Une formation mutuelle

Béatrice Derroitte

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Béatrice Derroitte, « Une formation mutuelle », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2326

Les pauvres, partenaires dans le dialogue et dans l’action ? A certaines conditions ! Constamment exclus du droit à la parole, à la formation et à la culture, ils ne peuvent d’emblée s’exprimer, être entendus et compris. Vouloir agir avec eux appelle une nouvelle compréhension des situations et des relations. Enseignements du programme Quart Monde Partenaire.

Index de mots-clés

Partenariat

Agir avec des personnes en situation de pauvreté exige au préalable de les reconnaître comme des acteurs à part entière, incontournables pour penser les programmes et les stratégies d’action susceptibles d’éradiquer la misère. Mais cette condition est loin d’être acquise d’entrée de jeu. La situation est inégalitaire, le pouvoir et le savoir étant au départ très inégalement répartis.

D’un côté, dans le monde professionnel, institutionnel, politique, nous trouvons des acteurs qui occupent d’emblée une position haute dans le dialogue. De l’autre, les acteurs du monde de la pauvreté occupent d’emblée une position basse.

Les premiers disposent d’un savoir socialement reconnu, alors que le savoir des seconds reste à construire et n’a pas dans notre société de légitimité a priori. Ils se distinguent aussi par leurs capacités d’expression, d’énonciation, d’abstraction, d’intellectualisation, qui leur donnent le pouvoir d’agir, d’orienter ou de décider. Ils connaissent les règles du jeu. Les personnes en situation de pauvreté sont le plus souvent traitées en objets : objets de procédure, de décision, de mesure, de règlement… parfois même objets de sollicitude ou de concertation.

Assurer les conditions d’un réel croisement des savoirs va supposer de « croiser » aussi les pouvoirs : gérer le pouvoir dont disposent a priori et inévitablement les acteurs professionnels (experts, intervenants ou politiques) ; construire et renforcer les parcelles de pouvoir dont disposent les acteurs du monde de la pauvreté. L’enjeu est de créer les conditions d’un rapport de réciprocité par l’acceptation fondamentale de l’autre dans son savoir, dans sa parole et dans sa position.

Une connaissance nouvelle

Face à cette inégalité qui caractérise inévitablement les échanges, il est essentiel que les acteurs issus de la pauvreté ne soient en rien inscrits dans un lien d’autorité ou de dépendance par rapport aux autres acteurs. Ils doivent pouvoir trouver un espace de pensée et de parole dégagé de toute emprise sur leur propre vie, pour assurer une possible réciprocité dans la construction des savoirs. Nous ne pouvons penser un quelconque partenariat si un lien de dépendance ou d’autorité vient renforcer la situation inégalitaire de l’échange. Nous le savons d’expérience : plus on est pauvre, plus on est dépendant des professionnels ; plus on est faible, plus on a affaire à eux jusque dans l’intimité même de sa vie ; plus on est pauvre, plus on a peur de ceux-là mêmes qui ont pour mission de vous aider ou qui décident pour vous.

Les personnes en situation de pauvreté ne pourront se situer comme interlocuteurs qu’en référence à une association à laquelle elles appartiennent et qui les soutient. Elles doivent pouvoir s’inscrire dans les échanges en ayant pu les préparer en groupe, avec la possibilité de faire valoir leurs idées et de les argumenter sans risquer d’être jugées. Sans une telle préparation, le travail d’échange avec les autres acteurs est impossible. Un individu isolé risquera de se sentir écrasé sous le poids du savoir et du pouvoir des autres acteurs. Dans le programme Quart Monde Partenaire, les acteurs issus de la pauvreté avaient le Mouvement ATD Quart monde comme appartenance et référence communes. Ils bénéficiaient de l’accompagnement d’un référent qui, dans l’intervalle des rencontres avec les autres acteurs, soutenait le travail et le cheminement des plus fragiles pour permettre à chacun de construire sa pensée.

Oser affronter les divergences

Le meilleur moyen de confronter les points de vue afin de produire une connaissance nouvelle et par là-même de faire évoluer les pratiques est de s’engager dans une production commune. Dans ce programme, il s’agissait d’expérimenter l’amélioration de l’interaction entre professionnels et personnes en situation de pauvreté. Mais ce sont les acteurs eux-mêmes qui ont défini les points cruciaux autour desquels se jouaient ces interactions.

A propos de chacun d’eux, ils sont entrés dans une écriture commune. Le passage à l’écrit oblige à aller jusqu’au bout dans la confrontation des points de vue. Autant dans l’échange oral on croit se comprendre, autant les divergences se cristallisent dès lors que les points de vue sont mis à plat dans un écrit. Il est nécessaire en effet de ne pas réduire les divergences pour obtenir une production consensuelle molle. Les échanges entre les acteurs aboutissent généralement à une analyse commune. Mais lorsque le désaccord ne peut être dépassé, il ne faut pas créer un accord factice sous prétexte que l’on cherche une production collective. Ces désaccords doivent être respectés sans être évacués.

Dans ce dispositif de co-formation, des professionnels et des militants ont réfléchi ensemble aux obstacles qui se manifestaient dans leurs interactions et aux conditions qui pourraient améliorer celles-ci. Ils ont ainsi identifié un certain nombre d’enjeux, de tensions entre le monde des professionnels et des institutions et le monde des personnes en situation de pauvreté. Ils les ont formulés en termes de « problématiques » qu’ils ont particulièrement étudiées, en même temps qu’ils les ont en partie vécues dans la rencontre et la confrontation.

Eclairer les problématiques

- La logique de la personne dans le cadre des logiques des institutions.

Souvent les logiques des personnes et celles des institutions s’ignorent, se heurtent, s’affrontent. Souvent les logiques institutionnelles pèsent plus lourd. Pourtant chacun se réfère ou recherche un même objectif : fournir de meilleures conditions de vie aux personnes en difficulté et faire respecter les droits de l’homme.

Comment alors faire en sorte que les logiques de chaque acteur (en fonction de son savoir, de sa place, de ses intérêts spécifiques) soient prises en compte ? Plus encore, comment faire évoluer ces logiques pour inscrire et renforcer les logiques de la personne au cœur des logiques des institutions ?

- La connaissance et les représentations.

Les professionnels ont très souvent une connaissance du milieu de la pauvreté fondée sur des représentations et des jugements négatifs. De même, les personnes en grande pauvreté ont des représentations négatives des professionnels et des milieux institutionnels. Chacun regarde l’autre par le filtre de ses cadres de référence, à partir de son expérience, de son rôle, de sa fonction, de sa position.

Ces représentations sont sources de malentendus et d’incompréhensions réciproques. Comment faire évoluer nos représentations ? Comment mettre en dialogue nos cadres de référence ? Comment confronter nos sources de connaissance pour bâtir une connaissance partagée, capable de transformer les pratiques ?

La connaissance à bâtir ensemble n’a en effet de sens que s’il s’agit d’une nouvelle connaissance pour l’action, pour la transformation des pratiques, pour l’amélioration des conditions de vie des personnes en grande pauvreté.

- La nature de la relation entre les professionnels et les personnes en difficulté.

Souvent les personnes en difficulté qualifient ces relations comme insatisfaisantes ou mauvaises lorsqu’elles ressentent une absence de confiance à leur égard ou lorsqu’elles ne se sentent pas prises en compte. Elles parlent alors de méfiance, de malveillance, de mépris, d’abus de pouvoir et même de violence.

Ces relations sont insatisfaisantes aussi pour les professionnels lorsque eux-mêmes et les personnes en difficulté ne parviennent pas à agir dans le même sens. Celles-ci sont alors perçues comme incapables, sans volonté, non respectueuses de leurs engagements, voire de mauvaise foi.

Comment améliorer la relation entre professionnels et personnes en difficulté ? Comment faire évoluer la nature de cette relation pour dépasser les peurs réciproques, poser clairement les responsabilités et attentes de chacun, éclairer les langages, prendre en compte le rapport au temps de chacun ?

- Les initiatives et les prises de risque.

Ce programme nous a montré que les professionnels et le monde des institutions sont loin d’être les seuls à prendre des initiatives et des risques. Les initiatives et les risques que les personnes en difficulté prennent par rapport à elles-mêmes ou par rapport à leur milieu sont le plus souvent ignorés ou mal compris.

Prendre une initiative, c’est entreprendre quelque chose, c’est l’inverse de subir. Cela n’implique pas nécessairement un risque. La prise de risque commence lorsqu’on met en danger soi-même, d’autres personnes, voire son institution.

Comment reconnaître mutuellement les initiatives et les risques pris par les uns et les autres ? Comment créer une interaction constructive entre les prises de risque d’un professionnel par rapport à son institution et celles d’une personne vivant dans la pauvreté par rapport à son milieu ?

Ces initiatives et ces risques n’ont de sens que s’ils permettent d’aboutir à des transformations, à des innovations durables.

- La participation et les conditions pour être acteurs ensemble.

Se questionner sur la place accordée aux plus pauvres dans l’élaboration et la mise en œuvre des dispositifs et des projets, revêt une importance déterminante : la participation de tous les citoyens est l’élément fondateur de la démocratie. La misère est un déficit de démocratie parce qu’elle entrave l’égale participation des personnes. La participation est sans doute le moyen le plus efficace pour lutter contre la pauvreté.

Participer, c’est être partie prenante du début à la fin d’un projet, de son élaboration à son évaluation. Quelles conditions sont à réunir pour permettre la participation agissante de chaque acteur ? Comment être acteurs ensemble ?

Ce programme de co-formation nous a montré qu’il était possible, à certaines conditions, de travailler et d’avancer ensemble sur ces diverses problématiques. Plus encore, il nous a montré la pertinence d’inscrire une réelle place aux plus pauvres dans les échanges et dans la construction des programmes qui les concernent, pour autant que, de part et d’autre, chacun soit reconnu comme expert d’une certaine connaissance de la pauvreté, que chacun ait la volonté de rencontrer l’autre dans sa propre vision des choses et accepte de se remettre en question.

Béatrice Derroitte

Professeur de méthodologie du travail social (Institut Cardijn, Louvain-la-Neuve, Belgique), Béatrice Derroitte a été conseillère à la formation dans le programme Quart Monde Partenaire

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