Puissance mondiale ou partenaire solidaire ?

Gérard Karlshausen

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Gérard Karlshausen, « Puissance mondiale ou partenaire solidaire ? », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2002, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2299

Ce ne sont pas les femmes sénégalaises ni les agriculteurs boliviens qui élisent les parlementaires européens

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Union européenne, Développement

La coopération européenne est aujourd'hui le plus grand mécanisme de solidarité entre le Nord et le Sud. Dans le traité européen de 1990, l’Union a fait de la lutte contre la pauvreté l’objectif principal de sa coopération. En novembre 2000, les ministres européens ont adopté une note qui réitère cette intention. Mais cette solidarité s'exerce-t-elle à bon escient ? Les peuples du Sud reçoivent-ils l'assistance dont ils ont besoin pour développer leurs projets ? Au-delà des beaux discours sur l'éradication de la pauvreté et sur la participation de la société civile, l’Europe a-t-elle réellement l’intention de s’attaquer aux racines des problèmes, c’est-à-dire d’œuvrer à une réelle redistribution des énormes richesses que produit la planète et au respect des droits économiques et sociaux des citoyens, qu’ils soient du Nord ou du Sud ? Force est de constater que les résultats de la coopération ne sont pas à la mesure des espérances. Pourquoi ?

D'une part parce que la coopération européenne reste trop tributaire d'une vision qui fait du marché l'instrument du progrès. Vendre et acheter en toute liberté peut créer des richesses. Mais les redistribuer au bénéfice d'un toit, de soins de santé, d'une nourriture suffisante... pour toutes et tous, c'est bien autre chose ! Alignée sur les grandes institutions internationales (comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou l'Organisation mondiale du commerce), l'Union européenne répète leurs dogmes : c'est en s'intégrant au marché mondial que les peuples défavorisés auront droit à leur part du banquet... Elle se refuse à admettre que les mesures déjà imposées de longue date aux pays les plus pauvres n'ont fait qu'enfoncer ces derniers. Leur agriculture, par exemple, peu compétitive mais qui emploie et/ou nourrit des millions de familles ne peut supporter les prix pratiqués sur le marché mondial. Ceux-ci sont plus bas que les leurs car les grosses agricultures du Nord se sont industrialisées et bénéficient du soutien de leurs gouvernements. Si les agriculteurs de nombreux pays du Sud vendent leurs produits au prix mondial, ils font faillite. S'ils veulent tenir compte du coût de leur travail, leurs prix de vente sont plus élevés et ils subissent durement la concurrence des produits importés, moins chers.

Alors, sans une dose de protection, comme l’Europe l’a d’ailleurs pratiquée pour ses propres agriculteurs, comment survivre ?

L'Europe nous dit : il faut aider ces agriculteurs à devenir compétitifs sur le marché mondial. Mais il faudrait évaluer jusqu'à quel point ce dernier peut réellement promouvoir une agriculture et une alimentation saines, respectueuses de l'environnement et de qualité. La crise de la dioxine, les épidémies de fièvre aphteuse et autres « vaches folles », la qualité en général des aliments que nous consommons mettent en doute la pertinence de la concurrence à tout prix quand il s'agit de biens de première nécessité. Car ce qui est dit pour l'alimentation vaut aussi pour la santé, l'éducation ou le logement. Tous ces droits reconnus par les Nations unies sont loin d'être garantis, voire préservés, par l'idéologie du « tout au marché ». Voilà une des premières contradictions de la coopération européenne : vouloir d'une part éradiquer la pauvreté et d'autre part soutenir les mécanismes qui la génèrent.

La cohérence ? Une boîte de Pandore

Bien sûr, il ne s'agit plus ici seulement de coopération. Car si celle-ci est trop souvent mise au service d'une intégration contestable du Sud au « marché » mondial, c'est surtout l'incohérence des politiques européennes qu'il faut montrer du doigt. Alors que d'un côté des millions d'euros sont dépensés pour des programmes de développement, de l'autre l'Europe défend (directement ou dans l'enceinte des institutions internationales) des mesures commerciales, politiques ou économiques qui vont en sens contraire. On encourage, par exemple, les producteurs africains de tomates à en faire du concentré pour vendre mieux et plus cher leurs produits. Parallèlement, on soutient les exportations européennes de concentré de tomates qui concurrencent et annulent les efforts des agriculteurs du Sud ! Ne pourrait-on rêver d’une Europe qui mettrait en premier lieu toutes ses politiques au service de la lutte contre la pauvreté, chez elle mais aussi partout dans le monde ? Une Europe qui, avant de se vouloir une puissance mondiale, serait avant tout un partenaire solidaire des peuples qui en ont le plus besoin. Bien sûr, inutile de nier que sur le grand écran de l’Union européenne les acteurs sont très divers et les lobbies les plus puissants ne sont pas ceux qui défendent les plus pauvres. Certains affirment que mettre en avant les incohérences des politiques européennes, ce serait ouvrir une boîte de Pandore d’où bondirait un nombre incalculable d’intérêts particuliers et de conflits latents.

Mais comment ne pas regretter que face aux autres puissances mondiales (Etats-Unis et Japon en tête), l’Europe oublie si souvent ses racines humanistes au profit d’un modèle basé sur des valeurs individualistes, voire égoïstes ? En quarante ans, la richesse mondiale a été multipliée pratiquement par huit et l’Europe, en participant aussi au pillage des ressources du Sud, en a produit une bonne part. Alors pourquoi ne pas montrer la voie d’un partage plus équitable, ce que réclament avec une insistance croissante les défenseurs d’une autre mondialisation ? Les mécanismes existent : de l’annulation de dettes déjà moult fois remboursées mais que le jeu des intérêts ressuscite continuellement à la mise en place, au moins au niveau de l’Union, d’une fiscalité européenne (comme une taxe de type « Tobin ») qui permette de rapatrier des capitaux spéculatifs vers l’investissement productif et le développement social. L’Europe reste malheureusement fort timide en ces matières tout comme dans la promotion d’un commerce plus équitable ou l’augmentation de l’aide au développement. Lors du dernier sommet des Nations unies sur les Pays les moins avancés (PMA), qui s’est tenu à Bruxelles en mai 2001 à l’invitation du Parlement européen, des espoirs étaient nés. Face à la situation de ces peuples qui s’enfoncent dans la misère, des mesures radicales auraient pu être proposées. Il n’en fut rien. L’Union européenne n’est bien sûr pas seule en cause. Mais, dans sa capitale, n’aurait-elle pas pu oser ? Sans s’attaquer à la forme actuelle d’une mondialisation qui sert avant tout les intérêts des puissants, la coopération reste au mieux une bouée sociale qui permet à certains peuples d’éviter la noyade pure et simple. A contrario, des mesures courageuses en matière de commerce, de contrôle des marchés financiers ou d’effacement des dettes auraient des effets qui rendraient l’aide au développement bien moins nécessaire...

Une autre préoccupation concerne les régions du monde auxquelles l'aide européenne est destinée. La lutte contre la pauvreté est au centre des discours de l'Union. Or, que constate-t-on ? Les principaux bénéficiaires restent encore les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) soutenus par le Fonds européen de développement (FED). Mais ce fonds est un mécanisme particulier alimenté directement par les États membres et sa place relative dans l'ensemble de la coopération européenne diminue régulièrement. En 1986, il représentait 63% de l'ensemble des aides déboursées. Dix ans après, sa part relative tombe à 35 % puis à 29% en 1998. Parallèlement, en dehors du FED, les budgets de coopération consacrés au Moyen-Orient et à la Méditerranée (14 %) et aux pays de l'Est (37%) sont en croissance continue. Il s'agit là, il est vrai, des marges géographiques de l’Union européenne et d'aucuns y voient une politique chargée de freiner les migrations tout en promouvant l'investissement. Les chiffres ne collent donc guère avec des discours qui donnent priorité à la pauvreté. Exception faite du FED (qui est un fonds commun des Etats et non une part du budget de la coopération européenne en tant que tel), on ne trouve aucun des Pays les moins avancés dans les dix pays les plus aidés par l’Europe !

Quelle place pour la société civile ?

Un débat qui intéresse plus particulièrement le citoyen du Sud et du Nord, c'est celui qui tourne autour de la participation de la société civile. L'Union européenne manifeste régulièrement sa volonté de voir cette dernière associée à la définition et à la mise en œuvre de ses politiques de coopération. L'intention est louable et les réticences à son égard ne viennent pas toujours des enceintes européennes mais bien de certains gouvernements du Sud qui craignent d'ouvrir le robinet des consultations populaires. Mais les problèmes ne s'arrêtent pas là. Il faut bien constater que les espaces et les mécanismes de consultations restent fort virtuels. Or, si la parole des organisations représentatives des sociétés du Sud veut féconder un tant soit peu les décisions politiques, il faudrait bien plus de rigueur dans la concertation. D'autres risques concernent les ONG du Nord : on a assisté ces dernières années à un changement d'attitude de la Commission européenne vis-à-vis de ces dernières. Longtemps, le cofinancement des projets des ONG par la Commission était un programme en tant que tel. Au-delà des bénéfices que pouvaient en retirer les partenaires du Sud, était visé le renforcement de la solidarité entre peuples du Nord et du Sud. Or, il semble de plus en plus évident que la Commission voit avant tout aujourd'hui dans les ONG un instrument de ses politiques, un rouage, des relais d'une mécanique dont elle veut garder la clé. Pire, en mettant l'accent sur la participation des acteurs du Sud (ce qui est une très bonne chose), la Commission tend à reléguer les organisations du Nord dans un rôle d'accompagnement de ceux-ci (ce qui est certainement moins bon). Certes, le savoir-faire et l'expérience de terrain dont peuvent se prévaloir de multiples ONG les placent au premier rang des acteurs susceptibles de renforcer les capacités des organisations du Sud. Mais les réduire à ce rôle d'instrument (fut-il nécessaire et efficace) est dangereux. Car les ONG (au sens large) sont aussi des organisations de citoyens qui ont le droit et le devoir d'interpeller les institutions européennes sur l'usage des moyens de coopération qui leur sont confiés. Que l'Europe traite directement avec les sociétés civiles du Sud, pourquoi pas ? Mais n'oublions pas que ce ne sont pas les femmes sénégalaises ni les agriculteurs boliviens qui élisent les parlementaires européens et disposent des moyens d'intervenir politiquement sur les choix européens. Des voix s'élèvent donc dans le Sud pour demander aux partenaires du Nord de continuer à jouer pleinement leur rôle dans les espaces de plaidoyer.

L'Europe connaît un déficit de citoyenneté : beaucoup de sondages le démontrent. Cela est aussi vrai en matière de relations Nord-Sud. Si la solidarité veut rester et redevenir une démarche citoyenne, la conquête d'une réelle concertation exigera encore de sérieuses mobilisations... Le rôle des ONG du Nord doit rester celui de partenaires à part entière et pas seulement d’intermédiaires cherchant à faciliter les liens entre la Commission et les organisations du Sud.

Un peu partout dans le monde, la coopération est en crise. Le modèle qui s'est développé depuis la Seconde Guerre mondiale s'est peu à peu épuisé, notamment dans les méandres de la mondialisation. Nous vivons aujourd'hui dans un monde radicalement différent mais où la notion même de coopération - si elle doit évoluer - reste plus que jamais pertinente. L'Europe, en cherchant à mobiliser le citoyen, autour d'une solidarité entre le Nord et le Sud, répondait à sa vocation humaniste. Les évolutions récentes de la coopération ne plaident malheureusement plus toujours en ce sens. Les citoyens épris de solidarité ont à défendre l’existence d’une coopération européenne à part entière, dotée des moyens nécessaires et autour de laquelle devraient s’organiser les autres politiques de l’Union. Dans le grand débat pour une autre mondialisation, l’Europe a des cartes importantes à jouer et sa coopération en fait partie. Raison de plus pour ne plus la laisser s’égarer.

Gérard Karlshausen

Gérard Karlshausen est secrétaire politique du Centre national de coopération au développement (Bruxelles)

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