Réussir l’euro

Didier Robert

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Didier Robert, « Réussir l’euro », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2002, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2290

Au-delà d’un défi technique, un enjeu humain

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Union européenne

Réussir l’euro, c’est réussir le passage fort à un sentiment d’identité commune. C’est réussir aussi à faire tomber des frontières dans nos esprits. A cet égard, les personnes démunies ont une expérience très concrète et assez fondamentale à faire valoir parce qu’elles savent ce que sont des frontières : dépendre pour sa survie d’un service public ou d’un bureau d’aide sociale, ne pas avoir la liberté de choisir son domicile, son travail, ne pas disposer finalement de la liberté d’aller et venir. Elles nous demandent si l’euro va changer quelque chose dans ces frontières de leur quotidien, si les rares emplois qui leur sont encore accessibles vont disparaître ou non avec l’euro, si elles vont pouvoir mieux se déplacer sans qu’on leur demande sans cesse de raconter leur histoire, nécessairement plus faite de difficultés que de réussites. Elles nous font réaliser qu’il y a un gouffre entre la liberté de circulation de l’argent et la liberté de circulation des personnes en situation de pauvreté.

Nous avons compris que nous ne pourrons pas nous contenter de les aider à « se débrouiller » avec l’euro. Leur attente est beaucoup plus grande. Elles nous demandent si nous sommes prêts à construire l’Europe de tous, avec ce symbole fort d’une monnaie commune dans nos poches.

Des perspectives d’avenir

Les personnes démunies ne sont peut-être pas familières de voyages ou de vacances hors de leur pays mais elles sont souvent en relation avec d’autres Européens dans leur propre environnement et ont déjà entendu parler de l’Europe dans les médias. Et lorsque certaines d’entre elles ont l’opportunité de dialoguer avec un spécialiste venu leur parler de l’euro, elles font part de réflexions pertinentes sur les perspectives sociales et culturelles de la construction européenne. Ainsi, lors d’une rencontre de l’université populaire Quart Monde d’Ile-de-France, plusieurs remarquèrent : « L’euro va permettre de créer comme un grand pays, ce qui nous évitera peut-être des guerres comme celle du Kosovo. » « Il faut être assez généreux pour abandonner un peu de son identité. »

« L’euro c’est pour les générations à venir, c’est pour nos gosses. » Si elles évoquent le handicap des personnes âgées pour s’adapter à cette nouvelle monnaie, elles s’inquiètent aussi du risque d’appauvrissement des pays en voie de développement par rapport à une Europe qui deviendrait plus forte. Une jeune femme demande si on veut vraiment prendre à bras-le-corps la question de la pauvreté : « Vous nous dites qu’il faut être patient, mais nous ne pouvons plus être patients. Il y a des droits qu’il est urgent de garantir, sinon nous ne nous en sortirons pas. »

Un passage à réussir ensemble

L’Europe tente de se doter de lignes directrices communes pour lutter contre le chômage, la pauvreté et l’exclusion sociale mais se retranche trop souvent derrière ce qu’on appelle le principe de subsidiarité. Sans rien comprendre à ce mot compliqué, les personnes démunies nous disent que, si nous laissons les plus faibles se débrouiller entre eux, ils n’y arriveront jamais. C’est peut-être là que se trouve la clé d’une réussite du passage à l’euro. Revenons, par exemple, sur quelques actions entreprises pour prendre la mesure de cet enjeu.

Les Caisses d’épargne ont créé une fondation (« Ensemble, vaincre l’exclusion ») qui s’est véritablement donné les moyens de recueillir l’avis de personnes défavorisées sur le passage à l’euro avant de décider quels projets elles devraient soutenir et subventionner en priorité. De ce fait elles ont sélectionné ceux qui associaient le dialogue sur le sens de l’Europe et la maîtrise du passage à la nouvelle monnaie.

Le ministère de l’Economie et des Finances s’est impliqué dans une démarche, d’abord intitulée « Passage à l’euro et publics fragiles » puis « L’euro pour tous. » Des brochures réalisées par ce seul ministère ont été diffusées à des millions d’exemplaires mais sans atteindre vraiment les publics les plus vulnérables. Heureusement une journée de rencontre avec des représentants d’entreprises et d’associations a permis à ce ministère de se rendre compte qu’il existait déjà des outils pédagogiques, notamment audiovisuels, élaborés dans le cadre d’initiatives locales qu’il convenait plutôt de soutenir. Une opération baptisée « Tous prêts pour l’euro », associant divers partenaires, a également été décidée pour former des formateurs de médiateurs. Ces médiateurs atteindront d’autant mieux les publics les plus démunis qu’ils seront eux-mêmes issus des mêmes quartiers.

Une grande entreprise publique, La Poste, a formé assez tôt ses trois cent mille salariés pour leur permettre d’être mieux en mesure de répondre aux besoins de ses usagers pendant cette période de transition. Il serait souhaitable qu’un tel effort soit mis en œuvre par l’ensemble des services et des banques au bénéfice de tous et en particulier des personnes qui ont le plus de difficultés, de telle sorte qu’elles puissent dire : « Depuis l’euro, on nous comprend mieux. »

Certes, les sommes d’argent que les personnes défavorisées peuvent déposer sur un compte sont souvent dérisoires eu égard à la moyenne des dépôts, mais pour elles ce sont des sommes vitales qui vont leur permettre ou non de faire face à un loyer ou de rembourser des dettes, avec le risque d’un « passage dans le rouge », risque probablement accru avec le changement de monnaie. Ce risque doit être conjuré pour éviter que ne se creuse davantage un fossé entre ceux qui utilisent les moyens modernes de paiement, c’est-à-dire la grande majorité des consommateurs, et d’autres à qui cette pratique serait interdite.

Un égal pouvoir de compréhension

L’adoption de l’euro doit être l’occasion de développer dans toute l’Europe la lutte contre l’illettrisme. Maîtriser l’euro suppose que l’on maîtrise la lecture, l’écriture et le calcul. A défaut, ce changement d’unité de mesure va déstabiliser les adultes qui, quoique illettrés, s’étaient habitués aux formes diversifiées des pièces et des billets de la monnaie traditionnelle. La télévision, les services sociaux, l’Education nationale elle-même ont un rôle de premier plan à jouer dans cette re-mobilisation citoyenne en faveur du droit à un égal pouvoir, non pas d’achat (cela relève d’un autre combat !) mais de compréhension et d’appropriation de notre nouvel outil commun de communication et d’échange.

Le passage à l’euro a soulevé beaucoup de difficultés techniques, résolues pour la plupart. Un temps tous fragilisés par l’introduction de l’euro, et donc sensibilisés aux conditions de réussite d’un tel changement dans nos comportements, il importe de ne pas oublier que cette nouvelle étape de la construction européenne réactive des clivages sociaux et culturels au sein de chacune de nos sociétés. A nous de faire en sorte que cette réactivation nous provoque à les réduire. Sinon, pourra-t-on dire qu’on aura réussi l’euro »

Didier Robert

Volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde depuis vingt ans, Didier Robert est aussi membre du Conseil économique et social français depuis 1999. Cet article reprend des éléments de son audition devant la section des Finances du CES

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