière (pour l’essentiel, une question de revenus), la maintenir dans ce ghetto de l’économie d’où personne ne souhaite qu’elle sorte, parce que sa vérité est inacceptable, imprésentable, parce qu’elle excède nos capacités d’écoute et de lecture ».

Quel est donc cet évitement inacceptable, irreprésentable que nous n’arrivons pas à formuler et surtout à partager ? Pour ma part, j’ai retenu l’hypothèse de la scène anthropologique archaïque, qui habite toujours l’homme moderne.

Réfléchir à un autre concept de pauvreté n’est donc pas simplement faire œuvre intellectuelle et conceptuelle, mais contribuer à une refondation anthropologique susceptible de réorienter nos comportements individuels et collectifs et donc de refonder nos pratiques sur une éthique et une « politique de civilisation » (Edgard Morin). Notre pauvreté, c’est la pauvreté interpersonnelle et sociale de notre relation à autrui. Elle est l’expression inversée et détournée de toutes les « images grimaçantes » que nous renvoient le « miroir hideux » dont nous parlait le père Joseph Wresinski. La pauvreté, c’est la relation humaine occultée ou occupée par les zones obscures ou les trous noirs (le mal, diront certains), c’est-à-dire la somme des obstacles intérieurs qui nous retiennent de pouvoir faire ensemble un monde commun. Bien entendu, cette pauvreté retentit sur la définition que nous pourrions donner de la richesse et nous oblige aussi à repenser un concept de richesse qui, pour l’instant, est tout aussi indigent que celui de pauvreté.

Bibliographie des livres cités dans ce texte :

La pauvreté durable suivi de La gouvernance de la pauvreté, François de Bernard, Ed. du Félin, 2002.

Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’université pensent ensemble, Groupe de recherches Quart Monde/Université, Ed. de l’Atelier/Ed. Quart Monde, 1999.

Quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble, Groupe de Recherches Action/formation Quart Monde/Université, Ed. Quart Monde, 2002.

Bruno Mattéi

Bruno Mattéï, professeur de philosophie à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) de Lille, participe à un groupe de réflexion sur « Grande pauvreté et réussite scolaire » au sein de l’académie de Lille. Ce texte reprend l’essentiel de la communication faite à l’université  d’automne « Grande pauvreté et réussite scolaire », organisée par le ministère de l’Education nationale, en octobre 2002 à Nice.

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