Les plus pauvres portent des écrits sur eux

Arlette Farge

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Arlette Farge, « Les plus pauvres portent des écrits sur eux », Revue Quart Monde [Online], 174 | 2000/2, Online since 05 December 2000, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2146

Intervenant lors du colloque « La pauvreté saisie par le droit » (Dijon, décembre 1999), sur le thème « Les pauvres, société nomade et précaire au 18ème siècle », l'auteur s'est attachée à montrer que des formes de lien social, si ténues et dérisoires soient-elles, sont chargées de sens pour des personnes très pauvres. En témoignent ces écrits qu'elles portent sur elles en permanence durant leur vie et qu'on ne découvre qu'après leur mort.

Index de mots-clés

Histoire, Mémoire

A partir des procès-verbaux de levées de cadavres et des archives des dépôts du greffe, nous disposons d’une source étonnante : ceux qui sont morts sur la route, au village ou sur leur lieu de travail, de mort subite ou accidentelle, retrouvés noyés en rivière ou sur le bord des berges, tombés d’arbres ou écrasés par des charrois... sont emmenés chez le procureur fiscal où leur corps est décrit, en même temps que leurs vêtements, pour identification. Plus intéressants sans nul doute sont les objets qu’ils portent sur eux, et surtout la quantité d’écrits qu’ils détiennent. Eux qui sont vagabonds, fuyards, la plupart du temps dans des situations extrêmement proches de la pauvreté, illettrés ou soldats en fuite, portent sur eux quantité de billets, morceaux de lettres ou de livres, certificats mi-imprimés mi-manuscrits, adresses, inscriptions diverses. Leur corps est marqué par l’écrit, eux qui ne possèdent pas la culture de l’écrit. Toutes ces missives, ces morceaux d’écriture renvoient de façon éclatée et inorganisée à une multiplicité de types d’appartenance plus ou moins éphémères, signifiant hautement un mode d’être qui témoigne de liens et de possibles réseaux. Les écrits vont ainsi du billet à la lettre, aux pense-bêtes, aux inscriptions de commande, aux lettres de bonne conduite, à quelques comptes ou passeports ou même à ces bracelets de papier parchemin entourant les poignets où sont marqués nom et provenance et parfois quelques autres mots. Tout cela conservé et donc lisible pour l’historien qui veut bien ouvrir ces liasses.

Ce sont là des actes d’écriture à l’importance quasi vitale pour ceux qui les portent : ainsi des êtres peu lisant portent sur eux des formes diverses d’écrits qui vont des plus subtiles (lettre d’amour) aux plus frustres (carte à jouer avec chiffre), des plus administratives aux plus surprenantes (confession de péché, lettre de parents, billet de chagrin ou de suicide). Ce n’est pas tant le contenu de ces écrits qui m’intéresse ici mais la manière dont ces écrits d'êtres en marge, nomades et paupérisés, fabrique un semblant d’ordre dans leur vie.

Les papiers de type identificatoire sont nombreux. Délivrés par une administration religieuse, militaire, hospitalière ou de pouvoir local, ils témoignent du besoin d’être défini comme étant d’un lieu et passant officiellement d’un lieu à un autre, en restant rattaché. Les bureaux de charité, les curés, les maires, les syndics délivrent certains de ces écrits. D’autres portent sur eux extraits de baptême ou certificats de mariage comme preuves d’existence.

D’autres papiers relèvent de l’insertion, fut-elle fugace, dans une activité économique : ce sont des commandes de marchandises, des lettres de réception de biens, des messages de marchand, des bribes de calcul, des adresses pour porter des colis. Ici s’entrevoient des types de relation très fragiles par la voie de la commission ou de la course à faire pour autrui.

Et puis il y a encore tous ces morceaux d’imprimé, almanachs, catéchismes, livres d’heure, prières accrochées à un livre, ou objets d’écriture accompagnés de chansons « faciles et obscènes » comme il est dit.

Plus personnelles et émouvantes sont les lettres qui relèvent d’une intimité saccagée : lettres de demande de pardon, billets d’amour, demandes d’amour, confessions, lettres d’adieu avant de mourir, demandes de compassion. Dans ce monde morcelé de l’écrit morcelé, on se situe dans ce que, dans un bel article paru en 1996 dans la revue Enquête n°3, Paul Veyne appelait « l'histoire des faibles intensités », celle que les historiens ne savent pas faire ou n’entreprennent pas de faire. Nous sommes en effet ici dans un infra-monde scripturaire porté par des gens analphabètes qui témoigne d’appartenances au monde diversifié de la société, appartenances qui sont elles-mêmes très faibles mais très signifiantes. La nécessité vitale les exige. Ici, ces êtres de misère montrent qu’ils vivent dans l’urgence du « un peu » : être un peu d’ici, un peu de là, avoir été quelque temps ici puis là. Ce « un peu » n’est pas une notion scientifique, historique ou philosophique. Ici il s’agit d’un ordinaire des jours aux accents dramatiques et aux signes de reconnaissance de faible intensité. Comme l’écrit Paul Veyne, l’écriture réside davantage dans « l'ordinaire des jours que dans le sacrifice suprême ». Ici l’ordinaire des jours est bien aussi ce type de relations à la fois existantes et extrêmement faibles vis-à-vis d’institutions éclatées de divers pays, mais qui rassemblées sur un homme, sur son corps, fabriquent une idée forte d’appartenance. Ce peut être un aveu porté sur ce corps, avec une infinité de relations non administratives, tissées avec autrui, la famille, l’environnement et le travail.

Ainsi sont ce corps itinérant qui est le lieu identitaire de l’homme pauvre, la séparation qui est sa vie, son mode de vie inscrivant dans ses poches, par l’intermédiaire d’écrits minuscules, autant d’attentes déçues que de bonheurs fracassés.

Arlette Farge

Arlette Farge est historienne, directrice de recherche au CNRS et auteur de nombreux ouvrages.

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