Prendre les milieux pauvres d’Afrique comme partenaires

Jean-Baptiste Nsanzimfura

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Jean-Baptiste Nsanzimfura, « Prendre les milieux pauvres d’Afrique comme partenaires », Revue Quart Monde [En ligne], 175 | 2000/3, mis en ligne le 05 mars 2001, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2197

Même l’individualisme se mondialise. Renforcé par l’exode rural, il bat en brèche les valeurs de partage et de solidarité qui étaient celles des populations africaines. Celles-ci aspirent à revivre davantage ces valeurs qui font partie de leur culture.

Xavier Godinot : Pouvez-vous nous dire comment vivait la population sur les collines où vous habitiez dans votre enfance, à une cinquantaine de kilomètres de Kigali, au moment de l’indépendance du Rwanda, en 1962 ?

Jean-Baptiste Nsanzimfura : Sur les collines, les activités principales étaient la culture des patates douces, du manioc, des haricots, des petits pois, et l’élevage du gros et du petit bétail. La plupart des gens étaient des paysans-éleveurs, et d’autres de petits commerçants ambulants. Il y avait aussi quelques enseignants, des employés de la commune et des missions religieuses, et quelques artisans traditionnels. Posséder une grande propriété et des vaches, des terres fertiles, des bananeraies, était signe de richesse. Les plus pauvres avaient des lopins de terre peu fertiles, et pas de vaches pour les fumer. Ils étaient obligés de travailler pour les riches qui leur confiaient des terres à cultiver : ils gardaient une partie de la récolte, et donnaient le reste au propriétaire. Pour les enfants des familles pauvres, c’était difficile d’aller à l’école, parce qu’ils ne pouvaient pas s’acheter l’uniforme obligatoire, et les parents avaient besoin d’eux pour travailler la terre.

X.G. : Quelles étaient les valeurs fortes transmises par la famille et la communauté ?

J.B.N. : Dans l’éducation de tout enfant qui avait une famille, c’étaient le partage, la solidarité et l’importance de la famille. Je parle de partage et de solidarité dans la mesure où on menait une vie communautaire. Chacun vivait chez soi, avec sa femme et ses enfants, mais aussi avec oncles, tantes, grands parents et voisins. Par exemple, quand le soir on manquait d’eau, on allait en demander au voisin qui avait fait une petite provision. L’eau était un bien important car il fallait aller la chercher loin, mais on acceptait de la partager.

Je suis le troisième d’une famille de onze enfants. Mais on ne se sentait pas l’enfant de ses parents uniquement, on était l’enfant de toute la communauté, qui était concernée par son éducation. Les parents dont les propres enfants étaient absents pouvaient aller dans une autre famille et demander aux enfants d’aller leur faire une commission. En cas de bêtises, un enfant recevait une fessée des voisins sans faire « rougir » ses parents.

X.G. : Peu d’enfants des collines avaient la chance d’accéder à l’école secondaire. Vous êtes parmi ceux-là. Ce fut une rupture difficile ?

J.B.N. : J’étais parmi les miraculés ! Sur une classe de quarante cinq, nous sommes quatre à avoir été admis au secondaire. D’autres étaient aussi bons que nous, mais les places étaient rares. Ils n’ont pas eu cette chance. C’est pourquoi je me suis toujours senti obligé à leur égard de réussir mes études, pour montrer que je n’avais pas pris leur place pour rien. Quand on passe en secondaire, il y a un changement de lieu géographique mais aussi de statut social. Sur la colline, on vous voit comme quelqu’un qui a de l’avenir, qui pourra avoir un emploi salarié. J’avais espoir de devenir « riche ». Cette rupture entre mes camarades d’enfance et moi m’a beaucoup marqué. Quelqu'un qui n’était pas parvenu à aller en secondaire est venu me voir un jour et m'a dit : « vous avez de la chance, vous partez, nous on reste ici, alors travaillez bien .Vous êtes l’avenir de la région. C’est par vous que nous connaîtrons le progrès ». J’ai senti que les liens qu’on avait tissés pendant des années, il voulait qu’on les garde. Cela m’a poursuivi toute ma vie. Quand je rentrais sur la colline, les autres venaient me voir : « maintenant que tu es là-bas, est-ce que tu penses encore à nous ? ». Ils me demandaient de l’aide, un conseil. Mais cette amitié n’est pas facile : on devient très différent, on ne s’habille plus comme eux. Quand ils vous invitent, ils vous disent : « est-ce que vous êtes encore en mesure de manger comme nous ? ». L’amitié se consolide si, quand vous revenez, vous vivez comme les gens de votre communauté, si vous partagez ce qu’ils ont. Ce lien n’a pas été cassé. Je sens que je suis resté paysan avec les paysans avec lesquels j’ai vécu.

X.G. : Enfant, vous avez côtoyé la pauvreté rurale de la paysannerie. Après avoir fait des études secondaires et supérieures, vous êtes devenu officier de gendarmerie, et vous avez découvert la misère des enfants de la rue ?

J.B.N. : Oui. Les enfants qui n’ont pas eu la chance d’aller en secondaire avaient tous envie d’apprendre, mais ils n’en avaient pas les moyens. Ils se disaient : si on va en ville, on pourra peut être apprendre un métier ou faire autre chose. Il y a là beaucoup d’européens et de gens salariés, on pourra travailler un peu chez eux. Les moyens de communication se développant, les jeunes partaient en ville, mais ils n'y trouvaient pas la solidarité qu’ils avaient connue dans leur communauté sur la colline. Ils se retrouvaient dans la rue, déçus. Sur la colline, c’était impossible et inacceptable de dormir sur les sentiers. Mais en ville ils sont obligés de survivre, de dormir sous les escaliers, devant les magasins, dans des hangars, dans des maisons inachevées. Face à ce problème, le pouvoir a élaboré une politique de protection de la jeunesse, mais n’y a pas fait participer les premiers intéressés eux-mêmes ni leurs représentants. En fait ces enfants étaient gênants, et le pouvoir a décidé de les faire ramasser par la police et de les mettre pour des périodes de six à douze mois dans des centres de rééducation qui étaient comme des prisons. Ils étaient traités comme des « criminels », comme s’ils avaient commis un délit, alors qu’ils cherchaient eux aussi à bénéficier des bienfaits du développement. On disait : « ce sont des enfants qui ne veulent pas travailler de leurs mains, qui ne veulent pas travailler la terre, alors ils viennent en ville pour trouver un travail de bureau ». Ces enfants avaient aussi des capacités, peut être plus importantes que celles de ceux qui avaient eu la chance de continuer les études. On avait beau les mettre en prison, ils ne cessaient de revenir en ville. Une ONG a essayé de les aider. Elle a fait de bonnes choses, mais cette organisation faite pour la ville ne rejoignait pas les collines d’où ces enfants provenaient. Ce qui m’aurait ravi, c’est que cet encadrement soit organisé sur les collines, je crois qu’on aurait eu plus de résultats pour éviter l’exode rural. Les européens les traitaient de « sales gamins » et la population non francophone les appelait « saligoma ». Ils étaient exclus.

X.G. : Mais vous-même, comment êtes-vous rentré en contact avec ces enfants de la rue ?

J.B.N. : J’étais officier de gendarmerie, et le pouvoir nous demandait de ramasser ces enfants. Une fois par mois on devait faire des rafles, avec une vingtaine de gendarmes. On ramassait au moins une centaine de gosses entre huit et seize ans. Ceux qui pouvaient être identifiés étaient rapatriés dans leur commune; les autres « sans papiers » étaient conduits dans un centre de rééducation. Parfois, ils attendaient dans les prisons avec des adultes criminels avant de rejoindre les centres de rééducation. Vous vous imaginez ce qu’ils apprenaient au cours de leur séjour en prison ! La prison casse l’homme ; elle ne le guérit pas toujours. On devait confectionner les dossiers pour qu’ils soient jugés. J’ai donc parlé avec ces enfants, je les ai écoutés et je sentais leur malheur. J'ai souvent entendu ce genre de propos : « Que voulez que je fasse ? J’ai fait tout ce que je pouvais, mais je ne peux plus rester sur la colline. Je ne suis pas un voleur, j’ai volé parce que je n’avais plus rien à manger. Mais je ne suis pas venu en ville pour être un pickpocket, je suis venu pour essayer de trouver un travail, pour essayer d’apprendre quelque chose, pour vivre mieux. Si vous m’indiquez un endroit où je peux apprendre, je suis prêt à y aller ». Mais les pouvoirs publics n’avaient rien à leur offrir. On prenait seulement acte de leur déclaration.

Depuis cette époque, le pays s’est développé, et il y a davantage d’ONG qui s’occupent de ces enfants. Mais pour moi ce n’est pas vraiment satisfaisant, car les jeunes pensent toujours à aller en ville où ils trouvent le malheur et non le bonheur auquel ils aspirent.

X.G. : Depuis un an, vous avez lu beaucoup de livres du père Joseph Wresinski et du Mouvement ATD Quart Monde, et vous participez assidûment à ses activités en Belgique. Pourquoi dites-vous qu’il devrait y avoir plus de volontaires-permanents de ce Mouvement en Afrique ?

J.B.N. : Ce qui m’a intéressé à ATD Quart Monde, c’est cette idée de partage que j’ai développée au début, cette idée que tout se construit autour des plus pauvres. Ne rien faire pour eux ni sans eux, mais faire avec eux. Les écouter, savoir ce qu’ils pensent. Quand on écoute, on est sur le même pied d’égalité, on est face à face, on se regarde les yeux dans les yeux. Si vous faites avec eux, ils ne se sentent pas oubliés, ils ne sont pas des tiers, ils sont des partenaires. Le projet que vous faites avec quelqu’un appartient à vous deux.

Les populations africaines sont préparées à cette écoute, à cet échange, à ce dialogue. Elles en ont un besoin pressant. Elles ont besoin de profiter de l’expérience acquise ici en Europe avec les pauvres. Il y a des organisations qui viennent pour les aider à réaliser l’un ou l’autre projet, mais ces projets sont souvent une façon de se protéger contre la pauvreté, contre l’envahissement des pauvres du Sud. Ce partenariat avec les plus pauvres, vécu ici en Europe, les familles les plus pauvres d’Afrique en ont aussi besoin. Elles ont besoin de cette solidarité partagée, de cette écoute, elles sont prêtes à l’accueillir. Se mettre ensemble, discuter de ce qui doit être fait, c’est dans la culture africaine. C’est une solidarité qui existait dans le temps et qui est en train de se perdre, parce que même l’individualisme se mondialise. Si les peuples d’Afrique pouvaient profiter de l’expérience d’ATD Quart Monde en Europe, en Amérique et en Asie, je crois qu’il y a beaucoup de choses qui changeraient. Cela leur permettrait aussi d’aborder les ONG qui viennent leur faire l’aumône avec plus de force, en leur disant : « Ce n’est pas cela que nous voulons. Laissez nous vous montrer ce que nous voulons : un authentique échange exige d’accepter ce que l’autre peut offrir ». Je connais cette population dont je suis moi-même issu, je connais les pauvres pour avoir vécu avec eux dans mon jeune âge et pour les avoir rencontrés dans mon métier et lors de mes séjours en Afrique du Sud, dans l’ex-Zaïre et au Kenya. Je sais qu’ils ont besoin de partager avec ceux qui ont plus de connaissance et qui ont une certaine expérience. Le partage, c’est donner et recevoir. Ce ne sont pas les assistant sociaux qui vont les tirer de là, c’est quelqu’un qui va s’asseoir avec eux, qui les prendra comme partenaires, qui va partager la science, partager leur connaissance. Les pauvres ici en Europe ont aussi besoin de savoir comment vivent les pauvres en Afrique. Le Quart Monde européen devrait être le partenaire du Quart Monde en Afrique.

X.G. : Vous dites qu’il faut permettre aux Africains les plus fatigués de retrouver confiance en eux et de déployer toute leur énergie.

J.B.N. : Les plus démunis en Afrique sont communément appelés les plus fatigués. Ce sont ceux que la société a fatigués. Ils ont l’énergie, la connaissance, l’intelligence, mais il faut les aider à avoir vraiment confiance en eux, à dire « Nous sommes capables. Si les autres sont sortis de la misère, nous aussi, on peut en sortir ». Il y a moyen que les gens sortent de la misère, en Afrique comme en Europe, mais il faut qu'ils soient outillés mentalement et spirituellement pour se dire : on va y arriver. Pour moi, c’est cela qui manque. Il faut lutter partout contre l’ignorance des pauvres, à Bruxelles, Paris, Dakar, Nairobi, Soweto ou ailleurs…

X.G. : Vous êtes réfugié depuis maintenant trois ans en Belgique. Qu’est ce qui est le plus dur dans cette situation ?

J.B.N. : Le père Joseph dit que l’obligation faite aux pauvres de faire face sans moyens aux besoins alimentaires, aux besoins d’argent, les plonge dans l’angoisse, accapare toute leur capacité de pensée : « L’esprit s’use, l’intelligence tourne en rond, que faire sinon l’idiot1 ? ». Voilà résumée la vie du réfugié. On se dit : est-ce que je vais toucher le minimex2 à la fin du mois ?.Je dois me présenter chez l’assistante sociale...Quand les gens des allocations familiales viennent voir les familles, c’est l’angoisse. Si on a la télévision ou le téléphone, on va nous dire : ce n’est pas avec le minimex que tu peux acheter cela. Les réfugiés sont humiliés, ils doivent mentir, inventer des histoires et à un moment, ils en arrivent à se dire : « nous avons manqué notre vie ». Ils sont plus en sécurité que dans les pays d’origine, mais ils vivent une certaine exclusion, ils ne sont pas intégrés. Le père Joseph a écrit aussi: « Si vous laissez les hommes sans aucune capacité d'utilité, vous laissez un ver dans le fruit, et le fruit va pourrir ». Un fruit pourri sent mauvais, il faut le jeter . C’est une phrase qui me hante chaque nuit, car depuis trois ans je suis sans emploi et beaucoup d’autres sont dans mon cas, d’autres encore sont sans papiers. Le passé des immigrés et des réfugiés n’intéresse personne, pourtant il est parfois riche. Quand on a été quelqu’un et qu’on se retrouve inutile, ça fait plus que mal. Les réfugiés, les plus démunis ont leur force, leur dignité, et ils ont surtout besoin de partager. Ils ont besoin qu’on leur permette de mettre en valeur leurs acquis intellectuels et moraux qui pourraient profiter au pays. Ils pourraient être des partenaires dans les programmes de coopération initiés par les pays riches envers les pays pauvres, car les réfugiés et les immigrés gardent des liens importants avec leurs pays d’origine.

X.G. : Vous avez participé aux Université populaires du Quart Monde. Comment pensez-vous qu’on puisse construire des solidarités entre les populations immigrées et les populations pauvres de Belgique ?

J.B.N. : Ces solidarités sont nécessaires pour lutter ensemble contre la misère. Quand on est réfugié, on a l’impression d’être le seul à subir certaines tracasseries. J’ai appris beaucoup en venant aux Universités populaires. J’ai découvert que des nationaux, des « hommes du pays » comme nous disons entre nous, sont exclus de ce pays. Cela a profondément bouleversé ma vision de mes problèmes. Des gens du pays ont plus de difficultés que moi : certains n’ont même pas la sécurité du logement et doivent se battre pour avoir droit à l’aide sociale comme s'ils étaient étrangers dans leur propre pays. Cela m’a montré que mes difficultés sont supportables, et que je peux partager mon expérience avec ces gens de ce pays.

En Afrique, on nous disait « le blanc, c’est la richesse ». En réalité, il y a des riches et des pauvres. Si des gens sont dans la misère, ce n’est pas parce qu’ils l’ont voulu. Mais je me demande pourquoi il n’y a pas plus d’immigrés aux Universités Populaires. Les gens pensent-ils que leur malheur vient des immigrés ? Pourquoi les immigrés ne viennent-ils pas partager avec les nationaux pour sortir ensemble de leur malheur ? Il sont confrontés aux mêmes problèmes de scolarité des enfants, d’emploi, de délinquance, et c’est entre eux que la solidarité devrait naître. Le problème de l’immigration, des sans papiers et des réfugiés devrait être sur l’agenda des Universités populaires pour voir comment construire ces solidarités. On gagne souvent quand on est ensemble et quand on se serre les coudes dans l’adversité et la misère.

1 Les pauvres sont l’Eglise , Editions du Centurion, 1983, p. 81.
2 Minimex : Minimum de revenu d’existence, équivalent du RMI en France .
1 Les pauvres sont l’Eglise , Editions du Centurion, 1983, p. 81.
2 Minimex : Minimum de revenu d’existence, équivalent du RMI en France .

Jean-Baptiste Nsanzimfura

Jean-Baptiste Nsanzimfura a dû quitter son pays, le Rwanda, au moment du génocide en 1994 et s’est réfugié avec sa famille à Bruxelles. Membre actif du Mouvement ATD Quart Monde, il participe aux Universités populaires du Quart Monde, et au groupe de travail « Mondialisation et pauvreté au Nord et au Sud » (Propos recueillis par Xavier Godinot)

CC BY-NC-ND