Cinq enjeux pour l'Europe

Pierre de Charentenay

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Pierre de Charentenay, « Cinq enjeux pour l'Europe », Revue Quart Monde [En ligne], 175 | 2000/3, mis en ligne le 05 mars 2001, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2211

Invité à s'exprimer lors d'une rencontre européenne du Mouvement ATD Quart Monde à Heerlen (Pays-Bas) en janvier 2000, l'auteur développe une réflexion prospective sur un certain nombre d'enjeux relatifs à l'avenir de la société européenne. Contribution au discernement et à la vigilance des citoyens.

Les quelques enjeux européens que je vais signaler se situent dans un contexte très particulier, celui d'une démographie européenne en dépression. Il faut savoir que l’Europe est un continent en voie de dépopulation. L’Italie et l’Espagne sont les pays qui ont les taux de natalité les plus bas du monde. Des pays comme la Bulgarie et la Roumanie se dépeuplent. Et, dans un rapport de l’ONU, on annonce que l’Europe devrait probablement s’ouvrir à 150 millions d’immigrés si elle veut maintenir sa force de travail et son système de retraite au niveau actuel. Ces considérations démographiques sont tout à fait capitales : les Européens semblent ne plus vouloir faire d’enfants et les valeurs fondamentales de la famille sont en baisse très rapide, ce qui aura des conséquences considérables sur notre continent d’ici vingt ou vingt-cinq ans.

La Charte européenne des droits de l’homme

Depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, le respect des droits de l'homme a considérablement progressé dans le monde, particulièrement en Europe avec la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l'Europe en 1950. Ce sont des textes qui ont maintenant quasiment force de loi et qui s’imposent dans les comportements de chaque Européen. Des associations, comme Amnesty International et d’autres, ont un rôle vraiment déterminant dans la défense des droits des individus. C'est là un progrès énorme en cinquante ans. Mais il y a des perversions possibles aux droits de l’homme.

En effet les droits de l’homme, qui imposent la défense des autres, peuvent se transformer en défense uniquement de soi-même. On peut arriver à des sociétés où chacun se défendra contre chacun, contre tous les autres. On aurait alors des sociétés très individuelles, froides, violentes, où la relation, la famille, le sens de la communauté ne seront plus des éléments d'une valeur fondamentale.

Nous sommes aujourd’hui à une sorte de tournant très important pour les 15 membres (et bientôt 28) de l’Union européenne, parce que les responsables sont en train de rédiger une Charte des droits fondamentaux, une sorte de convention européenne des droits de l’homme pour l’Union européenne. Ce projet a été lancé par la présidence allemande et doit aboutir sous la présidence française au sommet de Nice en décembre 2000.

Dans un des textes envoyés à la Convention qui rédige cette charte, il est écrit en substance : ne parlons plus des droits de la famille, mais des droits des hommes, des droits des femmes, des droits des enfants. En somme, certains ont l'idée d'isoler les individus les uns des autres et on refuse de défendre un certain droit des communautés, d’une communauté de base comme celle de la famille. C'est une tendance que certains lobbies vont défendre.

Dans la rédaction de cette charte des droits fondamentaux il y a donc un enjeu de taille. Y aura-t-il des pressions exercées à Bruxelles et dans les différents pays pour faire prendre en compte les droits de la famille par exemple ? Et des termes comme "fraternité" ou comme "dignité humaine", qui sont présents dans la Déclaration universelle de l'ONU de 1948, pourraient être mis au second plan dans cette future Charte des droits fondamentaux. Heureusement, bien des membres de cette Convention qui rédige ce texte sont attentifs à ces enjeux. Ce sont là des questions fondamentales qui doivent faire l’objet de notre attention.

La construction de l’Union Européenne

Cette Union a été lancée juste après la Deuxième Guerre mondiale pour favoriser la paix en Europe, ce qu'elle a globalement réussi. Il n’est pas question aujourd’hui que des pays, comme la France et l’Allemagne par exemple, entrent en guerre même s’il y a des désaccords entre eux. Donc le bilan des cinquante ans passés est très positif : c'est un énorme progrès pour la paix, mais aussi pour la stabilité. Un tissu de relations s'est créé entre tous ces pays. Un budget commun permet d’aider les pays les plus en difficultés. L’Irlande, par exemple, a eu une croissance économique de 60% en six ans grâce aux aides européennes. L’Espagne et le Portugal ont aussi profité énormément de cette Union. Une certaine solidarité entre les pays a effectivement joué. L’arrivée d’une monnaie unique est un autre signe de solidarité. Un exemple : en acceptant de se mettre dans la même monnaie que les Italiens, les Allemands ont donné un signe de solidarité avec les Italiens, étant donné le peu de confiance qu’ils avaient vis-à-vis de la lire italienne. Ainsi tous les pays acceptent de prendre des risques communs en se donnant un champ commun d’activité. Faire disparaître des frontières entre des pays, c’est une opération extraordinairement positive mais très longue à réaliser. Il faut harmoniser les administrations, le courant électrique, des centaines de dispositions pour permettre la libre circulation... C'est là un ensemble de solidarités tout à fait unique.

Seulement, une question surgit aujourd'hui sur le sens même de cette construction européenne. Car, si on ouvre l’Union européenne à des dizaines de pays en même temps, ou même sur un espace de quinze ans, quelle Union allons-nous avoir ? Simplement une Union du commerce, du libre échange ? Ou une Union de solidarité entre des pays voulant vraiment partager un même destin, des valeurs communes et s’entraider les uns les autres ? Quelles sont ses valeurs, pour aujourd’hui et pour demain ? Faut-il continuer ce qui a déjà été fait ou se laisser aller à une sorte de libéralisme économique général ? Là aussi, il y a des options à prendre par les opinions publiques, par les acteurs sociaux, par les gouvernements. Par exemple, quel modèle social veut-on en Europe ? Veut-on ou peut-on maintenir une sécurité sociale universelle pour tous, intégrant même les chômeurs, les gens en fin de droit, voire les illégaux ?

Richesse et pauvreté en hausse

Depuis cinquante ans, l'Europe a connu un développement extraordinaire, assez exceptionnel, et qui a pu prendre en charge les pays les plus en difficultés. Mais ce développement économique est-il un développement pour tout le monde à l’intérieur de l’Europe ? Les chiffres montrent que la pauvreté se développe à l’intérieur de ce développement de richesse. Par exemple : les bas salaires affectent maintenant 10% de la population, au lieu de 5% auparavant, tandis que les hauts salaires augmentent. De même les 10% de ménages les plus pauvres perdent en ce moment 3% de revenu par an. Les gens les plus en difficultés en Europe le sont de plus en plus. C’est vraiment une question fondamentale pour notre type de développement. Nous avons une croissance des inégalités, ce qui constitue un défi considérable pour l’Europe qui énonce pourtant des principes démocratiques, de solidarité et de droits de l'homme. La pratique du développement ne correspond pas à ce qui est annoncé. En accentuant les distances entre les citoyens, la croissance de ces inégalités déchire le beau projet d'un modèle social européen juste et solidaire.

Dans ce domaine, il faut se poser la question de l’immigration. Je ne sais pas comment elle sera résolue dans les années à venir. Les gouvernements commencent à en admettre le principe, mais quelles en seront les modalités ? Aurons-nous recours à un système de quotas ? Qui va gérer cette question de l’immigration ? Aucun gouvernement n’a de réponse et l’Europe n’en a pas non plus. Pour l’instant, c’est le blocage sur les entrées, malgré un effort de plusieurs pays pour régulariser des illégaux. Les gouvernements sont-ils prêts à ouvrir l’immigration, mais jusqu’où et comment ?

La réunification de l’Europe

Je ne parle pas d'un élargissement de l’Union européenne à l'Est par lequel on absorberait petit à petit quelques pays dominés autrefois par l'Union soviétique. Je parle volontairement de la réunification de l’Europe. L’Union européenne a comme vocation d’intégrer l’ensemble des pays de l’Europe. Mais il faut prendre la mesure de l'évolution de ces cinquante dernières années. En l948, le rideau de fer s’est installé progressivement entre l’Est et l’Ouest. Puis plusieurs révolutions ont eu lieu à l’Est : en 1956 en Hongrie, en 1968 à Prague, en 1980 en Pologne. Autant de tentatives de libération qui ont échoué parfois dans le sang et il a fallu attendre 1989 pour avoir une libération complète. Mais maintenant que les pays de l’Est sont libérés, il faut s’interroger sur la manière de réunifier l’Europe. Il ne s'agit pas simplement d'absorber l’Est, pays par pays, parce que l’Ouest aurait la bonne parole, le bon développement et incarnerait l’idéal que les autres pays devraient rejoindre. Non. Il s'agit d'entrer dans un dialogue avec les pays de l’Est, parce qu'il y a entre nous des religions et des cultures différentes. D’une certaine manière, nous devons nous réconcilier avec les pays de l’Est parce que nous les avons abandonnés après la Deuxième Guerre mondiale. On ne pouvait peut-être pas faire autrement, mais c’est le sentiment des pays de l’Est : « Vous avez continué votre développement, votre route dans la liberté et nous, nous étions sous le contrôle soviétique, sans rien pouvoir faire ». Les pays de l’Ouest n'ont donc pas à donner des leçons à ceux de l'Est, mais à écouter ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils veulent vivre, les différences qui sont les leurs. La réunification peut être un processus rapide, institutionnellement ou économiquement, mais il va être long culturellement. Nos pays de l’Ouest n’ont peut-être pas envie d’être réunifiés avec l’Est. On voit déjà des résistances à cette réunification : certains disent que cela va coûter cher. Il faudra aussi investir là-bas et changer nos comportements ici. Nous ne sommes vraiment pas prêts à faire un certain nombre de sacrifices car nous allons peut-être avoir des difficultés lorsque les premiers candidats vont se présenter, probablement en 2004. La Pologne, la Hongrie, la République tchèque vont frapper à la porte de l’Union. Tous les parlements de l’Union devront accepter que ces pays entrent dans l’Union européenne. Nous verrons si les opinions publiques sont vraiment ouvertes à accueillir l’ensemble de ces pays. On a déjà des discours de prudence ou de refus. Il y aura certainement un gros travail à fournir pour faire évoluer les opinions, parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une réunification technique, mais d'une réunification des peuples, des esprits, des valeurs. Dès aujourd'hui, dans les mouvements, dans les Eglises, dans tous les groupes pouvant exister, il devient de plus en plus difficile de ne faire des réunions qu’entre membres des pays de l’Ouest. Ce sont en effet des contacts informels, personnels et associatifs, des rencontres avec des ressortissants de l’ensemble des pays de l’Europe qui vont accompagner la réunification de l’Europe. Faute de quoi, celle-ci ne serait qu’une réunification économique pour un plus grand marché. Mais nous aurons raté la dimension humaine de cette réunification.

L'Europe face à la mondialisation

Chacun sait que nous sommes dans un processus de mondialisation généralisée par internet, la télévision, le commerce, le tourisme etc. Si nous faisons l’Europe c’est aussi pour pouvoir nous défendre dans cette mondialisation, pour conserver une certaine capacité d’autonomie pas seulement financière, mais aussi éventuellement culturelle. Il faut que nous soyons prudents sur les risques de réactions nationalistes parce que, face à la mondialisation, nous sommes tentés de réagir de manière nationaliste. Je vais réagir comme Français, Allemand, Italien, voire comme Andalou ou Breton, mais je ne réalise pas que, livré à cette seule appartenance identitaire régionale ou nationale, je ne peux rien faire contre la mondialisation. Nous ne pouvons réagir contre la mondialisation qu'en tant qu’Européens. José Bovet lui-même est favorable à l’Europe, et même à la politique agricole commune, parce qu’il sait qu’on ne peut pas défendre une bonne politique agricole à partir d'un seul pays. Donc faire l’Europe, c’est garder une certaine identité, une certaine autonomie à l’intérieur de tout un circuit mondial que nous ne pouvons pas contrôler. Donc d’une certaine manière, l’Europe est pour nous une des solutions à cette mondialisation. Mais cela implique que nous soyons capables de trouver ce qui serait une manière européenne de se développer, de maîtriser la productivité et toutes les questions relatives au chômage ou à l'environnement. Nous avons la responsabilité sur notre territoire et nous pouvons peut-être constituer un laboratoire de développement durable.

Si nous le faisons chez nous en Européens, peut-être serons-nous plus crédibles pour proposer des solutions à d’autres pays. Car l'Europe a certainement une vocation dans le monde, celle de défendre les grands principes sur lesquels elle veut vivre à l'intérieur : solidarité et dignité humaine. Ces valeurs doivent être défendues dans le tiers monde et dans les relations internationales pour ne pas laisser se développer la simple logique du marché et de la rentabilité. Les Européens portent une responsabilité pour le monde entier.

Pierre de Charentenay

Pierre de Charentenay est directeur de l'Office catholique d'information et d'initiative pour l'Europe (OCIPE) et rédacteur en chef de la revue Europe infos, à Bruxelles

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