La mondialisation doit être gouvernée

Henri Bartoli

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Henri Bartoli, « La mondialisation doit être gouvernée », Revue Quart Monde [En ligne], 175 | 2000/3, mis en ligne le 05 mars 2001, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2195

Seule, la mise en place d’une « gouvernance » régionale et mondiale peut empêcher les pouvoirs financiers et économiques de s’approprier ce théâtre d’ombre qu’est le marché mondial...

Qu'est-ce que la mondialisation ? Quels risques, mais aussi quelles chances, comporte-t-elle en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté ? Ma réflexion s'efforcera d'être conduite sous l'angle de la pauvreté.

La mondialisation n’est pas identifiable à la globalisation, ainsi qu'on le fait couramment - l'anglais, à la différence du français, ne comportant qu'un seul vocable pour désigner les deux phénomènes. Ce qui se « globalise » tend à devenir un ensemble régi par des règles telles que le tout organisé constitue un « système ». Ce qui se « mondialise » tisse de multiples liens et interconnexions entre les Etats-nations, les entreprises, les sociétés, de telle sorte que les événements, les décisions survenant en un lieu de la planète retentissent plus ou moins intensément sur les individus et les collectivités vivant en d'autres lieux, alors qu’on ne peut parler sans nuances d'une soumission à une unique « loi ». L'économie en voie de mondialisation demeure composée d'ensembles nationaux et régionaux inégaux en dimensions et en puissance.

La mondialisation est avant tout « complexe ». L'économie monde revêt l'aspect d'un tissu hiérarchisé de réseaux où, dans tous les domaines, les échanges sont le résultat du jeu combiné des actions et des stratégies des agents qui s'emploient à les utiliser ou à les canaliser - au premier rang desquels les firmes et les groupes industriels, commerciaux, et financiers, multi ou transnationaux. Malgré la résistance d'Etats entendant défendre les intérêts nationaux (agriculture, textiles) ou des intérêts communs (politique culturelle), des politiques se mettent en place sous la pression des organisations internationales et des Etats-Unis : politiques de libéralisation et de déréglementation, de réduction de l'intervention de l'Etat ( mise en question de services publics), de prévalence de critères monétaires et financiers de gestion sur les critères sociaux . Tout ceci amplifie et facilite le mouvement. Plus proche que toute autre de la « globalisation », la mondialisation financière en est, sans aucun doute, la pointe avancée, en même temps que la plus redoutée après la survenue des « crises » mexicaine et asiatique. Elle comporte, toutefois, d'autres aspects de grande importance, telle l'apparition de nouveaux types d'entreprises.

Le théâtre d’ombre du marché

A s'en tenir à l'idéologie libérale, le bien-être mondial croît nécessairement lorsque les frontières s'effacent et que les nations tirent profit de leurs avantages comparatifs. Aussi n'est-il pas étonnant que certains de ses partisans aient qualifié la mondialisation de « politique sociale internationale par défaut ». Las ! La réalité est bien différente. La mondialisation n'est ni l'ordre, ni la paix, mais la substitution à la guerre froide d'hier d'une « guerre chaude » économique, où il n'est question que de « stratégies compétitives », « d'agressivité » des entreprises, de « sécurité » à assurer face aux « manœuvres déloyales » des autres. C'est à un affrontement sans précédent que l'on a affaire, financier et monétaire, économique et social, politique des intérêts privés et politique des Etats, tandis que se fragilisent les nations et que se déstructurent les sociétés. Dominique Méda1 dit du capitalisme qu'il est « un destructeur de valeur, un opérateur de mise en valeur unidimensionnelle du monde », car seule compte pour lui la rationalité des moyens, non celle des fins. Derrière le théâtre d'ombre du marché, ce sont les « cosmos societies », les « global companies », les « méga-entreprises », qui valorisent leurs capitaux en saisissant les chances que leur offre la dynamique de la mondialisation.

La course au gigantisme s'est d'abord développée aux Etats-Unis. Elle s'est emparée de l'Europe, stimulée par la naissance de l’euro. Elle est à l'œuvre dans toute la planète. Les chances de la mondialisation sont avant tout celles des quelque 60 000 sociétés multi ou transnationales qui, appuyées sur 500 000 filiales étrangères représentent 25% de la production mondiale ; elles réalisent un chiffre d'affaires (11 000 milliards de dollars en 1998) supérieur au commerce mondial de biens et de services (7 000 milliards de dollars), dont les 2/3 sont leur œuvre et la moitié correspond à des transferts entre ou avec leurs filiales.

Si l'on se tourne vers les pays, il apparaît bien vite que l'idée d'une justice redistributive spontanée et d'une réalisation de gains par les pays défavorisés sans pertes pour les pays riches est une absurdité. Il est de plus en plus manifeste que la mondialisation ne diminue pas les énormes inégalités qui les séparent, et même qu'elle les accroît. L'écart de revenus entre les 20% d'êtres humains vivant dans les pays les plus riches et les 20% vivant dans les pays les plus pauvres est passé de 30 contre 1 en 1960 à 60 en 1990, 82 en 1998 ! Deux habitants de la planète sur dix consomment 86% des richesses annuellement produites tandis que seulement 1,3% de ces richesses est consommé par deux autres habitants ! L'indicateur de pauvreté humaine calculé pour les pays en développement2 montre que la pauvreté frappe plus du tiers de la population dans 37 des 92 pays concernés, plus de la moitié dans 9 d'entre eux, essentiellement africains. Le même indicateur, adapté aux pays industrialisés, laisse apparaître des pourcentages de pauvres supérieurs à 10% dans 7 des 17 pays recensés, avec des minima de 7% et 8,3% respectivement en Suède et aux Pays-Bas et des maxima de 15,1% au Royaume Uni, 15,3% en Irlande, et, surtout, 16,5% aux Etats-Unis. Dans la quasi-totalité des pays membres de l'OCDE. (Allemagne et Italie exceptées), les inégalités de salaires ont augmenté, le Royaume-Uni et les Etats-Unis montrant l'exemple. En Amérique latine, l'écart entre le revenu des 20% d'habitants les plus riches et celui des 20% les plus pauvres s'est creusé en plusieurs pays. La crise de 1998 a projeté dans la pauvreté quelques 40 millions de personnes en Indonésie, soit le cinquième de la population, 5,5 millions de personnes en Corée du Sud et 6,7 millions en Thaïlande. Au cours des années 1994-1998, le patrimoine net des 200 personnes les plus riches du monde, qu'elles résident dans les pays riches ou dans les pays pauvres, a, par contre, progressé de 440 à 1042 milliards de dollars, soit une hausse de 137% !

Des politiques de séduction

Les multinationales et les transnationales s'efforcent de mener à bien des stratégies pensées en fonction d'une vision mondiale des marchés. Chacune se comporte comme un « joueur global » au sein d'un espace où s'affrontent des oligopoles. Chacune a la capacité de modifier ses implantations, de changer ses alliances, d'utiliser les facilités offertes par l'évolution des communications et la dématérialisation du capital. Dans les pays développés, les Etats sont contraints de recourir à des politiques d'attractivité pour éviter la déterritorialisation des firmes originaires de leur sol et attirer les investissements directs étrangers. Il en est de même dans les pays en voie de développement contraints de libéraliser leur politique commerciale, de privatiser, d'atténuer ou de supprimer les obstacles à l'appropriation étrangère du capital des entreprises nationales, de relâcher les mesures sur le transfert des technologies, des brevets, des marques... Ce n'est plus l'investisseur qui doit séduire le politique, c'est l'inverse qui, désormais, est vrai, l'Etat n'étant plus qu'un « facilitateur de l'activité des entreprises ». Les Etats nations perdent une large part du contrôle de l'économie de leur territoire, dont les systèmes immunitaires sont, par ailleurs, affectés. D'où la question : les multinationales coopèrent-elles aux objectifs de la politique économique et sociale des pays d'accueil ou ceux-ci sont-ils amenés à servir leurs stratégies et leurs objectifs ?

L'action des organisations internationales en faveur de la mondialisation, (surtout du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l'Organisation mondiale du commerce) ; des propositions3 visant la suppression de toute discrimination entre investisseurs étrangers et investisseurs autochtones ; l'imposition dans tous les domaines de la discipline du marché ; le renforcement de la confiance entre les multinationales et les Etats - tout ceci ne risque-t-il pas de renforcer le pouvoir des multinationales, de l'économique et du financier au détriment du politique, d'aggraver les inégalités du développement ? M.Hansenne, alors directeur général du BIT. aurait-il eu raison d'exprimer sa crainte d'un « retour à la loi de la jungle »4 ? F. Mayor, directeur général de l'Unesco, aurait-il eu raison d’exprimer sa colère devant la réduction à de belles paroles, non tenues, des déclarations solennelles émises lors des grands sommets internationaux5 ?

Le drame de la lutte contre la pauvreté

Le Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement observe, en 1999, que la mondialisation « prend de court la capacité de gestion (la gouvernance) des marchés »6. Elle progresse sans que les moyens de la gouvernance mondiale aillent de pair avec elle. Tout le drame de la lutte contre la pauvreté en ce temps est là.

Des pas en avant ont certes été faits lorsque les agences onusiennes et les gouvernements ont proclamé la nécessité de tirer parti de la mondialisation, afin d'accroître la prospérité et de promouvoir le progrès social tout en préservant l'environnement. Des mesures ont été prises allant dans le bon sens lors des sommets du G 7 en 1999, ne serait-ce qu'en matière d'aide aux pays pauvres. L'on demeure, toutefois, loin du compte.

La lutte contre la pauvreté exige le choix d'une stratégie qui rompe avec la stratégie dite « d'ajustement structurel », encore pratiquée par le FMI. Cette stratégie vise à « normaliser » les structures économiques et sociales des pays afin de les rendre conformes aux impératifs du fonctionnement d'une économie mondiale soumise aux normes de l'idéologie libérale - et, par là, à la loi des multinationales et des puissances hégémoniques. Si cette stratégie a parfois permis un assainissement monétaire et financier de divers pays, ce le fut aussi et « surtout » au prix d'un appauvrissement des populations.

Les axes de la nouvelle stratégie à adopter sont clairs :

  • l'éducation afin que la répartition inégale du savoir ne creuse pas encore les écarts,

  • le droit et les institutions afin que soit assurée la disposition des instruments juridiques indispensables en matière de sécurité et de protection,

  • l'emploi et la stabilité de celui-ci, le chômage et la précarité figurant au premier rang des causes de la pauvreté,

  • la santé requise pour que soit possible la mobilisation de la capacité de travail,

  • la protection de l'environnement pour éviter une dégradation qui met en péril aujourd'hui les moyens de subsistance d'environ 500 millions de personnes et menace l'avenir des populations du globe,

  • l'indispensable partage enfin. Un impôt de l% sur le patrimoine des 200 personnes les plus riches du monde ne permettrait-il pas de scolariser tous les enfants en âge de fréquenter l'enseignement primaire7 ?

A tout cela, il y a des conditions. Ce qui se « globalise » ou se « mondialise » doit être gouverné. A son stade actuel, l'évolution de la notion de souveraineté nationale requiert qu’une marge de manœuvre suffisante soit laissée aux gouvernements des Etats-nations. Cela implique des réformes profondes.

Au niveau mondial, est souhaitable, par exemple, l'instauration d'un Conseil de sécurité économique capable de coordonner les actions des institutions des Nations unies et de surveiller l'orientation de leurs politiques. Ou encore, est souhaitable la création de deux instances mondiales, l'une, technique, l’autre, politique pour chercher à améliorer le fonctionnement de l'économie mondiale en vue du bien-être de tous.

Au niveau régional, l'intégration devrait se poursuivre avec la mise en place d’instances analogues de coordination - l'aménagement de structures politiques fortes couronnant le tout car on ne construit pas une entité régionale uniquement sur du monétaire, mais aussi sur du social.

Ce n'est qu'au niveau des Etats que la « gouvernance » revêt l'aspect du « gouvernement ». Aujourd'hui le Programme des Nations unies pour le développement reconnaît qu'un développement « sans » l'Etat est aussi pernicieux qu'un développement « par » l'Etat. La leçon des échecs du « tout Etat » et du « tout marché » étant retenue, l'on peut espérer pour ce siècle la recherche d'une synthèse entre l'un et l'autre grâce à des arrangements institutionnels et à d'autres formes de coordination, bases du développement humain.

La révolte des pauvres gronde aujourd'hui à travers le monde : occupation par des paysans indiens des locaux genevois de l'0rganisation mondiale du commerce qui « tue les peuples » en 1997, forums critiques accompagnant tous les sommets intergouvernementaux depuis celui de Rio en 1992, chaîne humaine autour de Cologne à l'appel de « Jubilé 2000 » et d'un collectif d'ONG et d'associations, et bien sûr à Seattle. Des victoires ont déjà été obtenues : interdiction des mines antipersonnel, suspension puis arrêt des négociations sur l’accord multilatéral sur l'investissement, renonciation des laboratoires pharmaceutiques américains à poursuivre l'Afrique du Sud dont le gouvernement s'était rendu coupable de ne pas respecter le système des brevets pour mener à bien la lutte contre le sida. Prenons garde ! Seule la mise en place d'un débat ordonné et structuré entre les Etats et la société civile en vue de parvenir à un consensus où la lutte contre la pauvreté aura toute sa place pourra convaincre les populations et, parmi elles, les plus défavorisées, que les gouvernements et les institutions internationales sont à l'écoute de leurs préoccupations et de leurs craintes légitimes.

1 Qu’est-ce que la richesse ? Ed. Aubier, 1998.
2 Indicateur composite qui tient compte de la longévité, du savoir, des conditions de vie.
3 Propositions émanant de l’OCDE lors des négociations de l'accord multilatéral d'investissement.
4  « Des valeurs à défendre, des changements à entreprendre », rapport du directeur général, BIT, 1994, pp.64 s.
5 Rapport final de la conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles, Stockholm, 1998. Unesco 98/Conf.210/CLD 19, p.83.
6 Paris-Bruxelles, De Boeck Université, p.2.
7 Rapport mondial sur le développement humain, op. cit, p.38.
1 Qu’est-ce que la richesse ? Ed. Aubier, 1998.
2 Indicateur composite qui tient compte de la longévité, du savoir, des conditions de vie.
3 Propositions émanant de l’OCDE lors des négociations de l'accord multilatéral d'investissement.
4  « Des valeurs à défendre, des changements à entreprendre », rapport du directeur général, BIT, 1994, pp.64 s.
5 Rapport final de la conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles, Stockholm, 1998. Unesco 98/Conf.210/CLD 19, p.83.
6 Paris-Bruxelles, De Boeck Université, p.2.
7 Rapport mondial sur le développement humain, op. cit, p.38.

Henri Bartoli

Professeur émérite de science économique auprès de l’université de Paris I, vice-président de la Société européenne de culture, Henri Bartoli vient de publier «Repenser le développement, en finir avec la pauvreté », aux Editions Unesco et Economica (novembre 1999, préface de Federico Mayor). Les lignes qui suivent en résument les grands thèmes.

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