Hier, des Européens « asociaux »

Henri van Rijn

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Henri van Rijn, « Hier, des Européens « asociaux » », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 01 septembre 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2278

Les plus pauvres ont souvent été considérés en Europe comme des « asociaux. » Aux Pays-Bas par exemple, aux XVIIème et XVIIIème siècles, on les plaça dans des établissements de redressement. Au XIXème siècle, on entreprit de les déporter au nord-est du pays dans les colonies de défrichement ou dans une colonie pénitentiaire pour mendiants. Au XXème siècle, le souci de leur rééducation est encore très présent, dans certaines cités des villes et dans les camps familiaux. Cet article résume les conclusions d’une étude réalisée par Adrienne Dercksen et Loes Verplancke (Université d’Utrecht) : Histoire de la lutte contre l’asocialité aux Pays-Bas, 1914-1970.

C’est en 1914 que des fonctionnaires utilisèrent pour la première fois le terme de « familles inacceptables » en parlant des locataires indésirables, jugés mauvais payeurs, bagarreurs, pollueurs, et dont le comportement gêne le voisinage. Dans les années 20 s’y ajoutèrent des accusations de criminalité, d’alcoolisme, d’indécence et de négligence vis-à-vis de leurs enfants. Puis on les appela « familles asociales », car on estima que ces familles, manifestant de mauvais comportements tant au travail que dans leur vie privée, ne respectaient pas les normes sociales en vigueur. Durant les années 50 ces familles sont dites « à problèmes » tant pour elles-mêmes que pour la société. Mais les années 60 témoignent d’un changement : c’est la société qui ne donnait pas à tous les chances suffisantes. Les « familles à problèmes » devinrent alors des « familles défavorisées. »

Ces dénominations nous éclairent sur la considération dans laquelle furent tenues ces familles, qui représentaient 3 ou 4 % de la population. Au fil des années, un réseau de surveillance s’est tissé autour d’elles avec l’objectif constant de les rééduquer pour en faire des « familles convenables », c’est-à-dire adaptées.

Des lignes politiques d’exclusion

Isolation, concentration dans des cités qui leur étaient réservées, et rééducation, voilà résumée la politique menée entre 1914 et 1970 envers ces familles par les autorités publiques dans les grandes villes et par des organismes privés ailleurs.

Dans les années 20 s’érigèrent aux Pays-Bas d’innombrables complexes d’habitations destinés aux familles « asociales », variant de la petite rangée de maisonnettes provisoires dans une impasse à une grande cité. Les plus connues de ces habitations se situaient à Amsterdam, à Utrecht et à La Haye. Peu à peu, on distingua parmi ces familles celles qui étaient seulement économiquement ou socialement faibles et les quartiers se diversifièrent.

A la fin des années 30, on se mit à douter de cette politique. Ces cités n’atteignaient pas leur objectif. En effet une toute petite minorité réussissait à accéder à des logements « normaux. » Ces cités se transformaient en quartiers mal famés.

La guerre de 1940-1945 amena un nouveau changement. Profitant des évacuations des victimes de guerre vers des camps au nord-est du pays, plusieurs communes y envoyèrent également leurs familles asociales. La ville de Rotterdam développa particulièrement cette pratique : après la libération, elle y transporta encore, en camion et sous escorte policière, au moins quarante de ces familles.

Le personnel travaillant dans ces camps trouvait que la concentration et l’isolement offraient des possibilités pour la rééducation. Après la guerre, plusieurs camps continuèrent d’exister. En 1948, les autorités nationales qui les géraient les rebaptisèrent « camps familiaux pour familles socialement inadaptées. » La foi dans l’utilité d’une telle rééducation était très forte. On augmenta le personnel affecté dans ces camps. Des sociologues y firent leur entrée. Ce travail de rééducation se développa dans une collaboration entre autorités locales et institutions privées. Mais, au fil des années, le parlement jugea ces camps familiaux trop coûteux et en 1959 décida de les dissoudre. A la fin des années 60, on se mit également à douter du bien-fondé des « cités réservées » dans les villes, et en 1971 on y mit fin officiellement.

L’encadrement des professionnels

Dans la pratique du travail social avec les familles considérées comme asociales, on a constaté une évolution vers plus de professionnalisme et de contrôle. Les cités réservées n’étaient au début gérées que par des inspectrices, parfois assistées de bénévoles. Elles avaient suivi une formation spéciale. Leur travail consistait à percevoir les loyers, à contrôler les maisons et à vérifier que les habitants fréquentaient régulièrement les bains publics.

Dans les années 50, on diversifia les compétences du personnel : aux côtés des assistantes sociales travaillèrent des aides familiales, des animatrices pour les jeunes, et des institutrices de maternelle. Finalement, il y eut partout un staff imposant de personnels qualifiés, assistés par une équipe scientifique.

Des méthodes en provenance des Etats-Unis furent appliquées à grande échelle. L’ingérence dans la vie des habitants s’intensifia, et toucha bientôt toute la sphère de vie des familles. Les scientifiques, les gens de terrain et les responsables politiques se rencontraient au cours de congrès et de commissions, et s’influençaient mutuellement.

Au milieu des années 60, les gens de terrain se posèrent cependant des questions à propos de l’aspect « tutelle » de ce travail. Après 1970 le travail de rééducation proprement dit disparut pour être remplacé par du travail communautaire dans les quartiers défavorisés.

Des familles sans possibilité de choix

Les familles visées par cette lutte contre l’asocialité avaient toutes vécu en fait la même histoire. Elles étaient celles qui étaient les plus défavorisées et avaient peu de formation. Les hommes se retrouvaient en surplus sur le marché du travail ou bien leur métier était dévalorisé. Leurs revenus étaient très faibles et irréguliers avec toutes les conséquences néfastes de cette situation pour des familles souvent nombreuses. Leurs logements étaient très insalubres. Des contacts répétés avec des services sociaux ou des institutions d’aide risquaient d’entraîner le placement dans des cités de rééducation ou dans des camps familiaux.

En principe, les familles résidaient dans ces endroits de leur plein gré. Mais en fait, elles n’avaient pas beaucoup le choix. La proposition d’un logement, l’acquittement de dettes, la menace de l’enlèvement des enfants amenaient la plupart des familles à consentir à ce qu’on leur proposait. Des entretiens avec des anciens habitants des camps familiaux ont montré que généralement ils ne se rendaient pas compte de ce qu’était le lieu où on les emmenait. Ils attendaient une aide spécifique à leurs problèmes et en fait, ils arrivaient dans une institution de rééducation dont il était fort difficile de ressortir. La durée moyenne de leur résidence forcée dans ces camps était de six ans : non pas parce qu’ils étaient « irrécupérables » mais parce que leur commune d’origine s’opposait à leur relogement. Il en était de même pour les familles en cités réservées. Un ou deux ans auraient dû suffire pour leur permettre d’intégrer des quartiers dits normaux, mais comme elles y étaient toujours considérées comme des locataires indésirables, cette stratégie échouait.

Lorsque ces familles regardent aujourd’hui en arrière, elles estiment qu’elles n’avaient absolument pas besoin d’être rééduquées. Elles critiquent surtout l’ingérence, le fait d’avoir été sous tutelle et l’étiquette d’asociales qui leur collait à la peau. Leur jugement se fait un peu plus indulgent concernant l’aide spécifique à leurs problèmes.

La lutte contre l’asocialité était continuellement sous-tendue par des normes de bon comportement non explicites que l’on peut déduire des critères employés. Les deux critères les plus importants portaient sur le travail de l’homme et la manière dont la femme tenait son ménage.

On reprochait à l’homme de travailler de manière irrégulière, d’être au chômage trop souvent, de changer trop souvent d’employeur, de ne pas respecter les règles sur les lieux de travail, de ne montrer ni considération pour les supérieurs ni joie à travailler.

Quant à la femme, on critiquait son manque de propreté, d’ordre et de régularité. On lui reprochait de ne pas être capable de créer une bonne ambiance, de ne pas savoir gérer l’argent, de négliger l’éducation des enfants.

Il y avait également d’autres normes sous-jacentes par rapport à l’alcool, aux mœurs, à la criminalité et, après la Seconde Guerre mondiale, au fait d’aller ou non à l’église.

Le modèle de vie considéré comme normal pour un « comportement social correct » n’était jamais soumis à discussion. On ne parlait que du comportement déviant. Cela aurait été dérangeant pour la société et menaçant pour l’ordre public. Le regard était d’ailleurs uniquement dirigé vers les couches inférieures de la société.

La caution des scientifiques

A partir du moment où une certaine catégorie de familles avait été désignée comme « inacceptable », des scientifiques s’étaient mis à l’étudier. Ils estimaient qu’on pouvait trouver les causes de leur comportement « inacceptable », puis « asocial. » Rechercher l’origine de ces causes donnerait les moyens de combattre le mal.

Chaque période eut ainsi sa « mode » dans l’explication du comportement, et chaque discipline scientifique y mit son grain de sel, avec cependant un consensus sur les raisons profondes du mal, à savoir les défauts, les carences des personnes et des familles. Des circonstances socio-économiques comme le chômage et la crise du logement étaient parfois mentionnées, mais jamais jugées comme étant le cœur du problème. De même le remède au comportement asocial était toujours recherché dans la sphère individuelle, dans la rééducation des familles et des personnes.

Ainsi, la science a joué un rôle crucial dans la lutte contre l’asocialité. Elle a inspiré et légitimé l’action des gens de métier et des dirigeants. Dans l’approche des familles asociales dans les années 30 par exemple, on retrouve des éléments d’une pensée eugéniste. Les scientifiques parlaient de l’asocialité en termes de maladie, contre laquelle il fallait trouver des remèdes. Cette manière de voir a fortement influencé la pratique sur le terrain et a été très persistante à cause précisément de cette caution scientifique.

Après la guerre (1945), les attentes étaient très grandes. La recherche menée, surtout dans les camps familiaux, était censée expliquer pourquoi des familles étaient asociales, apporter une clarification et une solution. Quant aux principes qui sous-tendaient ce type de recherche scientifique et sa manière de procéder, certaines remarques s’imposent.

On a tenté de mesurer l’asocialité avec des soi-disant critères objectifs, qui ne reposaient en fait que sur des normes subjectives et les valeurs en cours dans la société d’alors. Outre les propres observations des chercheurs, le matériel de recherche utilisé par les scientifiques était essentiellement constitué d’informations issues de rapports sur les familles contenant un mélange de faits, d’opinions propres et de rumeurs, avec un jugement sur les familles fortement influencé par les valeurs et les normes évoquées plus haut.

En fait, la science n’a jamais été capable d’établir une théorie générale sur le comportement asocial, ni d’offrir des solutions. Suite à une amélioration de leurs conditions de vie dans les années 60, la plupart de ces familles disposèrent de plus de moyens et beaucoup de leurs problèmes disparurent de ce fait.

Aujourd’hui certains scientifiques ont pris leurs distances par rapport à leur attitude passée. Mais pour les familles qui ont été pendant des années les objets de ces recherches et de ces traitements, cette reconsidération offre peu de consolation. Pendant trop longtemps, on est intervenu dans leur vie, souvent avec les meilleures intentions du monde, mais sans leur accord et sans beaucoup de résultat positif pour elles. Elles ont dû payer un prix très élevé pour leur prétendue déviance de la « normalité. »

Henri van Rijn

Volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, Henri van Rijn est actuellement chargé d’étude sur l’histoire des populations très pauvres en Europe. Il a publié en 1995 Armoede : noodlot of onrecht ? (Pauvreté : fatalité ou injustice ?), disponible aux Editions Quart Monde.

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