A la recherche d'indicateurs de pauvreté «partagés»

Françoise Coré

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Françoise Coré, « A la recherche d'indicateurs de pauvreté «partagés» », Revue Quart Monde [Online], 175 | 2000/3, Online since 05 March 2001, connection on 24 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2209

De nouvelles méthodes d’appréhension du phénomène de la pauvreté se sont développées pour rendre compte de l’ensemble des dimensions qui la caractérisent, au-delà des statistiques traditionnelles. L’une de ces méthodes repose sur la reconnaissance que les pauvres sont porteurs d’une connaissance unique, celle de l’expérience vécue de la pauvreté, et les mieux à même d'établir l'impact des politiques qui les concernent.

Index de mots-clés

Indicateurs, Statistiques

D’une part, la pauvreté, n’a pas été éliminée du seul fait de la croissance et des échanges économiques ; d’autre part, elle a des dimensions sociales, culturelles, politiques.

On est passé d'un concept statique d'insuffisance à celui d'un processus d’accumulation progressive de privations matérielles et immatérielles. Au terme de ce processus, une personne peut se trouver complètement dénuée des capacités fondamentales nécessaires pour fonctionner de façon autonome, faire valoir ses droits et assumer ses responsabilités. Cette approche implique que la pauvreté ne peut être ni observée directement ni mesurée simplement, une difficulté qui interpelle aujourd'hui chercheurs, statisticiens et responsables politiques.

Des précurseurs récents

En Europe, le rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale du Conseil économique et social français (1987) confié à Joseph Wresinski1 a eu un grand retentissement. Le CES a adopté cette définition : « La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités , notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible ».

Les dimensions identifiées - insécurité affectant un ou plusieurs domaines d'existence, incapacité à jouir des droits individuels fondamentaux, persistance de l'insécurité et de l'incapacité - sont aujourd'hui.

Dans un rapport de 1996 de la Commission des droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations unies, le rapporteur spécial, Leandro Despouy, insiste en particulier sur le « processus cumulatif de précarités qui s’enchaînent et se renforcent mutuellement » : « La misère est la négation non d’un droit en particulier ou d’une catégorie de droits mais de l’ensemble des droits de l’homme. L’analyse (...) montre jusqu'à quel point elle constitue une atteinte non seulement aux droits économiques et sociaux (...), mais aussi et dans la même mesure, aux droits civils, politiques et culturels, et, de surcroît, un outrage au droit au développement. De ce point de vue, l’extrême pauvreté témoigne de manière tout à fait particulière de l’indivisibilité et de l’interdépendance des droits de l’homme » (§176).

Ce rapport dénonce l'insuffisance des critères traditionnels d'appréciation de la pauvreté et de l'extrême pauvreté et souligne la nécessité d'une double approche : « quantitative et qualitative ».

Dès le début des années 80, les travaux d'Amartya Sen2 avaient aussi introduit de nouvelles dimensions sur le lien entre développement et pauvreté. Pour cet auteur, la pauvreté est plus la privation de capacités fondamentales, qui déterminent la liberté de choix de chaque individu , que la seule insuffisance de revenu.

Cette approche est à la base du concept de « pauvreté humaine » du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Celle-ci est définie comme « la négation des opportunités et des possibilités de choix les plus essentielles au développement humain - longévité, santé, créativité, mais aussi conditions de vie décentes, dignité, respect de soi-même et des autres, accès à tout ce qui donne de la valeur à la vie » (Rapport mondial sur le développement humain. 1997). Le PNUD a construit un indice composite de la pauvreté e à partir de trois domaines essentiels : longévité, instruction, conditions de vie (un indicateur de revenu est établi séparément). Le rapport reconnaît que le concept de pauvreté va bien au-delà de ces mesures. et qu’il faut recourir à des données qualitatives, au travers d'approches participatives avec les populations pauvres.

La dynamique internationale

Le sommet mondial pour le développement social (Copenhague, 1995), en faisant de l'éradication de la pauvreté une priorité du développement et des politiques sociales, a suscité un fort écho dans les organisations internationales. Il a donné une impulsion nouvelle aux travaux sur la pauvreté.

Dans leur déclaration finale, les chefs d’Etat et de gouvernement reprennent à leur compte le lien entre la pauvreté et les droits individuels fondamentaux : « Nous nous sommes réunis ici pour nous engager (...) à œuvrer (...) de telle sorte que tous, hommes et femmes, en particulier ceux qui vivent dans la pauvreté, puissent exercer les droits, utiliser les ressources et partager les responsabilités qui leur permettent de vivre une vie satisfaisante et de contribuer au bien-être de leur famille, de leur communauté et de l’humanité » (§9 de la Déclaration).

Le Programme d'action, qui détaille les mesures au travers desquelles les engagements pris à Copenhague pourront être mis en œuvre, insiste sur la nécessité de suivre régulièrement, évaluer et diffuser les résultats des politiques de lutte contre la pauvreté, et de sensibiliser les esprits au phénomène. L'importance de disposer d'indicateurs quantitatifs et qualitatifs à cet effet est soulignée à plusieurs endroits.

Le deuxième rapport décennal de la Banque mondiale à paraître cette année, Combattre la pauvreté3, marque de façon frappante l’évolution intervenue dans l’appréhension du phénomène de pauvreté au niveau mondial depuis dix ans. La vulnérabilité et l’impuissance à exercer ses droits et assumer ses responsabilités constituent dans ce rapport des dimensions fondamentales de la pauvreté et les axes d’une stratégie de lutte contre la pauvreté, au même titre que les possibilités de participer à l’activité économique.

Cette conception dérive directement de ce que disent ceux qui vivent la misère au quotidien. Ce deuxième rapport de la Banque mondiale innove aussi sur le plan des méthodes : dans une soixantaine de pays, des consultations directes auprès de personnes démunies ont été menées à grande échelle et leurs résultats sont intégrés dans le rapport. Au total 60 000 hommes et femmes parmi les plus démunis de la planète ont ainsi pu s'exprimer sur ce qui les concerne au premier chef et ils ont reçu l'assurance que leur message serait retransmis4. Ce rapport a le mérite de faire ressortir des dimensions de la pauvreté qui sont celles citées par les pauvres comme sources premières de leur souffrance : le sentiment d'atteinte à leur liberté et à leur dignité, le manque de respect à leur égard, la honte, le sentiment d'impuissance et d'insécurité. Le rapport reconnaît que ces dimensions ne sont pas mesurables comme les autres. Il préconise « une initiative majeure visant à obtenir des données qualitatives et quantitatives en temps réel sur la vie des pauvres ».

Un réexamen des indicateurs

Un indicateur est une information qui a été sélectionnée et formalisée de manière à rendre compte d'un phénomène particulier d'une façon succincte et précise. Dans le domaine social, les indicateurs peuvent se voir attribuer trois fonctions par rapport à un problème donné : sensibiliser l'ensemble des publics concernés ; traduire les objectifs prioritaires des politiques ; permettre le suivi de la situation et de l'impact des politiques. Définir des indicateurs-clé, se révèle un moyen puissant de déterminer les objectifs de l'action gouvernementale.

Pour remplir effectivement ces fonctions, les indicateurs doivent répondre à un certain nombre de critères. Ils doivent être facilement compris et interprétés, correspondre de façon étroite à ce qui constitue l'objet de préoccupation des groupes principalement concernés, être mesurables de façon simple et régulière sur l'ensemble de la population. Ils doivent enfin être sensibles au changement et être comparables dans le temps et dans l'espace.

Il n'est pas difficile d'entrevoir que la réalisation simultanée de l'ensemble des critères relève de la gageure. La plupart des indicateurs souffrent ainsi d'un défaut de « qualité ». C'est le cas en particulier des indicateurs de pauvreté « classiques ».

Les plus pauvres ne sont pas inclus dans les statistiques, alors même qu'ils constituent le « noyau dur » du problème5. La raison en est qu'ils sont plus difficiles, donc plus chers à atteindre, ou même qu'on ne sait pas comment les atteindre. Les indicateurs reflètent t le plus souvent la norme de ce qui est socialement le plus répandu ou jugé acceptable, plutôt que les besoins et les aspirations de ceux qui vivent réellement la pauvreté.

Les indicateurs de pauvreté couramment utilisés sont en général relatifs à un aspect déterminé des conditions de vie, à un moment donné. Au mieux, on dispose d'une série d'indicateurs pour différents domaines - revenu, santé, éducation, etc. Cela ne permet pas de capter ni le cumul des « déficits » ni la persistance des précarités.

Des progrès ont été réalisés, en particulier dans les pays développés pour croiser les données de différentes sources. On a aussi introduit un nouveau type d'enquêtes dites « sociales » qui couvrent l'ensemble des conditions de vie et aussi les perceptions des interviewés. Ces enquêtes utilisent parfois la technique des « panels » comme c'est le cas du Panel européen communautaire des ménages créé en 1994. On cherche de cette façon à capter à la fois la multi-dimensionnalité et les aspects dynamiques de la pauvreté. Ces enquêtes sont toutefois coûteuses, lourdes à gérer et portent sur des échantillons restreints. L'enquête européenne a par ailleurs révélé la très forte mobilité de certains groupes - celle des plus pauvres en particulier. Enfin, ces nouveaux types d'enquête n’échappent pas au syndrome du « ni vu, ni connu » relativement aux groupes les plus difficiles à atteindre.

Vers une approche participative

L'approche participative et qualitative6 consiste à aller à la recherche et à la rencontre des plus pauvres pour établir avec eux leurs besoins et aspirations prioritaires. Seule, cette approche permet d'aboutir à des indicateurs réellement « partagés ». L'approche participative ne peut en aucune façon se résumer à la simple consultation des plus pauvres sur des indicateurs préétablis.

La définition des indicateurs de pauvreté au travers de l'approche participative offre d'innombrables avantages, qui tous, d'une façon ou d'une autre, se relient au fait que l'approche participative introduit une dimension qualitative dans les indicateurs : celle de l'expérience vécue et de la perception que les pauvres ont de leur situation et de l'impact des politiques sur cette situation. Parmi ces avantages citons :

  • Une meilleure connaissance de la pauvreté.

Ceux qui sont acculés à la pauvreté ont une connaissance unique, inégalable et irremplaçable de la pauvreté.

  • Des indicateurs plus pertinents.

Les priorités et les indicateurs mis en avant par ceux qui vivent la pauvreté ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui sont définis par d'autres, en dehors d'eux. Les pauvres citent toujours en premier les atteintes à la liberté et à la dignité, la mise en dépendance, le sentiment d'insécurité, en général non captés par les indicateurs de pauvreté courants.

  • Un tableau plus cohérent, plus précis et plus dynamique.

La démarche permet de ne pas simplement constater le cumul des précarités, mais de faire ressortir de quelle façon et dans quelles conditions les différentes précarités interagissent et se renforcent mutuellement, et aussi les réactions, positives et négatives, que cela entraîne chez les personnes concernées. Cette reconstitution des trajectoires de vie est la seule à même de révéler la diversité des situations et des enchaînements.

  • Une meilleure évaluation de l'impact des politiques.

Le succès ou l'échec d'une politique est perçu selon les propres valeurs, priorités et opinions de chacun. Les « experts » et ceux qui vivent la pauvreté sont si éloignés les uns des autres qu'il arrive souvent que leurs perceptions respectives divergent, voire même s’opposent. Or, il est essentiel de saisir aussi la perception que les plus pauvres ont de l'impact des politiques sur leur situation.

  • Une plus grande efficacité des politiques.

Les politiques de lutte contre la pauvreté visent à restituer un pouvoir de décision aux personnes exclues. La démarche participative contribue en elle-même à la réalisation de cet objectif. Idéalement, elle doit s'étendre à tous ceux qui sont partie prenante : responsables politiques, fonctionnaires des administrations et des services sociaux, chercheurs, associations, personnes en grande pauvreté. Les indicateurs retenus pour évaluer la pauvreté bénéficient ainsi du consensus le plus large possible. Un lien direct est créé entre la connaissance et l'action.

Toutefois, il ne faut pas dissimuler que réussir cette participation des plus pauvres est une entreprise ambitieuse et difficile.

A partir de son expérience7, ATD Quart Monde a identifié un certain nombre de conditions de base en dehors desquelles la recherche d'une participation avec les plus pauvres ne peut être qu'illusoire. Il s’agit de progresser au rythme du plus lent ; d’établir des relations de respect et de confiance réciproques ; de reconnaître la contribution de chacun au projet collectif ; d’offrir une formation adaptée à chaque participant ; d’étendre la participation à tous les segments de la société et à tous les domaines.

Les méthodes d'évaluation participatives et qualitatives peuvent apporter une solution, à condition qu'elles soient bien appliquées et utilisées à bon escient. Autrement dit, elles doivent entraîner un changement réel et durable dans la vie des pauvres.

1 Fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde en 1957.
2 Prix Nobel d’économie 1998.
3 A l'heure où cet article a été rédigé seul l'Avant-projet pour avis de janvier 2000 était disponible.
4 Le résultat détaillé des consultations fait l'objet d'une publication en trois volumes, « La voix des pauvres ».
5 Ce manque de reconnaissance statistique constitue une atteinte grave au principe « d'égale dignité » qui conditionne.la réalisation des droits de l'
6 Cette section est basée sur un memorandum d'un collectif d'associations de lutte contre la pauvreté adressé en 1998 au Select Committee on Social
7 En particulier au travers du projet "Le croisement des savoirs" dont il a été rendu compte dans le n°170 de cette revue.
1 Fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde en 1957.
2 Prix Nobel d’économie 1998.
3 A l'heure où cet article a été rédigé seul l'Avant-projet pour avis de janvier 2000 était disponible.
4 Le résultat détaillé des consultations fait l'objet d'une publication en trois volumes, « La voix des pauvres ».
5 Ce manque de reconnaissance statistique constitue une atteinte grave au principe « d'égale dignité » qui conditionne.la réalisation des droits de l'homme pour tous.
6 Cette section est basée sur un memorandum d'un collectif d'associations de lutte contre la pauvreté adressé en 1998 au Select Committee on Social Security (Royaume Uni). Voir Oxfam GB et alii, 1998.
7 En particulier au travers du projet "Le croisement des savoirs" dont il a été rendu compte dans le n°170 de cette revue.

Françoise Coré

Economiste, Françoise Coré a travaillé pendant vingt ans à l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), en particulier sur le programme d'élaboration d'indicateurs sociaux. Cet article reprend en partie une contribution préparée au nom de l'Institut de Recherche du Mouvement international ATD Quart Monde pour la conférence « Statistique, développement et droits de l'homme » organisée dans le cadre de l’Association internationale pour la statistique officielle (AISO) (Montreux, Suisse, 4-8 septembre 2000)

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