Des gens redoutés

Susanne Beck

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Susanne Beck, « Des gens redoutés », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2333

Il n’est pas donné au départ que des assistants sociaux et des personnes ayant l’expérience de la grande pauvreté puissent dialoguer et coopérer. Comment dès lors parviendra-t-on à baser un jour le travail social sur une action participative ? Récit d’une tentative d’apprivoisement. Ce n’est pas magique !

Selon les personnes du Quart Monde de Bâle, les gens très pauvres sont pris pour la lie de la société. Considérés comme « déchets », ils ne sont pas des concitoyens. C’est pour cela qu’ils ne sont pas respectés. Il faut beaucoup de courage pour s’engager à leurs côtés. Très souvent la peur prend une trop grande place. Ils ont fait l’expérience que la pauvreté leur colle à la peau comme une étiquette et que, depuis des générations, il est impossible de s’en débarrasser même si des efforts sont faits sans cesse. A cause de leur situation et de leur formation précaire, ils n’ont aucune chance sur le premier marché du travail. Cela ne veut pas dire qu’ils sont inactifs. Ils ont des capacités dans différents domaines, notamment artistiques. Mais dans la société, seul le travail rémunéré donne une valeur à l’être humain.

Un choc culturel à dépasser

A l’occasion d’un séminaire, des personnes du Quart Monde ont pu présenter leurs opinions relatives au travail social, en répondant à des questions formulées par des assistants sociaux.

L’atmosphère était empreinte de peur mutuelle : les militants se voyaient confrontés à tout un groupe de gens redoutés depuis toujours, et pour cela ils étaient agressifs. Les assistants sociaux, pour leur part, ne se trouvant plus dans leur position habituelle étaient insécurisés. Ce climat négatif n’a pas pu être totalement surmonté.

Un autre point difficile était l’incompréhension due aux langages différents. Les personnes du Quart Monde ont expliqué leurs points de vue et leurs convictions à l’aide d’exemples concrets. Les travailleurs sociaux s’exprimaient en utilisant des notions et des concepts.

De plus, quelques participants ne croyaient pas que les paroles des personnes du Quart Monde étaient vraies. Par exemple, que tel placement d’enfant n’était pas justifié ou qu’il ne restait à une famille qu’un tout petit pourcentage des allocations après avoir payé toutes les factures mensuelles. Quand j’expliquais de mon côté que des familles très pauvres ne pouvaient pas trouver des logements à prix modéré et qu’elles étaient obligées de payer des loyers au-dessus de leurs moyens, j’étais moi-même à peine crédible.

J’avais pourtant donné aux travailleurs sociaux une information sur ce que signifie la grande pauvreté en Suisse, sur les buts du Mouvement ATD Quart Monde et sur son engagement. Mais la plupart des participants de ce séminaire n’étaient pas conscients de l’ampleur de la pauvreté qui se transmet d’une génération à l’autre.

Une grande partie d’entre eux ont quand même été impressionnés de pouvoir rencontrer ces personnes et d’entendre directement leurs points de vue. Ils ont été touchés par le récit de leur lutte quotidienne contre la pauvreté et pour leurs propres droits.

La construction d’un dialogue entre des travailleurs sociaux et des personnes très pauvres est évidemment nécessaire. Celui-ci ne doit pas se situer entre ceux qui savent comment aider et ceux qui ont besoin d’être aidés. La perspective selon laquelle les deux groupes peuvent se confronter comme partenaires égaux et avec un savoir équivalent est tout à fait nouvelle et inconnue de part et d‘autre. Il faut surmonter les agressivités ou les peurs mutuelles pour parvenir à une compréhension réciproque et à une meilleure connaissance des milieux professionnels quant à la grande pauvreté.

Le travail social, un défi à relever

Depuis plusieurs années, les assistants sociaux des régions germanophones parlent beaucoup d’ « accords sur les objectifs à atteindre » et de « contrats d’efficacité. » En toile de fond de ces discussions, les mesures d’austérité dans les affaires sociales et, liée à cela, la pression sur la légitimité du travail social. Les institutions et les personnes qui œuvrent dans ce domaine doivent prouver que leur travail est utile et profitable à leur population. Il doit attester que des changements peuvent être obtenus sans trop de frais. Cette contradiction entre la pression gouvernementale sur les coûts et la revendication professionnelle a conduit les assistants sociaux et leurs « clients » à se mettre d’accord sur ce qui doit être atteint grâce à leur coopération, en précisant combien de temps il faudra pour atteindre les buts définis, quelles sont les aides concrètes à mettre en œuvre de la part des assistants sociaux et quelles doivent être les prestations des personnes concernées. La mise au point de ces accords induit donc un processus de négociations qui, pour réussir, supposent une « entente » commune (codes du langage, mêmes interprétations, empathie, etc.)

Pour ce faire, les uns et les autres doivent se comporter en partenaires égaux. Cependant, il faut se demander si cela est possible en prenant en compte les relations telles qu’elles existent. Très souvent les objectifs à atteindre ne peuvent pas être négociés entre assistants sociaux et personnes aidées hors des modalités fixées par les institutions sociales. Or, si on veut vraiment prendre en considération les avis des « clients », les accords sur des buts ne doivent en aucun cas être imposés par l’extérieur. De plus, l’établissement d’une relation participative présuppose chez l’assistant social beaucoup de tact et une grande connaissance des différents modes de vie et chez l’ayant droit, des ressources et des capacités qui lui permettront de respecter les accords conclus.

Des choses à dire sur le travail social

Nous avions préparé ce séminaire avec six militants d’ATD Quart Monde au cours de cinq réunions préalables. Après les avoir informés sur la signification du mot « accord » dans le travail social et sur le contexte dans lequel celui-ci s’inscrit, nous avons eu une discussion générale sur le sujet. Les militants ont abordé des questions concrètes. Leurs propos étaient transcrits sur des affiches. Ce fut impressionnant car ils intervenaient d’une façon engagée, compétente et réfléchie.

Selon eux, pour que des accords sur les objectifs à atteindre aient un sens, il faut que les buts formulés par les personnes en situation de pauvreté soient pris au sérieux et constituent le point de départ de la coopération. Les relations entre les travailleurs sociaux et les personnes concernées doivent être confiantes afin que ces dernières puissent parler sans peur de leurs propres buts. Il faut parvenir à un consensus sur le sens de l’accord et obtenir des explications de la part de l’assistant social. Et on doit se demander si et comment sa mise en œuvre sera possible.

Pour pouvoir accomplir des changements, il faudrait de la part des travailleurs sociaux - c’est-à-dire en fait de l’Etat en ce qui concerne la mise à disposition de moyens financiers – un accompagnement intensif des personnes en situation de pauvreté pendant au moins trois années. Celles-ci doivent avoir droit à une formation de base et professionnelle même à l’âge adulte. Ce fut même un point central dans la discussion. Si des personnes soutenues par des aides sociales arrivent finalement à trouver du travail et à obtenir un salaire, celui-ci devrait leur permettre enfin de se payer quelque chose qui dépasse pour une fois leurs besoins de base.

Et si les buts fixés ne sont pas atteints ? Il ne faut pas rester sur un sentiment d’échec. Au contraire c’est l’occasion d’un nouveau point de départ pour trouver les vrais talents d’une personne et les encourager. Jamais un échec ne devrait avoir pour conséquences des humiliations ou des sanctions.

Les personnes du Quart Monde mettent l’accent sur le fait que chaque être humain a des talents et des connaissances. Cependant la société ne reconnaît pas les capacités des personnes très pauvres. Souvent elles n’ont pas la possibilité d’accéder à une formation et d’entrer sur le marché du travail. Exclues de la participation à la vie de la société, elles ont leur propre façon de s’exprimer et c’est un tout autre langage que celui des assistants sociaux.

Le partenariat à atteindre

Le partenariat entre les assistants sociaux et les personnes très pauvres fut l’autre sujet central de la discussion. D’abord nous avons essayé de trouver ce qui n’allait pas dans les relations mutuelles. Nous nous sommes posé la question de savoir si l’apparence souvent défavorable de ces personnes pouvait engendrer l’image négative qu’en ont les assistants sociaux. Cette question est justifiée. Etre attrayant est un avantage dans la vie sociale. Les gens ont souvent l’impression que les personnes très pauvres sont paresseuses du fait qu’elles ne sont pas embauchées sur le premier marché du travail qui garantirait leur existence. Elles ne sont pas respectées, elles parlent moins bien, elles ne peuvent pas s’imposer et finalement, elles sont prises pour des invalides.

Alors, dans ces conditions, comment une relation de partenariat pourrait-elle fonctionner ? Une des choses les plus importantes est d’être compris. Les assistants sociaux doivent être polis et corrects. Des décisions défavorables peuvent être acceptées si elles sont expliquées avec respect et avec clarté. Ce n’est pas toujours le cas. Surtout les familles très pauvres ont souvent une grande peur des sanctions financières et des mesures concernant les enfants. Elles en ont déjà fait l’expérience. Pour établir une vraie relation entre partenaires, il faudrait qu’une sincérité sans peur soit possible.

Il est évident que l’établissement de bonnes relations ne dépend pas uniquement de la personne de l’assistant social. Si le respect mutuel et la confiance doivent être bâtis par les partenaires eux-mêmes, il faudrait aussi un changement dans la façon de penser du monde socio-politique. Les personnes qui vivent dans la grande pauvreté doivent être reconnues comme des êtres humains de valeur égale aux autres.

Susanne Beck

Assistante sociale et alliée du Mouvement ATD Quart Monde, Susanne Beck a eu l’opportunité de donner un cours de formation complémentaire à l’Ecole supérieure professionnelle pour assistants sociaux de Bâle (Suisse). Dans ce cadre, elle a animé un séminaire où a été invitée une délégation de militants Quart Monde.

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