De la peur à la coopération

Charles Rojzman

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Charles Rojzman, « De la peur à la coopération », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2335

Comment aider ceux qui s’ignorent ou se méprisent à réaliser des projets ensemble ? Nous publions ici un extrait de l’introduction du livre écrit par l’auteur avec Sophie Pillods « Savoir vivre ensemble » Ed. Syros, 1998 et ses réponses à nos questions.

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Partenariat, Pratiques sociales

Elle travaille dans un hôpital, à l’accueil administratif. C’est elle qui est chargée de recueillir les papiers nécessaires à la prise en charge de l’hospitalisation. Sa voix est chargée de colère et de ressentiment. « Ce sont tous des profiteurs », « ils ne veulent jamais payer », « ils connaissent toutes les ficelles… » Elle dit toujours « ils. » Ces « ils », ce sont les immigrés, les Arabes et les Noirs surtout. Son visage exprime la dureté, la rigidité, mais on devine, pas très loin, une souffrance qu’elle ne parvient pas à exprimer.

Elle en fait une affaire personnelle.

Ses parents à elle étaient des immigrés polonais. « Ils n’ont jamais rien demandé, eux. » « Ils ont travaillé dur. » « Ils ont vécu avec dignité. La vie a été difficile pour eux au début. Toute la famille a souffert de la misère. » Et là, elle ne comprend pas, elle n’accepte pas cette malhonnêteté, cette arrogance des « profiteurs. » Elle ne peut pas s’empêcher d’être agressive avec eux, tous ces immigrés qui viennent empocher nos sous et qui « ne donnent rien à la France.»

Entendre la peur

Des femmes comme elle, j’en ai souvent rencontrées. Elles disent toujours la même chose et avec le même ton, le même ressentiment, la même souffrance cachée.

Au début, j’ai été choqué par leur intolérance et leur rigidité. Je leur prouvais même qu’elles avaient tort en généralisant de la sorte à partir de quelques cas particuliers. Elles n’entendaient pas.

Et moi non plus, je ne les entendais pas, enfermé dans ma propre rigidité et mon intolérance. Je n’entendais pas - dans la répétition des griefs et des ressentiments - la souffrance extrême qui ne pouvait s’exprimer que par la haine. Je n’entendais pas leur vérité. J’avais peur. (…)

J’ai quelquefois l’impression que j’ai passé ma vie à essayer de comprendre la haine, le racisme, la peur. Ce grand mystère, cette grande question : pourquoi les êtres humains n’arrivent-ils pas à vivre ensemble ? Né pendant la guerre dans une famille juive émigrée de Pologne, j’ai entendu pendant toute mon enfance les récits des massacres. Mes grands-parents, la plupart de mes oncles et tantes, mes demi-frères ont disparu. Mes parents eux-mêmes, cachés avec moi pendant une partie de la guerre, ont plusieurs fois échappé aux rafles.

De cette enfance, il m’est resté de la peur certainement, fichée en moi comme une écharde, mais aussi une sorte de curiosité, un intérêt pour le monstre, la Bête humaine capable des pires délires. J’ai voulu comprendre et je crois avoir compris quelque chose. Pas tout, mais quelque chose. (…)

Les faiblesses sont des forces

Je n’ai pas su tout de suite ce que je voulais faire. Ma vie a été très instable : dix métiers, cent maisons, une vie privée chaotique, tout cela vécu avec le sentiment de mon infériorité, pour ne pas dire de ma monstruosité, jusqu’au jour où j’ai compris le fil directeur, le sens de mon existence. Mes faiblesses sont alors devenues des forces : cette instabilité dont j’avais un peu honte m’avait permis de connaître tous les milieux, des personnes de toutes conditions et de toutes origines ; cette marginalité à la fois forcée et choisie, qui m’avait empêché de m’insérer normalement dans la société, m’a donné du recul par rapport aux croyances communément acceptées.

Cette marginalité et cette instabilité m’ont empêché de devenir le spécialiste, l’expert que la société nous invite à devenir lorsqu’elle juge notre niveau suffisant. Elles m’ont obligé à m’ouvrir à toutes les sources d’information existantes, y compris les plus humbles et les plus méprisées.

Professeur, éducateur, animateur, conteur, comédien, viticulteur, maraîcher, psychothérapeute, formateur, j’ai vécu plusieurs vies et j’ai entendu toutes les histoires de vie de ceux que j’ai rencontrés. Leurs paroles et leurs émotions m’ont accompagné dans ce chemin d’errance qui me conduit aujourd’hui où je suis. La conscience de cette fragilité personnelle m’a empêché de me juger supérieur à ceux que je croisais sur ma route et m’a permis de résonner à leur propre fragilité, de reconnaître en même temps leur courage et leur force.

Un jour cependant, après un long travail sur moi-même, quand j’ai compris ce que je voulais vraiment faire, j’ai suivi ma voie avec acharnement et persévérance, sans dévier de la direction que j’avais choisie. Je suis entré dans le cœur rouge de la société, la fournaise des violences et des haines ; j’ai essayé, expérimenté, fait des erreurs, connu des échecs, mais j’ai continué. (…)

En 1988, je créais un organisme nommé « Transformations thérapies sociales », qui avait pour mission de former le personnel des services publics. Rapidement, ces actions de formation se sont développées et ont pu être mises en place à l’échelle d’un quartier. J’ai commencé à rassembler autour de la même table des jeunes, des policiers, des habitants, blancs, noirs, arabes, le directeur de l’office HLM, des enseignants, des agents des services publics, le préfet… Non pour leur enseigner quelque chose ou les former à diverses techniques, mais pour les aider à réaliser des projets ensemble.

Réapprendre la coopération

Il s’agit en quelque sorte de leur réapprendre la coopération. Ces gens qui au mieux s’ignorent, au pire se détestent et se méprisent, vont apprendre à s’écouter, se connaître et à réaliser un travail ensemble sur un thème qui leur tient à cœur : améliorer la vie de leur quartier. Les responsables, élus et autres décideurs, qui ont été « préparés » en amont, sont d’accord pour jouer le jeu jusqu’au bout. Ils répondront point par point à chaque proposition et réaliseront celles qui peuvent l’être. Ce faisant, la démarche aura permis de recréer ça et là des îlots de démocratie. (…)

Dans les groupes que j’anime, je travaille toujours à remettre en place une information circulante dans les quartiers. Pour cela je constitue des groupes de travail sur un thème particulier, comme celui de la sécurité, avec les différentes personnes concernées. Par exemple un groupe de jeunes délinquants inquiets pour l’avenir de leurs petits frères, un groupe de parents, un groupe de professionnels de terrain, un groupe de représentants du conseil communal de prévention de la délinquance (CCPD) composé entre autres du procureur de la République, du commissaire de police, etc. Tous ces groupes travaillent séparément dans un premier temps et émettent des propositions, puis, dans un second temps, ils effectuent un travail en commun et créent ainsi de l’information circulante.

Cette forme d’information, je la fais naître souvent à partir des oppositions. En effet, si l’on met ensemble des gens de bonne volonté qui ont envie de travailler ensemble, ils vont échanger des informations. Mais, ce qui est encore plus intéressant et facteur d’évolution et de changement, c’est de faire circuler l’information entre ceux qui sont séparés par des dissensions : ceux qui ne s’aiment pas, ceux qui se haïssent, qui se méfient les uns des autres –entre jeunes et policiers, entre générations, entre ceux que tout sépare…

L’intelligence collective

Autre condition nécessaire pour une thérapie sociale : trouver la culture, la manière de faire qui va favoriser les tendances de l’être humain à la coopération. L’homme est en effet un être ambivalent qui, selon les circonstances et son environnement, va être plus ou moins apte à vivre en société. Pour que l’intelligence collective puisse s’exprimer, il faut redonner aux gens de terrain confiance en eux. L’intelligence est parfois tout simplement bloquée par les peurs et les préjugés.

Lorsque je vois arriver dans mes groupes des gardiens d’immeuble, des femmes de service, je les regarde le premier jour : certains ont l’air borné et stupide, d’autres arrogant et méprisant. Puis, petit à petit, je vois tomber ce masque de bêtise ou d’insolence - qui n’est en fait qu’un masque de peur. Ils montrent alors leur intelligence et proposent des idées pertinentes pour améliorer les conditions de vie dans le quartier. Ils sont prêts à la coopération.

Pour arriver ainsi à passer du statut de victime à celui d’acteur responsable, tout un travail est nécessaire. Quand je démarre un groupe, les personnes ressentent toujours les problèmes comme venant des autres. Ils ont du mal à accepter de parler d’eux-mêmes, de leurs limites et de leurs difficultés. Et pourtant c’est à partir du moment où ils vont accepter de se remettre en question, sans se sentir coupables, qu’ils deviennent capables de tolérer les limites des autres. Je travaille avec des gens qui ne sont pas toujours des volontaires et qui, envoyés par leurs responsables, sont parfois perdus dans des haines et des préjugés réciproques. Je suis fasciné de voir que même ceux-là arrivent à coopérer, à travailler ensemble et à bâtir des projets. (…)

Les responsables sont parfois mal renseignés sur ce qui se passe réellement sur le terrain par défaut d’« information circulante. » Ils ont même parfois intérêt à ne pas utiliser l’information : un commissaire de police, par exemple, ne peut que s’attirer des ennuis en signalant les difficultés qu’il rencontre. Pour avoir une promotion, il doit pouvoir montrer à sa hiérarchie qu’il maîtrise la situation. Or je soutiens que l’intelligence consiste à accepter ses limites pour pouvoir progresser. C’est cette attitude qui peut déclencher une mise en coopération et l’émergence d’une intelligence collective enfin retrouvée.

C’est en proposant des outils pour renouer avec la coopération que je fais naître cette intelligence collective. Une étape nécessaire pour que chacun d’entre nous ait la conviction qu’un changement de société est possible. Un changement auquel nous devons tous participer. (…)

Revue Quart Monde : En quoi le croisement des savoirs est-il facteur de changement ?

Charles Rojzman : Par ignorance et par méconnaissance, chaque groupe social se forge une image des autres groupes, nourrie de croyances et de préjugés. Le croisement des savoirs permet de faire connaître aux uns la réalité vécue par les autres et de transformer en conséquence les représentations et les attitudes : les autres ne sont pas vus comme des monstres ou des imbéciles, ils ne sont ni diabolisés, ni victimisés ; ils cessent d’être des objets de peur, de mépris ou de pitié. Une meilleure connaissance réciproque permet de combattre les préjugés et les stéréotypes sur « les jeunes irrécupérables », « les policiers racistes », « les parents démissionnaires », « les pauvres assistés et responsables de leur propre sort », « les élus ripoux », etc.

RQM : Les plus pauvres sont-ils sollicités dans les quartiers ?

C. R. : Les plus pauvres souvent ont perdu toute confiance dans les institutions publiques. Lorsqu’ils sont sollicités à participer, en général c’est pour les mettre en face de leurs échecs. « Pourquoi ne faites-vous pas correctement votre travail de parents ? » Mais quand on veut entamer une réflexion collective sur des problèmes cruciaux, on ne peut pas se passer de leur avis, car ce sont eux qui sont le plus à même de constater les dysfonctionnements du système et les réformes à y apporter.

RQM : Comment travaillez-vous pour permettre à chacun d’être acteur du changement ?

C. R. : Il faut favoriser un type de relation nouveau, permettre à chacun de se révéler dans sa nature propre et individuelle, faire tomber les masques, créer une vie de groupe qui unifie des personnes qui, au départ, ont l’impression de ne rien avoir en commun.

Il faut également former les professionnels des institutions à une meilleure compréhension des publics avec lesquels ils travaillent, compréhension empathique qui permet d’entrer dans le monde de l’autre. Il faut aussi que les professionnels apprennent à se considérer comme des « guérisseurs blessés », c’est-à-dire des êtres humains capables d’aider et de conseiller en fonction de leurs compétences bien sûr, mais sans se sentir supérieurs, ni indemnes des maux sociaux qui les touchent également.

Sans intelligence collective, on ne peut répondre à la gravité des situations.

Charles Rojzman

Charles Rojzman est sociothérapeute, fondateur d’Impatiences démocratiques. Il enseigne à l’université de Nancy (en psychologie des actions interculturelles) et a publié plusieurs ouvrages.

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