Prendre en compte le monde vécu

Bernard Eme

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Bernard Eme, « Prendre en compte le monde vécu », Revue Quart Monde [En ligne], 173 | 2000/1, mis en ligne le 01 septembre 2000, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2134

Lorsque, dans une entreprise, le travailleur n'est considéré que comme une ressource humaine parmi d'autres ressources, il est en quelque sorte instrumentalisé : il devient un objet qui remplit telle ou telle fonction, il relève d'abord d'un registre fonctionnel et n'est pas considéré comme une personne, comme un sujet social, capable d'entrer en relation ou en dialogue, d'éprouver des sentiments avec d'autres, de rendre compte de la compréhension de son vécu, de son travail, du monde de l’entreprise et de ses enjeux. Il peut ne devenir qu'une « variable d'ajustement » dans les politiques d'entreprise au même titre que d'autres ressources.

Peut-être à cause de ce constat, ce qui m'a beaucoup intéressé dans l'expérience relatée dans le livre « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble » c'est, au fond, tout ce qui fait appel à la compréhension du vécu, de l'humain, du respect de l'autre, du respect de soi, du point de vue des acteurs eux-mêmes. Cet aspect est souvent occulté par les sciences sociales, lesquelles ont tendance à transformer des sujets humains en objets dont on dévoilerait la vérité d'un point de vue extérieur. Donc cette expérience réintroduit, de manière incessante avec les différents acteurs (praticiens, universitaires, acteurs des associations), l'idée du sujet, de la relation entre les sujets à partir de leur compréhension croisée. De ce fait elle renoue d'ailleurs avec une tradition sociologique et philosophique, celle de la compréhension des "mondes vécus" des personnes à partir de leur propre perspective de vie, de leur engagement, de leurs raisons d'être. Les personnes vivent en effet dans des mondes qui se développent à travers la culture qui peut être familiale ou de groupe, à travers des solidarités et la construction de liens sociaux, à travers des processus où chacun développe son individualité, sa position de sujet. Mais les sciences sociales ont tendance à objectiver, à prendre ce monde vécu fait de sentiments, d'épreuves, d'émotion, d'amour, de haine, de violence selon une perspective extérieure qui en nie les justifications du point de vue des personnes elles-mêmes : toute cette dimension est en réalité occultée par nombre de travaux des sciences sociales qui, d'une certaine façon, objectivent du point de vue des normes dominantes de la société. De même, les pratiques que l'on qualifie d'insertion ont tendance à regarder les personnes en termes de manques, de handicaps selon les exigences sociétales dominantes sans prendre en compte les ressources, les capacités singulières des personnes. Or la démarche mise en œuvre par ce « croisement des savoirs » permet de réintroduire les mondes vécus avec visibilité en prenant appui sur le dévoilement de leur sens par les personnes elles-mêmes, elle réhabilite les savoirs d'expérience, le non canonique, singulièrement grâce aux acteurs que sont les militants Quart Monde.

Je voudrais relever ici quelques aspects caractéristiques de ce monde vécu.

Aspects du monde vécu

Premier aspect : il y a dans la vie la plus quotidienne des comportements qui apparaissent tellement évidents qu'il ne vient pas à l'esprit de se poser des questions à leur propos. Ainsi : pourquoi je me lève ? pourquoi je marche ? Ce sont des comportements routiniers et familiers. Justement la démarche suivie dans ce programme expérimental permet de requestionner des fondements de notre vie la plus quotidienne à travers les savoirs et les savoir-faire, à travers les compétences et les capacités, à travers les émotions suscitées par leur apprentissage. Mais, le monde vécu, c'est aussi des événements qui viennent opérer une rupture dans les routines quotidiennes. On se focalise alors sur une situation où quelque chose dérange, où la routine s'arrête ou paraît incongrue : qu'est-ce qui se passe ? Et on réinterroge ce qui était de l'ordre de l'évidence. Aussi je considère que cette démarche a permis à des universitaires de retrouver les ressources vitales mais aussi quotidiennes de leurs savoirs, de réinterroger ceux-ci sous d'autres perspectives induites par les autres participants.

Le deuxième aspect caractéristique de ce questionnement est intéressant du point de vue du chercheur. C'est que cela permet de décentrer le regard : de l'homme qui sait vers l'homme qui ne saurait pas, de l'homme qui saurait faire vers celui qui ne saurait pas faire. L'homme qui saurait et l'homme qui ne saurait pas deviennent des "idoles", des leurres. On est obligé de comprendre tout cet entre-deux entre le savoir et le non savoir qui se constitue de multiples savoirs parcellaires, métissés, dont certains ne sont pas visibles, ne sont pas légitimes au regard des normes dominantes de la société.

Car, derrière toutes les évolutions actuelles, de quoi parle-t-on en fait ? D'un immense mythe, celui de l'individu autonome, souverain, compétent, dynamique. C'est faire comme si les hommes n'étaient pas dépendants les uns des autres, n'étaient pas dépendants d'eux-mêmes - la souffrance ou l'angoisse de la misère le montre - dépendants de leur histoire, de leurs angoisses, de leurs illusions, de leur inconscient, des structures du langage, de certaines représentations sociales. En réalité, on n'est pas autonome, on est interdépendant. Une démarche comme celle-ci permet de casser le mythe d'une représentation idyllique de l'homme, celle que véhiculent la technique, la science, l'ingénierie sociale, certains discours des sciences sociales avec leur injonction paradoxale : « soyez autonomes ». La dichotomie entre l'assistance et autonomie, entre des gens qui seraient autonomes et d'autres qui seraient assistés, devient depuis les années 70, l'idéologie de la souveraineté individuelle. Entre assistance et autonomie, il y a un vaste entre-deux, et non pas une frontière nette comme semblent l'accréditer certaines représentations. Selon les situations, les activités, les rapports aux autres, le moment dans la vie, l'espace social dans lequel on est, il y a des degrés plus ou moins grands d'autonomie, des degrés plus ou moins grands d'assistance. On fait comme si les distinctions abstraites - l'autonomie, l'assistance - avaient une réalité empirique pure alors que c'est une question de degré et d'intensité relative qui, en outre, varie sans cesse. Personnellement, suis-je autonome pour réparer ma voiture ? Suis-je autonome pour apprendre des manipulations complexes de mon ordinateur que par ailleurs je manie bien ? Bien sûr que non. Puis-je déployer mon autonomie dans des situations extrêmes ? Je n'en sais rien. C'est nier les co-apprentissages de savoirs, de savoir-faire que dévoile justement ce livre sur le croisement des savoirs. Dans l'ordre de la compréhension des sujets sociaux, il parait nécessaire de casser cette représentation de la toute puissance de l'individu autonome.

Troisième aspect caractéristique de ce questionnement à partir des mondes vécus : cela permet d'interroger également nos représentations par rapport au travail, à l'emploi, à l'activité. Ces dernières révèlent qu'on colporte des jugements de valeur produits par la société, par nous-mêmes, sur ce qui est digne et ce qui n'est pas digne, ce qui est vil et ce qui ne l'est pas, ce qui suppose une grandeur et une petitesse. Cela permet de remettre en cause des catégories comme celles des métiers dignes et des métiers indignes (pourquoi le seraient-ils ?), et toutes les hiérarchies, les classifications, les grandeurs qui apparaissent évidentes et qui ne sont pourtant que relatives à des contextes spatio-temporels, à des sociétés ou des espaces sociaux donnés... Pourquoi le savoir-faire d'un chirurgien, du fait de sa formation, de sa rémunération, de son statut, parait-il plus important à la société que le savoir-faire d'une aide-soignante ? Le travail d'une institutrice de maternelle n'est-il pas un travail tout aussi difficile, prenant, exigeant, subtil que celui d'un universitaire, tant du point de vue des savoirs et savoir-faire mis en œuvre que des capacités relationnelles déployées ? Etre en face d'enfants, c'est entrer dans l'intelligence de situations très complexes, dans la compréhension de processus extrêmement profonds. Prendre en compte ces mondes vécus avec les personnes qui les vivent, cela permet aussi de casser les représentations sociales construites autour du travail, de la dignité du travail et des formes de hiérarchie sociale dans le travail.

La médiation sociale

Cela renvoie aussi à un débat au sujet des expériences des médiateurs dont parle ce livre. Le dispositif emplois-jeunes se déploie en ce moment en France, avec beaucoup d'emplois dits de médiation sociale, interculturelle, inter-ethnique, interinstitutionnelle, etc. Ne doit-on pas interroger les présupposés de telles actions ? N'est-on pas en train de renforcer le contrôle social, l'ingénierie sociale, de professionnaliser ce qui est de l'ordre des solidarités entre les gens par de la médiation familiale ou de voisinage ? Est-ce la bonne manière de faire ? Je pense qu'il y a là un véritable débat politique. Va-t-on techniciser, professionnaliser le social ? Va-t-on remplacer les sociabilités, les solidarités par des professions et des experts ? Ne faudrait-il pas plutôt soutenir l'activité même des personnes par du développement communautaire ? Ne faut-il pas les aider à reconstruire leurs propres solidarités ? Ce qui n'est pas du tout la même chose. Nous touchons là au fondement de la médiation sociale. Est-ce qu'on ne doit pas permettre le développement des quartiers par eux-mêmes, par les personnes et les groupes qui y vivent, donc créer plutôt des professions du type animateurs de développement qui permettent aux gens de se reconstruire dans leurs rapports aux autres et de rebâtir des formes de solidarité ?

Autour de l'insertion

La démarche de ce « croisement des savoirs » va sans doute se disséminer dans la société, parce qu'elle correspond à des demandes sociales. Par exemple, autour des pratiques d'insertion. Depuis plus de vingt ans qu'elles se développent, il n'y a guère eu de « visibilisation » des savoirs et savoir-faire qu'elles produisent.

J'ai fait des recherches sur les entreprises d'insertion, les régies de quartier, les associations intermédiaires, etc. Des tuteurs accompagnent des jeunes dits en difficulté, des chômeurs de longue durée, des personnes déstructurées parfois par leur vie : certaines de ces démarches réussissent incontestablement à recréer des sujets actifs, reprenant confiance en eux, dans leurs capacités, mais on ne sait pas vraiment comment tout cela advient. Il y a très peu de recherches sur ces sujets pourtant cruciaux. Comment s'opèrent les transmissions de savoirs et de savoir-faire ? Comment se crée la confiance ? Que sont ces relations de compagnonnage ? Il y a lé un immense champ en friche dans les pratiques d'insertion. Il faudrait rendre visibles ces savoirs, les requestionner, et donc permettre leur réappropriation par les gens.

De même toutes les pratiques d'insertion ne cessent de tendre vers des démarches de plus en plus individuelles : on parle de parcours personnalisé d'insertion, de trajectoire personnelle d'insertion, etc., toutes choses sans aucun doute nécessaires mais qui occultent le registre des dynamiques collectives et la nécessaire articulation entre l'approche individuelle et ces démarches collectives. L'un des problèmes essentiels des personnes en insertion est leur solitude, leur isolement, leur repli sur elles-mêmes. La question de leur socialisation devient essentielle et exige de prendre en compte l'idée de nouveaux lieux de socialisation, de paroles, de rencontres. C'est bien ce qui a été réalisé dans cette démarche de socialisation par la production du savoir. Apprentissages, savoirs, échanges de savoirs, socialisation, solidarité constituent des enjeux fondamentaux qui doivent être conjugués ensemble. Dans ce livre, des pistes nous sont livrées pour renouveler les pratiques d'insertion par des espaces de socialisation où les personnes puissent produire de manière collective des savoirs, des savoir-faire, des représentations sur ceux-ci. Les quartiers dits en difficulté devraient ainsi être des territoires de co-apprentissage, de légitimation de savoirs et de savoir-faire qui sont tenus pour mineurs. L'échec des politiques de la ville peut être interprété dans ce sens : les élus, les experts, les acteurs sociaux ne fondent que très peu leurs interventions sur la compréhension fine des mondes vécus des gens, sur leur authentique participation aux actions urbaines. Celles-ci devraient, nous semble-t-il, être une co-production, des apprentissages croisés où se valident et s'acquièrent des savoirs. Il faudrait ainsi reprendre en compte ce monde vécu, les relations quotidiennes, les itinéraires journaliers des personnes, leur appréhension de l'espace et du temps, leurs capacités et leurs compétences et n'envisager un développement social urbain que comme cette co-production avec les habitants. Permettre la réappropriation du quartier comme un espace digne et rempli de valeurs suscite la création d'identités non plus régressives mais tendues vers le changement social. L'identité n'est plus celle d'une appartenance subie mais celle d'une appartenance assumée qui est levier d'actions et d'une trajectoire collective.

Discrimination positive

Les débats sur la discrimination positive sont liés à ces questions. Par la discrimination positive, on privilégie - on cible, dans le langage administratif - des catégories de personnes, des espaces plus démunis pour leur redistribuer davantage qu'aux autres ou leur donner un avantage (dans l'embauche, la formation) afin de les ramener au plus prés de la condition des autres personnes et espaces. C'est la mise en œuvre d'une certaine équité qui se substitue aux principes d'égalité. Ce faisant, ces discriminations qui sont menées à partir de critères toujours relatifs (être inemployable, par exemple) ou de différenciation (être immigré, par exemple) peuvent conduire au risque d'un renforcement de la stigmatisation de ces groupes ou de ces espaces. Ceux-ci ne sont plus représentés qu'en termes de manques ou d'incapacités (« tels qu'ils sont, ils ne peuvent pas être employables »). Tout d'abord, c'est un processus qui se fait au regard des normes dominantes dont on a vu qu'elles devaient être déconstruites. L'inemployabilité résulte aussi des politiques des entreprises, des rapports de force entre groupes sociaux sur le marché de l'emploi et n'est pas seulement inhérente aux personnes. Ensuite, les perspectives de discrimination positive peuvent être inversées si celle-ci est entendue comme favorisant un nouveau regard sur ces personnes et ces espaces : d'une part, des potentiels cachés, des capacités non légitimes, des ressources sont là mais qui ne peuvent se déployer ; d’autre part, des personnes n’ont pas pu développer ces ressources à cause d'un certain nombre de raisons sociales ou familiales et la société doit s'engager à les aider à en favoriser l’épanouissement. Les cadres qui accèdent à un emploi disposent assez facilement de quelques mois pour se familiariser avec leur entreprise, pour en apprendre les rouages, les procédures, la culture, pour développer de nouveaux savoir-faire mais on ne donne pas des facilités équivalentes à des personnes qui commencent une expérience professionnelle avec un CAP. Est-ce qu'on permet aux personnes de bas niveau de qualification d’avoir un temps d’apprentissage de l’entreprise ?

Bernard Eme

Bernard Eme travaille au Centre de recherche et d'information sur la démocratie et l'autonomie (CRIDA) et est maître de conférences en sociologie à l'Institut d'études politiques de Paris. Il s'intéresse aux politiques d'entreprise, au développement social et à l'emploi. Il est l'un des promoteurs en France d'une économie solidaire. Il est intervenu comme discutant au colloque de la Sorbonne (avril 1999) consacré au « croisement des savoirs. » dont il a été rendu compte dans le n° 170 de la Revue Quart Monde.» Le programme Quart Monde/Université a illustré la prise en compte du monde vécu par le croisement des savoirs. Quelles en sont les principales caractéristiques ? Cette démarche devrait éclairer d'autres pratiques sociales.

CC BY-NC-ND