Aux prises avec l’accompagnement

Mariette Legendre

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Mariette Legendre, « Aux prises avec l’accompagnement », Revue Quart Monde [Online], 182 | 2002/2, Online since 05 November 2002, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2337

L’auteur s'interroge sur les différences de représentation et donc d'attitude du monde professionnel et du monde associatif. La rencontre dans la durée et une volonté de connaissance mutuelle permettent de dépasser les incompréhensions et de travailler ensemble avec les familles très démunies.

Fréquemment, l'expérience des professionnels et celle des personnes engagées semblent aux antipodes l'une de l'autre. J'ai vu par exemple, le matin, une assistante sociale et une puéricultrice qualifier la relation de madame X. avec ses enfants de "pathologique" et de "symbiose" alors que le soir même Eliane, une alliée qui dans la famille introduit le plaisir de lire, me parle de" la solidarité entre les enfants " et de "l'affection de la mère" pour eux. Chacun a sans doute une part de vérité. J'ai été également témoin d'une incompréhension de l'expérience de vie, de la pensée des personnes très pauvres : par exemple, on montre du doigt leur appartement trop peuplé sans voir leur sens de l'accueil, leur solidarité. On ne remarque pas leur créativité lorsqu'elles fabriquent des objets utiles avec des produits de récupération.

Toutes ces incompréhensions, liées à une méconnaissance de leur vie et de leur pensée, freinent leur expression, leur participation, à l'image de ce petit garçon de quatre ans : il dessine, parle chez lui avec Eliane et reste muet et immobile dans sa classe pendant les six premiers mois de sa scolarité.

Nous ne pourrons intégrer les personnes les plus pauvres dans notre société sans changer nos regards sur elles. Aujourd'hui, avec plus de dix ans de cheminement auprès des familles en grande pauvreté, je vois des professionnels et des membres d'association, saisir des occasions pour accompagner des familles démunies dans leurs propres projets. Ce peut être pour un départ en vacances, pour l'accueil d'une femme issue de la grande pauvreté s'installant dans notre ville, pour le rapprochement des enfants confiés à l'Aide sociale à l'enfance (ASE) d'un autre département. A titre d'exemple, prenons le baptême d'un enfant confié à l'ASE. Les deux parents désiraient fortement ce baptême ; les alliés d'ATD Quart Monde ont été garants de son bon déroulement, à la demande du juge. Les acteurs professionnels du centre maternel et des alliés ont uni leurs forces et leurs compétences pour que ce projet des parents reste vraiment le leur et soit une réussite dont ils soient fiers.

Ils se sont adaptés au projet et aux variations du projet. Les parents ont eu la maîtrise de chaque détail : pour la cérémonie, le choix des chants, des textes à lire ; pour la fête, le choix de la salle, du menu, du gâteau, de la robe de l'enfant, les cartes d'invitation, les courses… Pour que la fête se déroule dans une ambiance sereine, les membres d'ATD Quart Monde, le personnel du centre maternel et de l'ASE ont organisé des rencontres préliminaires entre différents membres de la famille qui allaient se retrouver, après une longue période de séparation imposée par le juge. Cette mobilisation de tous a mis en lumière le dynamisme et les compétences dont étaient capables les parents. Dans cette préparation, chacun est resté dans sa fonction, dans un grand respect les uns des autres et dans une volonté de communiquer et de se faire confiance.

De cet exemple et d'autres expériences semblables je voudrais tirer quelques éléments de réflexion.

Connaître et s’engager

Ces deux options de départ sont indispensables et pour le professionnel et pour celui qui accompagne des personnes exclues. La connaissance mutuelle ne se fait pas en une ou deux rencontres ou seulement derrière un bureau. L'un des moyens, me semble-t-il, ce sont des activités communes où chacun a un rôle à jouer. La découverte mutuelle se construit dans le respect de l'histoire vécue, dans les silences aussi : ne pas s'introduire de force ni dans la vie ni dans le logement.

Pour connaître, il faut d'abord nous dire clairement que nous n'avons pas vécu cette vie de misère, que nous n'en connaissons ni les racines ni les logiques de survie, de solidarité. Si nous voulons comprendre, il nous faut écouter ce que les personnes veulent nous dire, décrypter les causes de désespérance et aussi d'espoir. Nous devons accepter de mettre en veilleuse nos savoirs pour découvrir les leurs, ceux qu'elles ont acquis par l'expérience. Cette connaissance en vérité de l'autre demande du temps. Tout peut être occasion de dialogue ; des liens de confiance se créent dans de menus services comme d'emmener en voiture un enfant à l'hôpital, le soir.

S'engager dans la durée, c'est aussi ne pas fuir devant les difficultés matérielles, les sautes d'humeur, voire les engueulades : humiliés souvent à l'école, à l'hôpital, dans les administrations, à qui peuvent-elles crier leur souffrance, leur haine parfois de la société que nous représentons ? Il faut entendre cela pour aller au-delà, vers une relation de confiance née d'une connaissance respectueuse de l'identité de chacun et de la reconnaissance de sa valeur.

La reconnaissance des compétences

Reconnaître les compétences des plus pauvres permet de s'appuyer sur celles-ci pour faire avancer leur projet familial et sociétal.

Ainsi lors d'une mesure de placement judiciaire nécessaire et justifié d'un bébé de quinze jours, l'engagement d'un acteur professionnel et d'une alliée d'ATD Quart Monde a évité la séparation mère-enfant : ils se sont appuyés sur la connaissance de la maman, de son histoire personnelle, de son lien affectif avec l'enfant, de son savoir-faire et de son espoir de bâtir une cellule familiale.

Pour une autre famille, les médecins et l'assistante sociale de l'hôpital s'interrogeaient sur les nombreux petits traumatismes des enfants. Lorsqu'ils ont su le parcours des parents qui avaient vécu à la rue et qui faisaient eux-mêmes les démarches pour inscrire les enfants à l'école et au centre de loisirs, qui les accompagnaient au centre médico-psycho-pédagogique, ils ont proposé un soutien à la famille sans intervention judiciaire.

Celui qui est engagé au côté des très démunis joue souvent le rôle de médiateur. Ce rôle est parfois nécessaire pour que la personne démunie soit respectée comme une vraie interlocutrice et qu’un dialogue s'instaure. L'accompagnateur doit être discret et respecter la fonction du professionnel pour être accepté par celui-ci.

Certaines expériences d'accompagnement très proche de la part de professionnels n'ont pas permis la réalisation des projets familiaux : est-ce parce que la famille n'avait pas d'autres repères dans la société en dehors des professionnels médico-sociaux ? Est-ce qu’elle était trop seule ?

Lorsque des personnes très pauvres ont pu s'intégrer dans la société, celles-ci avaient souvent construit d’une part, des liens durables avec des acteurs professionnels de différentes disciplines, d’autre part, elles étaient en relation avec des groupes où pauvres et non pauvres réfléchissaient ensemble. Leur histoire personnelle prenait sens avec celle d'autres qui vivaient des choses semblables. Elles gagnaient de l'aisance dans l'expression, de la confiance en elles-mêmes, de l'assurance pour aller vers la société grâce à un groupe soutenant leurs efforts. Nul ne peut lutter seul contre la misère.

Mariette Legendre

Mariette Legendre, mère de quatre enfants, est médecin à la direction de la Prévention et action sociale. Depuis 1976 elle est chargée de la Protection maternelle et infantile (PMI), puis responsable Prévention d'un territoire. Alliée d’ATD Quart Monde depuis 1985

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