Participer à la connaissance

Marie-Thérèse Join-Lambert

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Marie-Thérèse Join-Lambert, « Participer à la connaissance », Revue Quart Monde [En ligne], 176 | 2000/4, mis en ligne le 05 juin 2001, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2223

Les acteurs sociaux ont le sentiment d'une aggravation de l'exclusion alors que des experts démontrent la stabilité relative du taux de pauvreté. Il y a toujours un fossé entre la connaissance « scientifique » et la connaissance « sensible ». Comment y remédier ? Par un rapprochement des diverses sources de connaissance : recherche, action, expérience vécue.

Plus on se penche sur la connaissance des phénomènes de pauvreté et d’exclusion sociale, plus on est frappé par les lacunes et l’incertitude qui la caractérisent, en dépit des progrès incontestables accomplis durant ces dix ou quinze dernières années. Quelle est l’étendue réelle de ces phénomènes dont on sait bien que les enquêtes statistiques ne touchent qu’une part ? Pourquoi un tel écart entre le sentiment des acteurs sociaux d’une aggravation de l’exclusion et la stabilité relative du taux de pauvreté tel que mesuré par un « seuil de pauvreté monétaire », c’est-à-dire la proportion de personnes qui vivent avec moins de la moitié du revenu médian des habitants d’un pays donné ? Mais surtout quelles sont les causes de ces phénomènes de pauvreté dans un pays riche, comment les combattre ? En définitive pourquoi ce fossé entre la connaissance « scientifique » et la connaissance « sensible », que seule la participation des acteurs de terrain pourrait aider à réduire ?

Une expertise

En ces matières pourtant, les associations engagées dans la lutte contre la pauvreté ont fait accomplir des progrès importants, sur divers plans, notamment depuis une dizaine d’années, au point de devenir des acteurs à part entière de la connaissance des phénomènes de pauvreté et d’évaluation des politiques de lutte contre l’exclusion sociale.

- D’abord, elles ont interpellé les pouvoirs publics et les responsables statistiques. On peut citer à cet égard les rapports élaborés sur leur pression et avec leur participation dans des instances comme le Conseil national de l’information statistique1 et bien sûr l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale, dont la création par la loi de 1998 sur la lutte contre les exclusions ne se serait évidemment pas faite sans leurs multiples sollicitations. Ces efforts ont eu des conséquences et en auront à l’avenir. Certes, cela peut paraître long et il faut toujours, j’en ai bien conscience, que les responsables associatifs rappellent aux grandes institutions statistiques les règles à respecter pour sortir des grilles conventionnelles d’interrogation et de lecture qui, inconsciemment, conditionnent leur regard. Ces règles sont fondées sur l’association à l’enquête de personnes et d’institutions apportant un point de vue différent, notamment lors de la détermination de l’objectif de l’enquête, de l’élaboration des questionnaires, de la formation des enquêteurs, de la restitution des résultats sous une forme ou une autre aux personnes enquêtées.

- Mais il n’y a pas que ce pouvoir d’interpellation. Les associations de lutte contre la pauvreté ont aussi développé leur expertise propre. Une partie d’entre elles se sont lancées dans l’exploitation plus systématique, au niveau national, des dossiers dont elles disposent et qui sont indispensables à la conduite de leurs actions d’accompagnement social. Ces statistiques donnent des informations souvent non recueillies dans les grandes enquêtes, mais elles sont évidemment très liées au type de population qui s’adresse à l’association en question. D’autres associations ont pris un parti inverse, en raison du coût de cette collecte et de la réaction souvent négative des bénévoles à un recueil plus systématique de l’information. Elles ont préféré des études approfondies sur une partie de la population qu’elles connaissent.

- De plus en plus, même si c’est souvent de façon indirecte, les associations non seulement sont associées à la mise en œuvre d’études scientifiques, mais sollicitent directement des équipes de recherche et sont à l’initiative de travaux importants d’ordre qualitatif, visant à la compréhension en profondeur des itinéraires, des formes et des causes de l’exclusion.

- Enfin, la participation des associations et de certaines personnes concernées par la pauvreté à l’évaluation de la loi relative à la lutte contre les exclusions a été cette fois-ci importante, et notamment grâce à ATD Quart Monde.

Des avancées décisives

Ces divers types d’action ont permis sur certains points des avancées décisives sur le plan de la connaissance.

- Il n’est pas facile d’en mesurer aujourd’hui toute la portée. Le temps de la connaissance est un temps long : il faut savoir prendre le temps de connaître et de comprendre. Et sur ce plan on n’a pas encore vu tous les progrès que les efforts réalisés ces dernières années vont produire dans l’avenir : de grandes enquêtes comme celle sur les sans-abri sont lancées en ce moment ; les travaux quantitatifs et qualitatifs effectués par les associations sont regardés attentivement par l’Observatoire, pour tenter d’intégrer ces connaissances différentes dans le « stock » de données utilisé couramment par les décideurs et l’opinion publique. Car il faut non seulement prendre le temps de comprendre, mais aussi celui de valoriser, de faire passer ces connaissances, dans l’esprit du plus grand nombre, afin que les représentations de la pauvreté changent.

- Mais, de mon point de vue, ces représentations ont déjà changé par rapport aux années passées. La présence croissante des associations sur le terrain de la connaissance et non plus seulement sur celui de l’action quotidienne, a conduit à plus de précaution dans le lancement et l’interprétation des grandes enquêtes quantitatives. A plus de respect et d’attention aussi dans les méthodes et, plus généralement, dans les regards portés sur les populations concernées. Bien entendu ce sont des acquis fragiles et il faut être extrêmement attentif aux effets que peut produire la reprise de la croissance sur les mentalités, et sur la réapparition, hélas historiquement bien ancrée, des préventions à l’égard des « pauvres valides »... qui n’ont qu’à travailler !

De plus, des domaines précis sont beaucoup mieux connus : pensons aux domaines de la santé des exclus, aux processus d’entrée et de sortie de la pauvreté, aux analyses concernant les placements d’enfants dans les familles défavorisées.

Comment progresser ?

Plusieurs voies apparaissent mais certaines méritent beaucoup de réflexion en commun, car elles doivent respecter les impératifs de construction rigoureuse des connaissances et aussi éviter certaines dérives éthiquement condamnables.

- En premier lieu, il serait important de rapprocher entre elles les connaissances des différentes associations engagées dans la lutte contre la pauvreté. En effet, les études menées par ces dernières auprès des personnes qu’elles aident et soutiennent ne sont représentatives que d’une fraction de la population pauvre et exclue. De plus il peut y avoir, en certains cas, passages du public concerné de certaines associations à d’autres, ce qui rend difficile l’appréhension des durées réelles de soutien et d’accompagnement, des conditions de sorties de la pauvreté. Tout ceci militerait pour des études locales approfondies, pour lesquelles les associations implantées dans certaines zones accepteraient de travailler en commun à partir de leurs données. Là se présente l’obstacle d’ordre éthique. Car ces enquêtes doivent respecter l’anonymat, éviter l’accumulation de demandes de données et tenir compte de l’impact d’une multiplication d’enquêtes spécifiques aux plus pauvres.

-En second lieu, il faudrait parvenir à faire connaître de façon plus rigoureuse et plus rapide les phénomènes qui apparaissent nouveaux et nécessitent des actions d’urgence ou une adaptation très rapide des dispositifs existants. C’est un aspect de la participation des associations à l’évaluation des politiques publiques. Ce sont les associations qui, à partir de 1985, ont attiré l’attention des pouvoirs publics sur la montée des nouvelles formes de pauvreté, qui étaient étroitement liées aux restrictions apportées en 1982-84 dans les modalités d’indemnisation du chômage. Il serait important de parvenir à monter un type de collecte d’informations qui permette d’intervenir plus tôt, de façon à ce que les associations puissent remplir une fonction de « veille » attentive aux formes émergentes de pauvreté, auxquelles les dispositifs publics sont peu ou mal adaptés. De même devrait-on faire remonter de façon plus systématique et organisée l’ensemble des observations faites par elles sur les dysfonctionnements des aides.

-En troisième lieu, il faudrait parvenir à rapprocher les connaissances issues des grandes enquêtes et celles que détiennent les acteurs associatifs et plus généralement tous les acteurs de terrain. Il ne s’agit pas seulement ici de « collecter » des données et de les « intégrer » dans les grandes enquêtes. C’est beaucoup plus difficile : il faut savoir écouter, recueillir et analyser les savoirs, et en tenir compte dans les analyses publiées et diffusées.

-Reste le point le plus difficile et sur lequel ATD Quart Monde a fait œuvre de pionnier, avec le groupe de recherche Quart monde/Université2 : le croisement des savoirs, le rapprochement le plus étroit possible entre la parole et l’expérience même des personnes concernées et la recherche, en vue de « produire de nouveaux savoirs issus de la lutte contre l’extrême pauvreté » . Expérience ambitieuse, extrêmement riche, dont la poursuite mérite d’être encouragée, ne serait-ce que pour approfondir la fécondation possible entre les apports de l’expérience vécue et les conditions de la connaissance scientifique.

Mais, en définitive, en dehors de ces études pionnières, il y aura toujours une connaissance à plusieurs voix : celle des grandes institutions de la statistique et de la recherche, celle des acteurs engagés, celles de l’expérience vécue. C’est le rapprochement entre elles de ces diverses sources de connaissance, le respect de chacune d’elle, la modestie, et le doute permanent quant à la qualité des travaux -condition première de la démarche scientifique- qui pourra permettre une meilleure connaissance, au prix d’un fort développement des enquêtes qualitatives. Sans oublier l’apport plus large à la compréhension des expériences vécues de la littérature, du cinéma, de tout moyen d’expression artistique. Comme l’a dit l’un des participants au groupe de recherche Quart Monde/Université, « Si tu veux transmettre ton expérience vécue, il vaut beaucoup mieux utiliser un langage poétique ». « Peut-on parler en discours intellectuels de vécus que l’on n’a jamais éprouvés ? »

1 Par exemple Pour une meilleure connaissance des sans abri,1996 ; Pauvreté, précarité, exclusion,1998.
2 Le croisement des savoirs, Ed. Quart Monde / L’Atelier, 1999
1 Par exemple Pour une meilleure connaissance des sans abri,1996 ; Pauvreté, précarité, exclusion,1998.
2 Le croisement des savoirs, Ed. Quart Monde / L’Atelier, 1999

Marie-Thérèse Join-Lambert

Marie-Thérèse Join-Lambert est présidente de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (France)

CC BY-NC-ND