Demain, des Européens «associés» ?

Benoît Fabiani et Herman Van Breen

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Benoît Fabiani et Herman Van Breen, « Demain, des Européens «associés» ? », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2280

Les citoyens les plus pauvres nous posent les questions essentielles sur la grande Europe que nous voulons bâtir ensemble. Nous trouverons les réponses en les écoutant et en les associant dés maintenant à la construction européenne.

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Malgré une situation générale bien meilleure que celle d’autres continents, l’Europe n’a pas éradiqué la grande pauvreté. Dans tous les pays, des personnes et des familles doivent survivre avec des ressources qui ne leur permettent pas de vivre dignement. Le chômage de très longue durée est très important parmi les populations défavorisées, au point qu’une partie importante des jeunes et des adultes se sent complètement inutile. Le droit au logement n’est pas assuré. Du fait de leur pauvreté, des personnes ne peuvent se soigner. La grande majorité des enfants retirés à leurs parents par les services judiciaires et placés dans une institution ou une autre famille, viennent de familles en situation de pauvreté.1 Une partie importante des enfants de familles très pauvres est en situation d’échec scolaire. Nombreux sont les jeunes qui, à vingt ans, n’ont aucune perspective d’avoir une formation ou un travail.

Il existe en Europe une population qui n’a pas un accès effectif aux droits communément admis. Il ne s’agit pas seulement des droits économiques, sociaux et culturels mais aussi - parce que les droits de l’homme sont indivisibles et interdépendants - du respect de la dignité et de la liberté. Quelle liberté de choix a-t-on aujourd’hui quand on est acculé à vivre sous tente ou dans un baraquement de chantier, quand on n’a aucune formation, quand on doit utiliser toute son énergie à assurer la survie de sa famille ?

Que demandent les plus défavorisés à Madrid, Bruxelles, Varsovie, Paris ou Budapest ? Avant tout d’être respectés comme des personnes humaines à part entière. En 2002, comme il y a cinquante ans, des hommes et des femmes disent : « Nous ne sommes quand même pas des chiens pour être traités ainsi. » L’universalité de ce cri montre que l’Europe qui a proclamé en décembre 2000 la Charte des droits fondamentaux n’a pas réussi à ce que tous ses habitants se sentent également respectés dans leur dignité. Elle nous montre aussi que l’amélioration générale du niveau de vie d’un pays ne garantit pas la justice pour tous.

Des espoirs et des craintes

Dans les pays de l’Union européenne comme dans ceux qui cherchent à la rejoindre, les personnes et familles qui vivent dans la pauvreté expriment à la fois de grands espoirs et beaucoup de craintes. Elles se demandent évidemment quelle sera la place des plus pauvres et si ceux-ci seront écoutés, associés à cette nouvelle construction. Partout, elles se demandent si leurs emplois seront préservés, sachant combien les mutations économiques se font toujours sur le dos, pour ne pas dire souvent au mépris, des travailleurs les plus faibles et les moins qualifiés. En Europe occidentale, elles se demandent aussi si les droits acquis (au niveau de la protection de la santé par exemple) ne seront pas remis en cause. Elles voient et comprennent bien que l’Europe permet la libre circulation des hommes et des idées, un élargissement des connaissances de chacun, mais elles se demandent si leurs propres enfants ont vraiment des chances d’en profiter, eux qui sont rarement dans les universités. Elles constatent, dès qu’elles ont l’occasion de voyager ou de rencontrer d’autres Européens, que la souffrance est la même partout et que les personnes qui vivent dans la pauvreté éprouvent les mêmes sentiments d’injustice et d’humiliation. L’expérience des privations et de l’exclusion donne aux personnes très pauvres un sens aigu de la souffrance comme du respect de la dignité de chacun. Elles réagissent autant aux injustices proches de chez elles qu’à celles qu’elles voient ou entendent à l’autre bout du monde. Elles attendent que l’Europe garantisse la sécurité et la dignité de tous, ressortissants de l’Union, autres Européens et réfugiés. Comme bien d’autres, les personnes qui ont la vie difficile rêvent d’un monde uni et sans frontière. Récemment, à la fin d’une rencontre européenne, un jeune père de famille de Munich disait : « Ce que je connais, je peux l’aimer. Et on peut se battre pour ce qu’on aime. Mon fils pourra devenir européen sans avoir de frontières dans la tête. Je vais transmettre ce sentiment européen à mon fils. »

Quel but et quelle boussole ?

Les personnes qui continuent de vivre dans la pauvreté nous posent la question du but que nous recherchons et de la boussole que nous utilisons pour y arriver. Si nous reconnaissons cela, nous pouvons alors les prendre comme des partenaires dont nous avons besoin. Si nous voulons une Europe juste et solidaire pour tous, dans ses frontières comme à l’extérieur, le respect effectif des droits fondamentaux doit être notre boussole à tous.

Ce respect a des exigences, dont la première est certainement de construire un nouveau partenariat avec les citoyens qui vivent le non-respect de leurs droits fondamentaux. Ce n’est qu’avec ces personnes et ces familles que nous pouvons trouver les chemins qui traduiront nos bonnes intentions en réalités pour tous. Monsieur C., un homme d’Irlande qui a eu une vie difficile et qui se bat pour soutenir les personnes qui l’entourent nous indique un de ces chemins : « La liberté », disait-il récemment, « c’est de pouvoir parler sans être jugé par les autres, de pouvoir apprendre ce que sont la justice et les Droits de l’homme dès le plus jeune âge, c’est d’avoir un logement, de quoi manger, un travail utile, c’est recevoir de l’amitié et pouvoir en donner. »

L’urgence d’un vrai dialogue

Contrairement à ce que nous croyons parfois, le plus urgent n’est pas d’inventer sans cesse de nouveaux programmes pour les pauvres - avec le risque répété de les mettre dans des ghettos et des circuits parallèles. Non, le plus urgent est de nous engager tous, citoyens, gouvernements et responsables de tous ordres, dans un vrai dialogue avec ceux et celles qui sont le plus exclus de nos efforts et de nos résultats. Ainsi seulement ils trouveront leur pleine place dans notre société. Ainsi seulement, ils nous guideront vers des façons de faire et des mesures qui rétabliront dans la communauté ceux qui en sont exclus. Ainsi nous pousseront-ils à faire de l’éradication de la grande pauvreté un objectif prioritaire. Car ce n’est pas demain, quand l’Europe sera « élargie », quand les restructurations économiques seront faites... qu’il faudra se préoccuper de la grande pauvreté. Il sera une fois encore trop tard. Le père Joseph Wresinski nous en avertissait déjà en 1987 : « La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaît pas ainsi comme par enchantement. Il faut nous en défaire par la construction même de cette société ; sinon, elle sera à nouveau comme incrustée dans ses murs. »

La France a fait un pas très important en adoptant, en 1998, une loi contre les exclusions basée sur la nécessité que soit respectée l’égale dignité de tous. L’Union européenne en a fait un aussi en adoptant au sommet de Nice (en décembre 2000) des « objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion »2. La question est maintenant de faire de ces objectifs une priorité aussi importante que le développement économique et le lancement de l’euro. Non pas un objectif à part, mais un objectif qui devrait être au cœur de toutes nos politiques, au cœur de nos discussions avec les pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne. Non pour leur imposer de nouvelles contraintes mais afin de réfléchir avec eux aux moyens nécessaires pour que les ajustements économiques ne fassent pas le malheur des pauvres mais soient la source d’un vrai développement pour tous.

Nous ne trouverons les réponses que si nous décidons de rechercher résolument les moyens d’associer les citoyens les plus pauvres, comme tous les autres, à la définition des politiques nationales et européennes, à la construction quotidienne de la communauté humaine que nous formons tous.

1 Cf. Quart Monde, n°178 « Enfants placés »
2 Voir ce document dans ce numéro
1 Cf. Quart Monde, n°178 « Enfants placés »
2 Voir ce document dans ce numéro

Benoît Fabiani

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Herman Van Breen

Benoît Fabiani, Français, et Herman van Breen, Belge, sont tous deux volontaires permanents d’ATD Quart Monde. Après diverses responsabilités en France et aux Etats-Unis pour le premier, en Belgique et aux Pays-Bas pour le second, ils sont maintenant conjointement délégués d’ATD Quart Monde pour l’Europe.

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