Que faut-il pour que le monde sache et qu'enfin le pauvre vive... ?

André Modave

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André Modave, « Que faut-il pour que le monde sache et qu'enfin le pauvre vive... ? », Revue Quart Monde [Online], 188 | 2003/4, Online since 05 May 2004, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2087

Au cours de l’hiver 1975, alors que la misère accablait un peu plus chaque jour les familles avec lesquelles il avait créé des liens depuis 1969, dans le quartier de Molenbeek, (Bruxelles), au soir d’une journée plus difficile que d’autres, l’auteur confiait son découragement au père Joseph Wresinski. La réponse de ce dernier fut alors de publier son appel dans le journal « Feuille de route ».

Je ne suis ni poète ni écrivain, et pourtant, je ne peux pas ne pas prendre le temps d’écrire. Je suis à plat.

Bâtir un volontariat, créer un secrétariat européen c’est merveilleux, c’est passionnant. Mettre en piste des projets pilotes comme le Pivot culturel ou comme les réunions d’adultes c’est tout aussi formidable... Mais les familles restent seules, profondément. Qui les comprendra un jour ? Qui bâtira sa vie en fonction d’elles, pour que quelque chose change dans leur vie ? Pour que quelque chose change réellement.

Chez les P., il n’y a plus d’argent. Il n’y en aura certainement pas avant lundi et peut-être qu’il faudra attendre davantage encore. Cela veut dire concrètement que les enfants n’ont pas à manger. Je me moque de savoir qui est en tort ou qui ne l’est pas. Des gosses n’ont pas à manger.

Alors la famille retourne à l’errance, ils vont faire un repas chez les Sœurs, ils vont en faire un autre chez Claudine et Claude et puis ils s’incrustent pour avoir un peu de chaleur, pour n’être pas seuls et... pour pouvoir écouter des disques... des disques qui chantent l’amour, la solitude, l’abandon ou le rêve.

Les trois enfants ne peuvent pas aller à l’école parce qu’ils ont des poux. Ils ont été renvoyés. Le papa travaille, mais comme il n’y avait plus d’argent il a demandé des acomptes : lorsque ce sera le jour de la paye, il n’y aura plus rien.

Chez Yvonne et Pierre, il n’y a même plus de logement. Ils avaient acheté une roulotte à la fin des vacances malgré la naissance de leur petite Nadine. Yvonne avait jugé dans sa grande maturité, qu’il valait mieux habiter en roulotte selon le vœu de Pierre puisque ce dernier n’était pas capable de travailler en usine malgré les nombreux essais. Il valait mieux qu’il puisse reprendre la ferraille comme il avait toujours vu faire dans la famille. Une roulotte qui ne pouvait plus avancer c’était aussi la promesse d’un terrain que l’on occuperait de fait et la possibilité d’y mettre le matériel. Et puis Yvonne disait qu’il valait mieux habiter dans du plus petit, comme cela ils ne seraient pas obligés d’accueillir sans cesse toute la famille dès que l’un d’entre eux avait des difficultés. Durant les grandes vacances, ils étaient parfois cinq adultes à loger dans leur appartement. Et comme ces adultes étaient en difficulté, Yvonne était la seule à travailler. Elle devait parfois travailler jusqu’à seize heures par jour pour pouvoir accueillir plus malheureux qu’elle.

Mais les affaires n’ont pas tellement marché. Alors, pour nouer les deux bouts, Pierre a dû revendre la roulotte. Ils n’ont plus de domicile depuis mardi. Yvonne est allée rechercher sa petite fille qui était à l’hôpital. Elle avait faim et la petite était énervée. Claudine et Claude lui ont offert de loger chez eux en attendant...

La vie : toujours recommencer à zéro

Je voudrais qu’un jour tu puisses rencontrer Yvonne. C’est un tout petit morceau de fille. Elle a tout juste vingt ans. Elle ne paye pas de mine. L’autre jour, elle allait à la consultation pour enfants à l’hôpital Saint-Pierre. Quelqu’un lui a glissé un peu d’argent dans les mains tant elle avait l’apparence d’une pauvresse. Cet argent, Yvonne l’a accepté et l’a donné immédiatement aux Sœurs pour qu’elles le gardent jusqu’à la fin du mois, quand il faudrait payer le loyer... Mais si elle ne paye pas de mine, elle a un formidable bon sens. Elle est follement amoureuse de son mari et de sa fille. Son mari, il n’est pas toujours facile à prendre, alors elle le laisse faire à sa tête jusqu’au moment où il se trouve dans une impasse. Alors elle propose autre chose, une autre solution et elle repart à zéro sans faire de reproche : c’est ainsi la vie, toujours recommencer à zéro. C’est ce qu’elle a toujours connu, c’est ce que connaîtra sa fille, il faut se faire une raison.

Cela fait bien du monde chez Claudine et Claude. II y a leurs six enfants, plus Marcel et Monique et trois enfants, Yvonne et sa fille. On comprend que Claire, leur fille, se soit précipitée hier soir chez les Sœurs pour demander un valium : « Maman est tellement fatiguée et puis elle est énervée, elle demande un valium pour pouvoir dormir ». Cette petite de onze ans s’en faisait pour sa maman : « Maman doit se reposer. On ne pourra pas l’opérer de son genou tant que son cœur ne marche pas bien  ». Et cette enfant se fait tout autant de soucis pour Yvonne : « Tu ne crois pas qu’il y a assez d’argent dans ma tirelire pour louer un appartement pour eux... ? » Malheureusement il n’y a que quelques pièces... C’est Claire qui ira faire les courses pour que son papa ne sorte pas de la maison ou qui même, ira demain le chercher à l’usine où il travaille pour être bien sûre qu’il revienne directement et qu’il n’ait pas envie de prendre un peu de bon temps avant de rentrer au milieu du bruit et des cris. La petite Claire sera de la même trempe que sa maman et que Yvonne. Elle sera vieille très tôt. C’est sa maman qui, samedi dernier, relevait une petite phrase dans la charte de la femme 1 : « A trente ans, je suis vieille ». C’est vrai qu’elle disait, moi je suis déjà vieille (elle n’a pas trente ans) et comme on lui demandait de préciser : « Je me sens vieille et puis, je n’ai plus rien à espérer, ma vie est finie  ».

Jusqu’à quand cette errance en groupe...

Chez les C. non plus, il n’y a plus d’argent. Et l’Aide sociale ne veut plus leur en donner, plus de chauffage, plus de nourriture, pour le moment, ils restent tous le plus longtemps possible dans le lit. Samedi, ils essayeront tout de même de sortir pour venir à la réunion 2 .Monsieur était déjà venu quelques fois : il voulait que sa femme puisse venir aussi « parce qu’elle a appris, dit-il, à marcher la tête baissée depuis qu’elle est toute petite et qu’elle devrait aussi apprendre à parler... »

Les trois enfants sont malades. Qu’est-ce qu’il faut faire... ? Changer les structures... donner à manger à tout le monde... ou à qui... et cela changera quoi... puisque pour aucun d’eux, ce n’est pas la première fois que la vie devient impossible.

Et puis, il y a Brigitte S. qui est venue tout à l’heure crier au secours. Il n’y a plus d’argent pour le moment. Elle aurait voulu toucher un chèque d’intempérie pour son mari qui travaillait dans le bâtiment. Mais ce dernier travaillait comme seul ouvrier pour un petit patron. Il n’était pas déclaré. Elle sort de l’hôpital. A vingt-quatre ans, elle dit avoir une tumeur inopérable au sein gauche. Cela fait sept mois qu’elle aurait dû se soigner... mais il n’y avait personne pour garder les trois derniers.

Et Gabrielle. Quel monde... Quelle bonne femme ! Je n’ai jamais cru qu’elle tiendrait si longtemps. Lorsqu’elle a repris le café de la rue V., son mari était chauffeur. Il a dû arrêter parce qu’il faisait de la tuberculose.

Elle a accueilli chez elle tout le Quart Monde du coin. Elle, son mari et deux enfants logeaient dans la cuisine. Les chambres et le café ont été occupés par tous ceux qui n’avaient pas de logement : Robert, Johnny, Alexis, Yannick, Yvonne, Lucas, Jeannot et sa femme.

Robert a arrêté de boire, Johnny a commencé à payer ses dettes, même Yannick buvait beaucoup moins. Elle a fait subir une cure de désintoxication à Lucas, trouvé du travail pour Yvonne, un logement pour Jeannot et sa femme. Elle a nourri tout le monde lorsqu’ils n’avaient pas d’argent. Elle-même travaillait en dehors pour nouer les deux bouts. Elle faisait des vaisselles dans un restaurant de neuf heures du matin parfois jusqu’à trois heures de la nuit... Elle menait tout son petit monde à la baguette. Bien sûr, son mari a dû gagner de l’argent en faisant vendre du savon pour son propre compte à tout ce petit monde, mais ils ont dû en perdre beaucoup plus avec les caisses volées, les crédits non remboursés.

Gabrielle a remis trois ménages ensemble et régularisé les papiers de tous. Seule devant tout ce monde, sans formation, fragile et forte. Quelle espérance pour beaucoup... Et puis, petit à petit, tout le monde est parti. Seul Lucas reste là pour le moment.

Jusqu’à quand cette errance en groupe depuis chez Gérard jusqu’à Jean-Pierre en passant par chez Gabrielle ou « le Texas ».

En voyant des gens comme Claudine ou Gabrielle, j’ai parfois l’impression que la plupart des bénévoles sont bien jeunes pour se compromettre et rencontrer vraiment la population.

Voir d’abord la population

Les services, les paroisses connaissent bien peu la pauvreté, mais comment se mettre à l’école de la petite Claire ?

J’aurais dû te parler d’Alexis qui dormira à nouveau dans son wagon cette nuit ou du petit Denis, trois ans, qui est venu me dire tout fier l’autre jour en criant bien fort dans la rue que son papa était en prison, de Bernard qui n’a plus de travail et qui disait que si les éducateurs du foyer des orphelins, où il a vécu pendant des années, n’étaient pas plus sévères c’est qu’ils se foutaient pas mal des enfants... Et j’aurais pu te parler de tant d’autres choses que je n’ai pas rencontrées aujourd’hui...

Face à tout cela, le Mouvement ATD Quart Monde, qu’est-ce qu’il doit être ? Que faut-il faire pour que moi-même et les autres ne voyions plus d’abord notre action ou notre projet mais la population ?

Que faut-il pour que le monde sache... et qu’enfin, le pauvre vive ? Je n’ai rien fait cet après-midi. Je voulais seulement parler.

1 Charte de la femme du Quart Monde présentée à Mexico, pour l’année internationale de la femme (1975), par ATD Quart Monde
2 Réunion qui regroupe les adultes du Quart Monde en vue de réfléchir ensemble sur des problèmes d’actualité.
1 Charte de la femme du Quart Monde présentée à Mexico, pour l’année internationale de la femme (1975), par ATD Quart Monde
2 Réunion qui regroupe les adultes du Quart Monde en vue de réfléchir ensemble sur des problèmes d’actualité.

André Modave

Prêtre belge, André Modave a connu le Mouvement ATD Quart Monde au cours de ses études de sociologie. Il en est devenu volontaire en 1967. Il crée ce mouvement en Belgique (1) et en devient secrétaire général jusqu’en 1984. Puis au centre international d’ATD Quart Monde il assume des missions diverses au service des équipes engagées dans les pays du Sud. Depuis près de dix ans, il partage la vie des familles de la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne. (1)Voir Les gueux sont des seigneurs, Georges de Kerchove, éd.Quart Monde/ éd. Vie ouvrière, 1992.

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