Une nouvelle priorité pour l’Europe

Robert Picht

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Robert Picht, « Une nouvelle priorité pour l’Europe », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2002, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2288

Pour la première fois de son histoire, l’Europe se dote d’une politique concertée pour combattre la pauvreté et l’exclusion sociale. Il importe de prendre la mesure de cette nouvelle étape.

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Union européenne

Dans les premières décennies de la construction européenne les questions sociales ne jouaient qu’un rôle symbolique et marginal. Moteur des « Trente glorieuses »1, le marché commun était vécu comme une marche vers le « toujours plus. » Pour la grande majorité de la population, la Communauté européenne apparaissait comme une communauté de croissance dont la plus-value assurerait pour toujours le bien-être généralisé. Jaloux de leurs prérogatives, les Etats membres étaient réticents pour admettre la moindre communautarisation des enjeux sociaux.

Depuis les années soixante-dix, cette certitude était ébranlée. Mais les gouvernements de l’Europe occidentale continuaient à croire dans l’efficacité du pilotage macro-économique et des systèmes de protection sociale conçus pour surmonter des crises conjoncturelles et le chômage de courte durée. Cependant, les dispositions adoptées n’avaient plus d’emprise suffisante.

C’est paradoxalement dans les phases de reprise économique que le phénomène devient le plus apparent. Quels que soient les taux de croissance et de prestations sociales, un noyau dur de chômage subsiste. Nous ne pouvons plus considérer la pauvreté et l’exclusion sociale comme des plaies marginales. Depuis le Rapport général sur la pauvreté réalisé en Belgique au début des années 90 avec une participation intense d’ATD Quart Monde, suivi d’études et de programmes dans de nombreux pays, nous avons compris ceci : les phénomènes de pauvreté, urbains et ruraux, constituent une réalité sociale incontournable dont les causes et les effets sont multidimensionnels.

Les critiques de l’Etat providence viennent de deux côtés. Les uns considèrent que ses coûts, ses facilités et ses contraintes étouffent trop l’initiative économique et que le « modèle social européen » avec ses régulations étatiques pèse lourd sur la compétitivité de l’Europe. Les autres, avocats des pauvres, constatent que la redistribution financière et les services standardisés n’arrivent pas à toucher ceux qui tombent en dehors des critères d’une assistance mécanique. Ils sont de plus en plus nombreux notamment parmi les jeunes, les immigrés et les chômeurs de longue durée.

Depuis l’Acte unique de 1986, l’Union européenne longtemps mobilisée sur l’accomplissement du marché unique ne peut plus faire abstraction de ce défi. Le concept de cohésion économique et sociale inscrit dans cet accord se déplace.

Paradoxe significatif : le programme Pauvreté 4 a été brutalement arrêté en 1994 au nom du principe de subsidiarité établi comme règle européenne dans l’Acte unique. Dans l’esprit de nombreux gouvernements nationaux, ce principe doit protéger la souveraineté nationale, notamment dans le domaine social, contre des interférences extérieures. C’est ainsi que la Grande-Bretagne et l’Allemagne ont rejeté toute tentative d’harmonisation dans le domaine social. Destinée selon la doctrine sociale de l’Eglise catholique à encourager les initiatives de la société civile, cette subsidiarité était devenue à l’échelle européenne le cheval de bataille de l’étatisme national.

L’exclusion sociale reconnue

Depuis, un grand chemin a été parcouru. Avec le traité de Maastricht (1988), la finalité de cohésion sociale (Etats membres / Régions) et de promotion de l’égalité des chances entre les personnes a été inscrite dans les accords européens fondamentaux et précisée dans l’Agenda 2 000.

Le sommet de Lisbonne (mars 2 000) a constitué une étape importante dans la mise en place de stratégies moins fragmentées. Destiné à définir des objectifs à long terme et à intégrer les bouleversements dus aux technologies de l’information et à la mondialisation, ce sommet ne sépare plus les stratégies économiques, l’emploi, l’éducation, la formation, la recherche de la cohésion sociale. La lutte contre l’exclusion sociale devient donc partie intégrante de la modernisation du modèle social européen.

Il reconnaît l’importance de l’éducation et de la formation continue pour tous, notamment pour les plus faibles, et le rôle des institutions (privées et publiques) et du secteur associatif dans la création d’emplois, surtout dans le domaine des services. Il préconise une protection sociale favorisant une véritable intégration sociale. Le sommet considère la pauvreté et l’exclusion sociale comme inacceptables, donc comme phénomènes bien réels qui demandent d’abord une meilleure compréhension. Il propose d’intégrer la promotion de la solidarité dans les politiques publiques d’emploi et de définir des actions prioritaires pour des groupes cibles déterminés.

Pour surmonter les dilemmes de subsidiarité, le sommet de Lisbonne propose une nouvelle méthode ouverte de coordination destinée à aider les Etats membres à développer progressivement leurs propres politiques dans un esprit de convergence.

Le sommet de Nice (décembre 2 000) confirme les objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Les Etats membres sont invités à inscrire leurs priorités dans le cadre de ces objectifs, à développer des plans nationaux couvrant une première période de deux ans, à définir des indicateurs et des modalités de suivi permettant d’apprécier les progrès accomplis. Plus concrètement il s’agit :

- d’utiliser les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication,

- d’assurer des garanties minimales de ressources,

- d’appuyer une politique urbaine permettant de lutter contre les phénomènes de ségrégation sociale et spatiale,

- d’évaluer l’impact du Fonds social européen,

- de mettre en œuvre la législation en matière de lutte contre toutes les discriminations,

- de renforcer l’intégration des ressortissants de pays tiers et des personnes handicapées,

- de créer les conditions d’un partenariat efficace avec les partenaires sociaux, les organisations non gouvernementales, les collectivités territoriales, les organismes gestionnaires de services sociaux et les entreprises.

Les recommandations de Nice engagent donc un ensemble d’interventions conjointes qui essaient d’embrasser la multi-dimensionnalité des problèmes à maîtriser.

Les instruments de la coordination

Les Etats membres ont remis à la Commission en juin 2 001 leur plan national de lutte contre l’exclusion sociale. En septembre, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont conclu un accord concernant un programme de coopération. Ce programme portera sur une période de cinq ans (2 002–2 006) et sera doté d’un budget de soixante quinze millions d’euros. Il s’articulera autour de trois objectifs principaux : l’analyse des caractéristiques, processus, causes et évolutions de l’exclusion sociale ; la coopération et l’échange d’informations et de meilleures pratiques ; la participation des différents intervenants et le soutien au travail en réseau.

Les deux niveaux, national et européen, sont évidemment complémentaires. Comme pour la politique de l’emploi à la suite du sommet de Luxembourg de 1999, la publication et l’évaluation comparative des rapports nationaux de lutte contre l’exclusion auront un impact considérable sur l’opinion publique. Ce « bench-marking » des performances nationales établira les standards du « modèle européen de société. » Il sera accompagné de l’action communautaire destinée essentiellement à améliorer la compréhension et les échanges mutuels et, pour la première fois, à donner la parole aux personnes démunies reconnues comme acteurs.

Dans ce processus, le développement d’indicateurs d’exclusion sociale permettant de mesurer le phénomène et de surveiller le développement des politiques est d’une importance primordiale. Le sommet de Laeken en décembre 2 001 a approuvé une première série d’indicateurs de cohésion sociale qui seront développés et complétés ultérieurement. Sur proposition de la Commission, ils concernent la distribution des revenus, le taux de pauvreté avant et après les transferts sociaux, la persistance de la pauvreté, la cohésion régionale, le nombre des sans diplôme ne se trouvant pas dans des processus de formation continue, le chômage à long terme.

L’honneur des plus démunis

Avec une continuité remarquable l’Union européenne et les Etats membres ont donc mis en place un nouveau dispositif permettant d’affronter le problème de la pauvreté et de l’exclusion sociale avec une meilleure lucidité et cohérence.

Mais il serait erroné de considérer la tâche accomplie. Car plus que dans tout autre domaine la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale demande une longue patience et une présence humaine qu’aucun programme public ne saura remplacer. Il faudra surtout l’encouragement et la participation active des démunis eux-mêmes. L’enjeu central est leur vie et leur honneur.

1 Inspiré d‘un livre de Jean Fourastié, ce terme désigne les trente années de croissance économique qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale
1 Inspiré d‘un livre de Jean Fourastié, ce terme désigne les trente années de croissance économique qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Robert Picht

De nationalité allemande, Robert Picht est professeur au Collège européen de Bruges

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