Apprendre à New York

Clare McCarthy

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Clare McCarthy, « Apprendre à New York », Revue Quart Monde [En ligne], 174 | 2000/2, mis en ligne le 05 décembre 2000, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2163

S'engager au sein d'une communauté pour révéler les capacités d'apprendre des enfants et des jeunes les plus pauvres, c'est créer des liens de partenariat avec leurs parents. Une relecture du livre de Vincent Fanelli « The human face of poverty. A chronicle of urban America » (1990, New York, The Bootstrap Press)

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Education, Ecole, Enseignement

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Etats Unis d'Amérique

Aller plus avant pour appréhender les besoins des pauvres, au-delà des méthodes traditionnelles de l’assistance, saisir leurs difficultés, cela ne peut se faire qu'en vivant et en travaillant avec eux, en proximité, pour devenir familier des défis qu’ils rencontrent et comprendre ce qu'ils endurent dans l’extrême pauvreté.

Le livre de Vincent Fanelli en est une illustration. Il révèle la vie partagée de volontaires d’ATD Quart Monde avec des familles habitant dans le Lower East Side de Manhattan, à New York, du milieu des années 1960 jusqu'à la fin des années 1970. Au début de cette période, les Etats-Unis s'étaient mobilisés dans une « guerre contre la pauvreté » et, dans ce quartier comme dans d'autres semblables, beaucoup de programmes sociaux avaient été mis en place.

Des livres, au cœur de la violence

Lorsque les premiers volontaires y sont arrivés, ils ont tout de suite été frappés par la faible fréquentation scolaire de nombreux enfants, malgré le caractère gratuit des écoles publiques. Leur intuition a été de s'investir dans l'animation d'une pré-école. La manière de procéder de Bernadette Cornuau, la première volontaire, fut assez inhabituelle. Elle chercha d'abord un logement dans le quartier, pour pouvoir apprendre "de l'intérieur" la vie de ses habitants. Puis, pour intéresser des familles à ce projet de pré-école, elle choisit de les rencontrer personnellement en faisant du porte-à-porte pour en parler à chacune d'elles. Ce faisant, elle voyait les parents qu'elle espérait atteindre et créait d'emblée avec eux une base de communication dans la confiance.

« Surtout, je voulais rencontrer les familles dans leur logement... J'apprenais comment établir avec elles des relations pleines de respect, qu’elles pouvaient comprendre. Je les visitais les soirs et les dimanches pour qu'elles ne me prennent pas pour une assistante sociale venant se mêler de leur vie ».

La pré-école fut aménagée dans deux sous-sols mitoyens d’un bâtiment de la 4ème rue, avec une section « travaux manuels » et une section « bibliothèque ». Les volontaires ont commencé par y accueillir des enfants de 4 à 12 ans et furent bientôt introduits par eux dans la vie de leurs familles. « Il y avait du sang partout sur sa tête ; je regrette qu'il soit mort ; je l'aimais ». « Ne le laisse pas entrer, sa mère est une prostituée ; elle sort avec beaucoup d'hommes. » « Elle a pris une overdose et on a trouvé cinq sachets de drogue dans le corridor. »

Ces quelques propos montrent que ces jeunes enfants étaient exposés à un monde extrêmement cruel. Pour eux, la violence était omniprésente : « Le magnétophone coûte cher. Fais attention, quelqu'un pourrait te tuer pour l'avoir. »

Elle imprégnait leur comportement : ils avaient peur, étaient agressifs, de mauvaise humeur, en colère, fatigués. Parfois ils faisaient exprès de causer des troubles, de détruire du matériel, de se battre.

Ainsi José, arrivé à la pré-école à 5 ans. Sa maman était venue seule à New York avec ses trois jeunes enfants, pour fuir un mauvais mariage. Il ne pouvait pas rester tranquille. Même assis, tout son corps semblait en mouvement et la transpiration inondait son visage. C’était dur pour lui de se concentrer sur une activité. Il allait de l’une à l’autre. Il pensait toujours à la nourriture. Pendant la pause, il remplissait sa bouche de gâteaux comme s’il avait peur d'en manquer. A la maison, il avait la charge des plus petits quand sa mère était absente ; il était capable de faire chauffer le lait sur la cuisinière pour le biberon du bébé. A considérer l’instabilité et l’insécurité de son milieu de vie, on pouvait mieux comprendre le comportement de José. Mais un instituteur, confronté à sa fureur sans connaître son histoire, aurait du mal à y parvenir. Aurait-il les moyens de prendre de la distance par rapport aux idées stéréotypées qui tendent à blâmer certains parents pour les difficultés de leurs enfants ?

Quand José pouvait participer à une sortie à la campagne organisée pour les enfants de la pré-école, ce nouvel environnement semblait avoir sur lui un effet positif. Après quelques jours, il devenait plus calme grâce à la beauté et la sérénité des lieux.

Autre exemple : Aïda Silva. Venue à la pré-école à 3 ans, elle était à peine capable de parler. Son père avait été tué par une balle perdue et sa mère semblait n’avoir pu surmonter cet événement. Cependant Aïda a peu à peu réalisé des progrès. Au bout de trois ans à la pré-école, elle fut capable de rattraper ses camarades et d’entrer au cours préparatoire.

Moya, une des volontaires, parle de l'aversion des enfants envers les livres, d'un sentiment d'étrangeté à la lecture lié peut-être à des échecs antérieurs ou à une incapacité de se concentrer. A de multiples occasions, des enfants parmi les plus âgés ont déserté la pré-école après avoir, par rage, tout mis en désordre. Mais ces mêmes enfants sont toujours revenus plus tard pour implorer Moya de les laisser aider à ranger. En fait, la pré-école était devenue un lieu de refuge pour les enfants. Lorsqu’une fois, elle fut fermée pour quelques jours, ils venaient frapper chez Moya en lui demandant quand elle serait rouverte. Elle leur procurait une paix qu’ils ne connaissaient pas ailleurs. Les parents ont raconté par la suite que leurs enfants faisaient des progrès en lecture, même si cet apprentissage ne faisait pas partie du programme de la pré-école. Là, dans une atmosphère tranquille et calme, les enfants étaient en mesure d’établir une nouvelle relation positive avec les livres et de les faire entrer dans leur vie.

Un microscope, dans l’angoisse

La pré-école ayant eu du succès, l’équipe des volontaires décida d’ouvrir un centre pour adolescents où ceux-ci pourraient se rencontrer ailleurs que dans la rue. Ils espéraient pouvoir leur offrir des occasions d'apprendre quelque chose. L’auteur, Vincent Fanelli, en assurait lui-même l'animation. Les jeunes qu’il avait réunis paraissaient impénétrables : rien ne semblait les intéresser. Mais, quand il lui était possible de saisir un moment favorable, ils se révélaient en fait captivés par les miracles de la science.

Une fois, il leur a apporté un microscope. Ils pensaient qu’il s’agissait là d’un instrument sans grand intérêt. Vincent ne se laissa pas décourager. Un des jeunes, Larry, proposa de regarder une goutte de sang sous le microscope. Vincent accepta à condition que se soit lui, Larry, qui offre de donner une petite goutte de son sang. Vincent allait ainsi introduire la contribution des jeunes à ce processus de leur propre apprentissage. « Tout à coup on voyait apparaître les cellules rouges et on entendit un cri de surprise de Larry. Voilà qu'il venait de voir quelque chose qui faisait partie de sa propre vie... à laquelle il n'avait jamais pensé. Il voyait de tout près comment la science était reliée à sa vie, d'une façon qu'il n'aurait jamais crû possible. Cela a tout de suite suscité la curiosité et le désir d'apprendre davantage ».

La semaine suivante, Vincent apporta un microscope stéréoscopique. « Après avoir discuté du coût de ce microscope et comment j’avais pu me le procurer, les jeunes commencèrent à regarder ces images à trois dimensions... ». « Regarde ce morceau de sel, il est comme un cube de glace ». « Regarde ce chiffon, il ressemble à un tricot ». « Je me demande comment on pourrait voir une fermeture Eclair »...

Vincent a trouvé la formule magique pour non seulement capter l’attention de ces jeunes mais aussi réussir à la retenir. Il utilisait des matériaux simples pour faire des essais scientifiques compliqués. Par exemple, il leur montrait comment faire un moteur électrique avec des bouchons, du fil de fer, des épingles, une lampe à piles et deux petits aimants ; ou une loupe miniature en trempant dans de l'eau une boucle de fil de fer ou de cuivre. Il a fait surgir l’intérêt des jeunes en leur laissant du matériel pour faire des expériences. L’un d’eux a joué avec les propriétés de la lumière et de la couleur. Il a diffracté la lumière en utilisant un projecteur de diapos et un flacon rempli d’eau ; il a "mélangé les couleurs" en utilisant du papier coloré et la poulie d’un vieux moteur.

Vincent écrit : « Même si je n'avais que quatre ou cinq jeunes à la fois, je trouvais ces séances aussi fatigantes que si j'avais eu à enseigner à un plus grand nombre dans un environnement ordinaire ». Chacun avait constamment besoin que l'attention soit centrée sur lui.

La durée de la capacité d'attention était limitée. Leur faire valoir que la formation était une chose dont ils auraient besoin à l'avenir, c'était comme si on leur promettait qu'un portefeuille laissé au coin d'une rue y serait encore une heure plus tard. Dans leur environnement, la première inquiétude est la survie quotidienne : il n'y a pas de place pour un investissement à long terme.

D’abord les enfants, au cœur des parents

Une jeune mère avec sept enfants dans un appartement presque vide (une table, quatre chaises et un vieux poste de télévision) dit à Moya : « Je ne sors jamais. Ils nous tueraient pour un sou dans cette rue ». Les services sociaux avaient peut être pensé qu'elle n'envoyait pas ses enfants à l'école par indifférence à leur bien-être. En fait, c'était juste le contraire. Vincent pose la question : « Comment peut-on convaincre des parents que l'éducation est un droit si survivre est leur préoccupation la plus importante ? ».

Les institutions gouvernementales ne sont pas seules à mal interpréter l’activité ou l’inactivité des pauvres. Même des membres de leur propre communauté sont capables de les condamner. Comme certains parents ne venaient pas aux réunions organisées à la pré-école pour créer une relation communautaire avec eux, d’autres parents - qui avaient assez de stabilité dans leur vie pour participer à ces réunions- se montraient frustrés, fâchés et pleins de ressentiment envers les absents. Un père de famille disait même : « Ils ne viennent pas parce qu'ils ne s'intéressent pas à leurs enfants ».

Même les militants d'associations locales, qui ont les meilleures intentions pour renforcer les liens de voisinage entre les habitants, ne sont pas habitués à cette façon de vivre. Pour pouvoir s’occuper de ceux qui s'absentent de l’école et de ceux qui ont de mauvaises notes, ces militants proposent que la communauté contrôle davantage l’éducation des enfants. L’idée semble magnifique. Mais la première chose à faire, la plus importante, c'est d'arriver à contrôler sa propre vie : avoir une stabilité financière, un emploi sûr, un appartement vivable. Sans ces sécurités, comment s'investir encore pour contribuer à la bonne marche de la scolarité ? Ces militants prescrivent ce qu'ils jugent favorable pour la communauté, sans toujours connaître toute sa population et comment elle vit.

Vincent aborde un autre point : « Et si les parents faisaient un pas pour prendre un rôle actif dans l'éducation de leurs enfants, les écoles iraient-elles au-delà de leurs murs institutionnels pour les rencontrer à mi-chemin ? ». Cette notion de « mi-chemin » est importante. Le mi-chemin entre une école publique et les parents de classe moyenne est très différent du mi-chemin entre une école publique et les parents vivant dans la pauvreté.

A la pré-école, les volontaires accueillaient des parents qui venaient aider les enfants à faire leurs devoirs. Mais beaucoup de parents avaient eux-mêmes peu d’instruction. Très souvent, ils ne savaient ni lire ni écrire. Beaucoup avaient des difficultés avec la langue anglaise, du fait de l’isolement secrété par les grandes villes. Ils étaient alors limités dans l’aide qu’ils pouvaient apporter aux enfants et souvent, cela engendrait chez eux un sentiment d’incompétence. Un parent demanda à un volontaire : « Apprends-moi comment enseigner ma petite fille ».

Comment parents et instituteurs peuvent-ils former une communauté coopérante pour éduquer les enfants ? Le problème peut être résolu facilement par les gens de la classe moyenne : les parents ont assez de temps et d’argent pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants. Ils sont assez disponibles pour entrer dans des associations de parents et d'enseignants, et peut-être ont-ils même la possibilité de s'absenter de leur travail pour accompagner une sortie de classe, voire un spectacle organisé dans l’école... Cela est extrêmement difficile pour les familles les plus pauvres.

Un jour, une mère a reçu un bulletin l’avertissant que sa fille souffrait « d'un dysfonctionnement du cerveau ». Il s’agissait là d’une expression employée par les conseillers scolaires pour indiquer qu’un enfant a des difficultés à l’école. Mais la maman interpréta mal la note qui, selon elle, disait que sa fille avait un cerveau endommagé. Il faut donc tout faire pour éviter ce genre d'incompréhension entre l’école et les familles.

Pour cela, il y a quelques obstacles à surmonter

Le premier, ce sont les fausses représentations des pauvres et des causes de la pauvreté. Ces préjugés sont colportés par toutes sortes de personnes, législateurs, éducateurs, journalistes... qui souvent ont l’avantage de vivre dans la sécurité économique.

Le deuxième obstacle, c'est cette question : comment vraiment comprendre les besoins des plus pauvres et y répondre ? Des institutions comme le « Board of Education » offrent des connaissances relatives à tous, en principe. Mais, en réalité, existent des besoins spécifiques qui doivent être reconnus appréhendés avec des moyens appropriés. Les conditions de vie particulières de ceux qui vivent dans la grande pauvreté ne peuvent pas être ignorées.

Des partenaires dans la fidélité

Vers la fin de 1970, l'habitat dans le quartier s'était tellement dégradé que les réparations à entreprendre et les mises aux normes de sécurité auraient été trop coûteuses pour garantir aux propriétaires un profit acceptable. Des incendies se déclarèrent et des maisons furent démolies pour récupérer de l’argent auprès des assurances. La destruction massive du quartier a entraîné la fuite en catastrophe de beaucoup de résidents. Ceux-ci devenaient des réfugiés urbains, s’enfuyant d’un ghetto à l’autre, en quête de moyens de survie.

L'ancienne population partie, des investisseurs privés ont rénové le quartier. Une nouvelle communauté d’un niveau économique plus élevé y est arrivée. Les familles les plus pauvres avec lesquelles les volontaires s’étaient engagés étaient parties vers d’autres quartiers ou d’autres villes. Les volontaires d’ATD Quart Monde se trouvèrent alors face à une décision cruciale. Fallait-il rester sur place et continuer une action avec une population qui avait moins de besoins ? Ou fallait-il rester fidèles d'abord aux familles et aux personnes pour lesquelles ils étaient d’abord venus ? Ils ont suivi ces familles dans les divers endroits où elles s’étaient rendues, à Philadelphie, et surtout dans les plus pauvres quartiers de New York ( South Bronx, Harlem, Brooklyn et Queens). Dans leur nouvel environnement, quelques familles ont pris l’initiative de redémarrer des bibliothèques de rue, en relation avec des volontaires. Une Maison Quart Monde a été ouverte : ces familles s’y réunissent, quel que soit l'endroit où la vie les a conduites, pour continuer à contribuer à la vie et au combat du Mouvement ATD Quart Monde.

Clare McCarthy

Clare McCarthy est étudiante en anthropologie et développement de l'enfant à Tufts University (Massachusetts, USA). Elle fait actuellement un stage avec le Mouvement ATD Quart Monde à Boston.

CC BY-NC-ND