Acquérir une intelligence nouvelle

Jean-Marie Lefevre et Martine Le Corre

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Jean-Marie Lefevre et Martine Le Corre, « Acquérir une intelligence nouvelle », Revue Quart Monde [En ligne], 174 | 2000/2, mis en ligne le 05 décembre 2000, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2150

Réalisé dans la confiance réciproque, le croisement des savoirs venus de l’école, de la vie et de l’action ouvre à une autre approche. En témoignent deux des coauteurs du mémoire « Libérer les savoirs »1, rédigé au cours du programme Quart Monde/Université (voir notre numéro 170)

Index de mots-clés

Croisement des savoirs

Jean-Marie Lefevre : Sortir du carcan et s'autoriser à dire « Je »

J’ai appris que je pouvais réfléchir, étudier des auteurs. L’écriture m’a forcé à me dominer. Il y avait des moments où je ne croyais pas en moi. Avec l’écriture, j’ai alors pris du recul. Ecrire, c’est laisser des traces, exister. L’écrit relie les hommes entre eux, par lui je deviens membre d’une communauté. C’est un outil qui aide à donner une nouvelle lumière aux personnes. En écrivant, je garde la mémoire, je fais revivre des êtres. Je ne pourrai pas dire tout ce que nous avons appris, mais nous avons appris que le savoir pouvait nous libérer.

Nous sortons du carcan dans lequel nous, les pauvres, nous sommes enfermés : se sentir utiles, ne plus dépendre de la pensée ou des idées des autres, être libres de choisir ses engagements. L’accès aux savoirs reconnus est la condition préalable à la libération de la misère. Il y a diverses étapes qui mènent vers un savoir libérateur : aller à la rencontre des personnes qui vivent la même situation que nous ; apprendre à se connaître, sentir les pierres d’attente, se reconnaître le droit d’exister, exiger une relation réciproque entre les personnes, où chacun s’autorise à dire « Je »

Martine Le Corre : Avec d’autres, transformer le vécu en savoir

Lorsque nous avons abordé, dans le cadre de la recherche, les savoirs vécus, nous avons dit dans un premier temps : « Mais on ne sait rien, en fait, on ne peut parler que des savoirs du manque ». Puis, en réfléchissant, en questionnant, en interviewant d’autres personnes très pauvres, nous nous sommes rendu compte que si nous pouvions nous exprimer sur nos manques, nous savions mieux que quiconque, du fait de tous ces manques, dire ce que cette vie de misère nous avait coûté de souffrance, d’énergie à développer pour survivre.

Par exemple, à propos du chapitre sur le savoir scolaire qui pour nous est un savoir essentiel. Les universitaires minimisaient l’importance que nous lui attachions. Il nous a fallu démontrer combien, lorsqu’on ne sait ni lire ni écrire, il était difficile d’entrer en relation avec d’autres, de se projeter dans l’avenir, de soutenir ses propres enfants. C’est cela notre savoir de vie. Avec cette expérience douloureuse de l’école, nous savons qu’il n’est pas aussi simple de dire : « Ne pas savoir lire ou écrire n’est pas si grave, on peut se rattraper sur autre chose ».

La vie de misère devient « savoir » quand on a la chance qu’elle soit mise en lien avec d’autres savoirs, quand il y a une construction ensemble. La vie de misère devient « connaissance » si l’on accorde à celui qui la vit d’aller au-delà du simple témoignage ; si l’on respecte le temps de travail sur soi qui lui est nécessaire pour comprendre et maîtriser ce qu’il vit, pour enfin l'analyser et en tirer des enseignements. Cela suppose en effet un véritable travail sur soi, une mise en dialogue avec d’autres qui ne soit pas dans une relation de dépendance.

Nous avons découvert combien nous étions conscients du pouvoir des mots, de l’instruction. Lorsque celui qui détient ce « savoir » n’écoute pas ce que l’autre pourrait dire, cela tend à enfermer le plus pauvre et à le maintenir en état de dépendance. Cela aussi, notre vie de misère nous l’a appris.

Au début du programme, je ne pouvais pas accepter que l’on dise que le « savoir intellectuel » pouvait être oppresseur. Aujourd’hui, j’accepte car on pourrait penser que l’on n’a rien à apprendre de nous, les pauvres, mais qu’au contraire, nous avons besoin d’être éduqués. Là, pour moi, le savoir de l’autre est oppresseur. Mais j’ose penser que vous n’êtes pas tous des oppresseurs et que le dialogue établi avec les pauvres, les connaissances qu’ils partageront avec vous, seront autant de leçons de vie qui, plus profondément que n’importe quelle théorie, façonneront la sensibilité, les valeurs, les convictions, les refus, les révoltes. Tout ceci viendra en complément de votre propre savoir.

Ces savoirs vécus conscientisent quand on sait qui on est, quand on devient acteur responsable de sa vie. On s’aperçoit que des choses doivent changer. C’est alors que nous faisons l’expérience de la solidarité avec d’autres, d’abord dans notre propre milieu, puis avec d’autres groupes sociaux. Là nous pouvons ensemble nous engager, car seul nous ne pouvons rien. Transformer le vécu en savoir par la réflexion avec d’autres ! Quand nous avons ce bonheur - ce droit de pouvoir réfléchir sur notre propre vie, d’en tirer des enseignements, de dialoguer avec d’autres - cela permet de se déculpabiliser, de transmettre à nos enfants et à notre entourage que, de la misère, peuvent sortir des connaissances et des forces. Réfléchir sur sa vie, c’est une façon de se libérer de la misère, c’est aussi guérir d’un mal dont se sentent coupables ceux qui la vivent.

1 Cf  « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble », Ed. Quart Monde/Ed. de l’Atelier, 1999, 525 pages.
1 Cf  « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble », Ed. Quart Monde/Ed. de l’Atelier, 1999, 525 pages.

Jean-Marie Lefevre

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Martine Le Corre

Jean-Marie Lefevre et Martine Le Corre sont militants du Quart Monde, l’un à Cherbourg, l’autre à Caen (France)

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