Formation, sens et réciprocité

Patrick Brun

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Patrick Brun, « Formation, sens et réciprocité », Revue Quart Monde [Online], 174 | 2000/2, Online since 05 December 2000, connection on 19 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2169

Qu'est-ce qui est formateur pour moi ? Telle est peut-être la question première à se poser pour mieux distinguer la formation de l'enseignement et mieux cerner quelles sont les fonctions d'un vrai formateur.

Index de mots-clés

Formation, Réciprocité

Ma manière de percevoir la formation des adultes est le résultat d'une construction des savoirs entre une expérience passée de formateur, mon engagement avec le Mouvement ATD Quart Monde, et la réflexion de type plus universitaire que j'ai menée dans le cadre d'études doctorales.

Pour rejoindre la dynamique du croisement des savoirs, chacun de nous est le produit de son histoire, de ses engagements avec des personnes qui vivent dans la misère, et de constructions intellectuelles, plus théoriques. Tout cela constitue le terreau de la formation. Dans ma vie, dans mon parcours, dans mon histoire, qu'est-ce qui a été formateur pour moi ? En posant cette question, on dépasse l'image qu'on a de la formation : recevoir des informations, même de très haut niveau, des techniques, des savoir-faire de base... Tant que ceci n'a pas pris corps dans nos propres vies et n'a pas rencontré l'expérience que nous avons, tant que ceci n'a pas suscité des transformations, de nouvelles perspectives, un nouveau regard sur notre environnement et sur nous-mêmes, tout ceci n'est pas encore formateur.

Donner sens au savoir reçu

L'enseignement c'est une transmission de savoir. La formation c'est autre chose. Aujourd'hui, on a de plus en plus tendance à dire que la formation des adultes qui ont quitté l'école obligatoire après 16 ans, renverse les perspectives que l'enseignement a créées dans les relations de maître et d'élève. Je citerai quelles sont les caractéristiques de l'apprenant adulte par rapport aux enfants :

  • D’abord, l'apprenant adulte a une expérience, un parcours, un trajet de vie, une histoire. Il n'est pas une page blanche sur laquelle on va écrire. La première matière à prendre en compte est sa propre vie.

  • La deuxième caractéristique est qu'il est un adulte. L'adulte est quelqu'un qui est capable de prendre l'initiative dans sa propre vie, de piloter sa vie et son action. Donc le premier pilote de la formation est la personne elle-même, ce n'est pas le formateur. Cela renverse l'ordre des pouvoirs. On va aider ces personnes à construire, à recadrer ou à faire évoluer leurs savoirs.

  • Troisième caractéristique : ce que l'apprenant adulte peut acquérir est directement lié à des pratiques. C'est-à-dire que ce n'est pas purement théorique. C'est relié à un champ de pratiques sociales, professionnelles...

Ce sont ces trois caractéristiques qu'il faut prendre en compte dans l'acte formateur.

L'apprenant adulte a donc une première matière sur laquelle il va travailler, c'est l'histoire de ses pratiques, de ses expériences, de sa vie. C'est l'élément fondamental. Cela va l'amener à une opération réflexive, c'est-à-dire à réfléchir sa propre vie, à se former. C'est sa propre vie que l'on met à distance. On ne peut travailler sur sa propre vie que si on la pose devant soi, que si on l'objective. On va alors identifier les expériences formatives de sa propre vie pour les mettre en relation avec d'autres éléments. Ce travail n'est pas solitaire. Il va, à un moment ou à un autre, être relié à d'autres personnes.

Le deuxième pôle formateur est celui qui me met en relation avec d'autres personnes, d'autres apprenants. On se forme soi-même et on s'entre-forme, on se forme mutuellement. Chacun s'enrichit de la réflexion des autres et développe sa propre réflexion à partir des retours que lui font les autres. Tu me donnes ton savoir, je te propose le mien, c'est la réciprocité.

On pourrait s'en tenir là en travaillant uniquement à partir de ce que chacun met dans le pot commun des expériences et des pratiques. Mais il y a un moment où il faut apporter d'autres savoirs méthodologiques pour aider les gens à construire leur propre savoir, ou des savoirs informatifs à partir de lectures ou de disciplines particulières. Ces savoirs nourrissent la formation. Ils vont être appropriés par l'apprenant adulte en fonction de ses centres d'intérêt et de sa demande. Ces savoirs informatifs vont devoir aussi être mis en rapport avec l'histoire des savoirs de l'apprenant adulte, il faut qu'ils aient un sens pour lui. Si quelqu'un propose de m'enseigner le mongol et que cela n'a aucun rapport avec mon expérience, avec ma demande et ma motivation, cela ne sert à rien. Il faut pouvoir donner sens au savoir qui va être reçu. Bernard Charlot1 a beaucoup écrit sur cette question et dit qu'une des raisons pour lesquelles les élèves décrochaient de l'école, c'est que les savoirs qu'on leur apporte ne font pas sens pour eux.

Le rôle du formateur est de prendre en compte l'histoire des expériences de l'apprenant adulte et de lui montrer comment les nouveaux savoirs qu'il va apporter peuvent rentrer dans cette histoire.

On peut dire aussi que ces savoirs informatifs sont en lien avec le milieu, le groupe, l'histoire collective. Par exemple on apprend à être assistant social dans un milieu porteur d'expériences collectives, de pratiques collectives. De même le Mouvement ATD Quart Monde est porteur d'une histoire collective, et se former dans ce Mouvement, c'est inscrire son histoire individuelle dans une histoire collective, et participer à cette histoire. La formation c'est la mise en œuvre de ces différentes dynamiques individuelles, interpersonnelles et collectives.

Se former en relation avec d’autres

Il peut être éventuellement un enseignant, il peut apporter les savoirs informatifs qui vont participer à l'élaboration des nouveaux savoirs des apprenants.

Mais le formateur est d'abord un méthodologue, c'est-à-dire quelqu'un qui va mettre en œuvre des méthodes, des démarches, des outils qui vont permettre de valoriser les expériences des enseignants, de favoriser la relation des apprenants les uns avec les autres, de sorte qu'il puisse y avoir une réciprocité éducative, et ainsi les nouveaux savoirs qu'il va apporter vont pouvoir s'inscrire dans l'histoire des savoirs des personnes. C'est quelqu'un qui va être l'animateur de ces relations multiples par une série de démarches qu'il va impulser. C'est la différence entre un enseignement magistral et le rôle du formateur. La visée de l'animateur est de permettre aux gens de prendre conscience et d'inscrire cette expérience de la formation dans leur propre vie.

Il n'y a de formation que s'il y a groupe. C'est la deuxième fonction du formateur, il est l'animateur et le régulateur des relations interpersonnelles et collectives. Le groupe est fondamental dans les apprentissages, il est par lui-même un lieu formateur. Il a besoin d'un cadre structurant, d'une confiance. On n'est pas dans un groupe de diagnostic. Le formateur est celui qui va optimiser les ressources du groupe, de sorte que le groupe va jouer à plein son rôle. Il est garant de l'éthique des relations entre les membres du groupe.

Et enfin, le formateur est un co-évaluateur. L'évaluation n'est pas un jugement à partir de critères, de mesures. L'évaluation, c'est aider les personnes à s'interroger sur ce qui a été formateur pour elles. Et là, les personnes prennent conscience de ce qui est important pour elles, et de la relation avec leur propre vie. Le formateur aide les personnes à s'interroger. Comment avons-nous été transformées ? Comment ce que nous avons reçu dans les relations, dans l'acquisition de compétences et de savoir-faire ou dans l'élaboration de projets a-t-il permis le changement, le passage d'un état à un autre ? Comment mes compétences, ma vie, mon projet professionnel ont-ils été "recadrés" par ce dont j'ai pris conscience ? Il y a des interactions formatives que je vis et dont je prends conscience dans l'évaluation. Evaluer c'est donner de la valeur, reconnaître la valeur que les choses ont.

La formation ce n'est pas modeler un objet, ni façonner l'autre à son image. Il faut passer d'une image mécanique à une image biologique, celle de la vie qui se développe par intégration et paliers successifs2.

1 Charlot Bernard, Bautier Elizabeth, Rochex Jean-Yves, Ecole et savoir, dans les banlieues et ailleurs, Armand Colin, Paris, 1992.
2 Charlot Bernard, Du rapport au savoir, Anthropos, Paris, 1997.
1 Charlot Bernard, Bautier Elizabeth, Rochex Jean-Yves, Ecole et savoir, dans les banlieues et ailleurs, Armand Colin, Paris, 1992.
2 Charlot Bernard, Du rapport au savoir, Anthropos, Paris, 1997.

Patrick Brun

Patrick Brun est enseignant-chercheur à l'Université Catholique de l'Ouest, à Angers (France). Il travaille à l'Institut de formation et de recherche pour les acteurs du développement et l'entreprise (IFRADE). Ces pages sont extraites d’une intervention qu’il a donnée lors d'une session organisée par ATD Quart Monde, à Pierrelaye, en novembre 1998

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