Les savoirs sur la misère

Michelle Perrot

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Michelle Perrot, « Les savoirs sur la misère », Revue Quart Monde [Online], 174 | 2000/2, Online since 05 December 2000, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2154

L'émergence de savoirs élaborés sur la misère avec le concours de ceux qui la vivent renouvelle la connaissance. L’auteur en témoigne. Elle donne aussi son point de vue sur les risques d'ambiguïté de certaines notions utilisées ou sur leur pertinence pour aujourd'hui.

Index de mots-clés

Connaissance, Epistémologie

Le livre « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble » représente un capital de connaissances irremplaçable. Il est le fruit d'un effort hors du commun qui m'a beaucoup impressionnée. Au début du 20ème siècle, un leader ouvrier, Fernand Pelloutier, a écrit : « Ce qui manque à la classe ouvrière, c'est la science de son malheur ». Ici, il y a quelque chose d'équivalent, la science de la misère. C'est important d'en saisir le sens et la portée. L'élaboration de savoirs issus de leur expérience vécue de la misère a permis à ces acteurs-auteurs une nouvelle prise sur leur propre existence. Ils ont pu faire de leur vie une création, véritable déni de misère.

Les moyens employés ? Le récit de vie. Il y a là un grand savoir sur les récits de vie, chers à Daniel Bertaux qui a beaucoup réfléchi là-dessus. Il me semble que le récit de vie devient ici récit de famille. Je me suis d'ailleurs posé la question : combien de générations peuvent-elles être touchées par la mémoire des pauvres ? Dans les milieux privilégiés, on essaie de remonter le plus loin possible, on arrive à trois générations. Les plus pauvres, jusqu'où vont-ils dans leur mémoire ?

La souffrance, enjeu de mémoire

Autre moyen employé : l'écriture. Celle-ci est à la fois indispensable et douloureuse. Indispensable comme l'a bien exprimé un de ces acteurs-auteurs, Jean-Marie Lefèvre : « L'histoire est une écriture, et sans l'écriture il n'y a pas d'histoire ». C'est une phrase très profonde. Tandis que l'oral se perd, l'écriture demeure, elle a un aspect plus matériel et plus solide. Je crois qu'on le comprend assez bien. Mais son processus de production est à la fois douloureux et aplanissant. Il ne faut pas oublier qu'il y a là des enjeux de mémoire considérables. Il ne s'agit pas de ressasser sa souffrance mais de se rappeler que cette souffrance a existé et d'en passer le souvenir à d'autres, sans quoi précisément il n'y aurait pas d'histoire. Justement il ne faudrait pas gommer ces temps de souffrances et les conflits qu'ils engendrent. C'est là, de ma part, une critique interrogative. Il me semble qu'à vouloir montrer que malgré tout on s'en est sorti, ce qui est légitime, on aboutit parfois à livrer une réalité pacifiée. On atteint probablement cette paix par ce travail même d'écriture qui est une lutte contre l'adversité, mais dans la présentation qu'on en fait peut-être ne faut-il pas trop aplanir, trop édulcorer. L'exposé des difficultés rencontrées, des conflits inévitables - comment cela pourrait-il être autrement ? - entre des groupes et même entre des personnes, qui aboutissent parfois au découragement, fait partie de la recherche et du travail même de la démarche de mémoire. C'est sans doute l'aspect le plus intéressant. Quand on bute sur des obstacles, quand on est affronté à des problèmes, il ne faut pas avoir peur de le dire. Les récits ont parfois perdu quelque chose en voulant trop insister sur le résultat auquel on est parvenu. Ceci dit, les enregistrements bruts des entretiens qui ont été réalisés, il ne faut pas les détruire. Evidemment vous pouvez décider que c'est secret et ne pas vouloir les communiquer, vous avez droit au secret de votre mémoire et cela vous appartient absolument, mais pensez à ce qui doit rester pour d'autres.

Le savoir produit : l'importance de la famille

Il est dit dans vos textes que le couple, c'est un projet. Au moment où j'ai lu ça, j'étais en train d'écrire pour un dictionnaire un papier sur le couple, et j'ai modifié mon texte après vous avoir lus. Parce que la représentation que nous avons habituellement du couple est celle des classes moyennes. Or le couple n'est pas du tout vécu de la même façon dans les milieux de la misère. J'ai fait référence à votre travail. Ce qui m'a beaucoup frappée, c'est la souffrance extraordinaire que représente le « placement » des enfants, un terme qui revient souvent dans vos écrits. La DDASS1 est souvent représentée comme l'ennemi principal. Voilà un aspect de la culture familiale de la misère dont le rapport avec les normes véhiculées actuellement par l'administration n'est pas simple. La notion d'intérêt de l'enfant est juste, elle est l'aboutissement d'une réflexion. Mais il y a aussi des souffrances irréparables produites par des retraits d'enfants qui n'auraient peut-être pas dû se faire. Alors comment votre savoir nourri de votre culture familiale va-t-il pouvoir agir sur les pouvoirs publics, être transmis et reçu par les travailleurs sociaux ?

Par contre la question des rapports masculin-féminin me paraît à la fois très présente et très peu explicitée. Il y a une souffrance particulière aux filles et aux femmes. Certes, dans les milieux défavorisés, les mères sont d'autant plus des personnages centraux que les familles sont nombreuses. Mais est-ce que les femmes ont été assez entendues dans leur souffrance particulière due parfois à la domination masculine ? Il ne s'agit pas de faire que les hommes se sentent plus coupables, mais de prendre en compte le droit des femmes de réfléchir à elles-mêmes en tant que femmes, c'est-à-dire dans une société à domination masculine.

Un retournement réussi, mais...

Faire connaître les savoirs nés de la misère ! Là je pense que vous auriez des suggestions à formuler. Je vais néanmoins poser des questions. Ne faudrait-il pas aller plus loin que la transmission de récits de vie ? Pourquoi ne pas envisager un « Que sais-je ? » ou un « Découvertes Gallimard »2, avec des photos, des paroles, des témoignages et des analyses ? Et pourquoi ne pas vous exprimer sur Internet, à égalité avec les savants scientifiques ?

Parmi les pouvoirs publics, certaines instances peuvent peut-être aujourd'hui se montrer plus réceptives pour vous entendre, du côté des Affaires sociales ou de l'Observatoire de la parité par exemple.

Peut-être faudrait-il avoir encore plus de rigueur vis-à-vis de ces savoirs, et là, c'est au pôle scientifique de jouer son rôle, par exemple dans le domaine historique. Ainsi pour la notion de peuple que vous utilisez, il faut dire et redire que c'est une notion construite, variable, qui n'a pas toujours le même sens. Telle qu'elle est élaborée au 19ème siècle, elle convient très bien pour la culture d'ATD Quart Monde. Il y a là plus qu'une coïncidence. Parce que les populistes du 19ème siècle ont « héroïsé » le peuple, ils en ont fait leur porte-parole, leur héros. Ils ont fait du peuple le porteur de projets d'avenir. Or c'est ce que vous recherchez aussi. Il y a eu en direction du peuple un véritable transfert de sacralité quasi religieuse. Les romantiques l'ont dit : le Christ se fait peuple. Et on comprend bien que le père Joseph Wresinski ait pu avoir cette notion du peuple comme sauveur. Mais il faut dire qu'il peut y avoir des usages dévoyés de la notion de peuple. Il faut faire très attention à cela. Il y a même des usages réactionnaires de la notion de peuple, par exemple le nationalisme allemand, voire le culte des racines de temps en temps, le folklore quelquefois. Il faut se méfier de cet aspect passéiste. La notion de peuple telle qu'elle est aujourd'hui dans la culture du Quart Monde a émergé autour du père Joseph Wresinski dans les années 1950-1960, au temps des bidonvilles et du camp de Noisy-le-Grand... Est-ce qu'aujourd'hui cette culture-là convient pour connaître la pauvreté, les banlieues, les jeunes, la violence, l'immigration ? C'est une question que je me suis posée.

Je conclurai en disant que vous avez réalisé une expérience irremplaçable et admirable que vous devez être très fiers d'avoir vécue. Ce fameux « retournement », vous l'avez vraiment réussi à tous points de vue, par les savoirs produits, par les interactions. Il y a cependant encore une chose qui me laisse interrogative : la notion de guide. Vous en avez eu un et vous le respectez, c'est normal. Faut-il chercher à le remplacer ? Ce n'est pas sûr. Parce qu'un autre temps est venu où chacun dans un groupe pluriel doit être le guide des autres. La multiplicité des acteurs, c'est très important. Là aussi la notion de guide peut être très rétrograde, réactionnaire.

1 En France, direction départementale de l’action sanitaire et sociale.
2 Il s’agit de collections en format poche, présentant l’essentiel des connaissances sur des sujets divers.
1 En France, direction départementale de l’action sanitaire et sociale.
2 Il s’agit de collections en format poche, présentant l’essentiel des connaissances sur des sujets divers.

Michelle Perrot

Michelle Perrot est historienne, professeur émérite à Paris VII, et auteur de plusieurs ouvrages dont « Les femmes ou les silences de l'Histoire » (Flammarion, 1998). Elle est intervenue comme discutante au colloque Quart Monde-Université consacré au « croisement des savoirs » (La Sorbonne, avril 1999)

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