Aux racines d’une ambition politique.

Didier Robert

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Didier Robert, « Aux racines d’une ambition politique. », Revue Quart Monde [En ligne], 199 | 2006/3, mis en ligne le 05 février 2007, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/233

Essai de relecture de quelques documents d’archives, significatifs d’une nouvelle démarche politique. « La priorité des plus exclus, c’est le monde sens dessus dessous. Que les moins considérés soient notre point de repère, que les moins instruits soient nos maîtres, qui peut l’accepter, concrètement ? » (Joseph Wresinski, revue Igloos, septembre 1976).

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Histoire, Archives, Mémoire

Je commencerai par une impression personnelle au terme de ce travail de relecture. J’avais beau en avoir entendu parler, j’ai été vraiment stupéfait en prenant la mesure de la violence du rejet par la société environnante des familles du camp des sans-logis de Noisy-le-Grand, rejet allant jusqu’à nier leur droit d’exister et à vouloir les faire disparaître.

Dans une délibération du conseil municipal du 21 mai 1959, on peut lire : « Ce camp peut être considéré comme un véritable cancer implanté sur le territoire de la commune. » L’idée d’une maladie contagieuse revient sans cesse. Un rapport du maire du 4 janvier 1960 parle d’un « camp d'indésirables dans lequel on installe parfois, sans aucune pudeur, un vrai cas social, qui se contamine très vite ou sombre dans le désespoir, le rendant apte à plus ou moins brève échéance à la plus complète déchéance. »

Le 12 janvier 1962, on peut lire dans une autre délibération du conseil municipal : « Dispersion pure et simple du camp. » Les exemples de ce type sont nombreux.

Ce qui m’a frappé aussi, c’est que la violence de ce rejet des familles visait le père Joseph Wresinski lui-même ainsi que ceux qui commençaient à le soutenir. Ainsi, dans un rapport de police du 26 octobre 1960, rédigé par le commissaire principal de Melun et adressé au directeur des services de la police judiciaire à Paris (avec comme référence «cf. vos instructions verbales »), on peut lire après l’énumération d’accusations graves : « La lumière n’est pas faite mais le doute n’est pas favorable à Wresinski qui prend la défense des hébergés du camp au point de cacher leurs délits et qui se donne des airs généreux en répétant : nous devons tout à ces hommes. » Le rapport se termine par ces mots : « L’habitant de Noisy-le-Grand ou de la région, quelle que soit la catégorie sociale à laquelle il appartienne, verrait avec soulagement disparaître le camp de l’abbé Wresinski. »

Sur ce qu’il ressent personnellement, le père Joseph est resté discret. Je retiens cette lettre de novembre 1958, adressée à l’adjointe de l’abbé Pierre (la lettre est en partie brûlée à la suite d’un des incendies de ces premières années) : « Je vous avoue que j’ai du mal à récupérer. Le moral, à la vérité, n’y est plus (...) Le froid qui commence, ajouté au froid des hivers passés, ne me lâche plus. Je vis dans sa hantise (...) On ne comprend le mot que lorsqu’on a connu cette sorte de froid (...) qui n’est pas votre froid à vous mais le froid de gens. Je crois que le froid, c’est comme l’alcool. [Lorsqu’il] est entré dans vos veines, vous en avez toute votre vie une morsure au creux du cœur. »

Au fondement d’une démarche.

Pour le père Joseph, le premier fondement a été de choisir d’habiter au milieu de cette population, au milieu de son peuple. Comme il reconnaît en elle sa propre famille, il arrive avec une conscience aiguë du fait que l’extrême pauvreté détruit et rabaisse l’homme, tout homme, mais surtout qu’elle détruit autant celui qui la fait subir ou qui accepte qu’elle existe, que celui qui la subit. A cause de cela il a très tôt la conviction, majeure dans sa portée politique, que la seule voie possible pour la société est de s’engager afin de mettre un terme à la misère. Il fait appel à des personnes privées, mais il a conscience que les pouvoirs publics doivent s’engager. Ainsi, dans une lettre circulaire aux premiers amis du Mouvement, datée du 17 octobre 1960, il écrit à propos de ces familles : « Savez-vous ce qu’elles demandent ? (...) Nos familles demandent d’être considérées, regardées comme tout le monde, et respectées ... Nous avons besoin de vous pour que vous soyez notre porte-parole dans votre entourage, que vous informiez avec nous l’opinion publique, et, à travers elle, les autorités du pays, afin que notre projet de futur hameau soit accepté et construit. » Dans une note de bas de page, après sa signature, il ajoute ceci : « Il est trop tôt pour que notre action puisse être prise en main par le gouvernement. Celui-ci confond le vice et la misère. Nos expériences doivent le convaincre que l’éducation des hommes, quels qu’ils soient, est toujours possible. Seule l’initiative privée peut nous soutenir en attendant le jour où les pouvoirs publics, convaincus que notre effort est nécessaire, l’entreprendront eux-mêmes. »

Il est intéressant de noter qu’au moment où le père Joseph écrit et envoie cette lettre extraordinaire, un commissaire de police rédige sur lui et le camp le rapport mentionné plus haut. Bel exemple de narrations d’une même histoire qui ne se rencontrent pas !

La misère est à détruire.

Ce travail à partir des archives m’a fait comprendre l’intérêt qu’il y aurait à étudier certaines questions. Par exemple, comment s’est forgée l’idée qu’il fallait « détruire » et non pas « soulager » la misère ? Dans la période d’élaboration de son rapport au Conseil économique et social, en 1986, le père Joseph disait souvent, sans aucun préambule, cette nécessité d’aller au-delà des mesures qui soulagent. Ainsi, au cours d’un rendez-vous, il a dit à des cadres et des chefs d’entreprise représentés au Conseil : « Il faut que l’effort ne maintienne pas dans la marginalité... La distribution n’a jamais abouti à rien, il ne faut pas laisser les gens dans le ghetto... Il faut poser le problème en termes de demain. » Au dos d’une fiche de notes manuscrites, rédigées avant une intervention, il a écrit sans aucun commentaire : « Mettre un terme à la grande pauvreté. »

J’ai perçu la force de sa détermination à vouloir que toute mesure, si limitée soit-elle, soit imaginée avec l’objectif d’en finir avec la misère. Pourtant je me souviens avoir eu besoin d’entendre le père Joseph en reparler souvent pour oser me lancer moi-même à argumenter une affirmation, qui n’était certes pas contestée mais sur laquelle nos interlocuteurs ne s’arrêtaient même pas, parce qu’ils n’en percevaient pas la portée concrète. Aujourd’hui cette idée demeure encore largement devant nous comme un repère pour concevoir les actions et les politiques, pour contester et transformer radicalement nos sociétés. C’est un défi pour ATD Quart Monde qui, mieux connu aujourd’hui dans un pays comme la France, doit garder l’audace de cette contestation radicale des projets ou des politiques qui ne posent pas « le problème en termes de demain. ».

Rallier des personnes

Il me semble qu’il y a un lien entre cet objectif de destruction de la misère et le fait que le père Joseph n’ait jamais cherché à rallier des majorités ou à entreprendre des stratégies de lobbying. C’est un point difficile à expliquer. Parfois, au vu des relations publiques d’ATD Quart Monde, des personnes de milieux très divers nous disent : « Vous êtes un groupe de pression efficace » En réalité, la lecture de ses premiers courriers et des comptes-rendus de ses rencontres avec des responsables politiques à divers niveaux nous révèle que le père Joseph s’adresse à chacun dans sa singularité. Il lui parle au nom de sa responsabilité bien sûr (il n’était pas naïf et savait être malin) mais il entretient avec lui une relation personnelle même s’il n’exerce plus de responsabilité directe dans la lutte contre la pauvreté. Il y a beaucoup d’exemples de cette nature dans les documents d’archives. On pourrait penser que c’est de la tactique pour mieux convaincre. Personnellement, je ne le crois pas. Notamment à cause du fait que son exigence à l’égard de tout interlocuteur public rencontré est à la mesure de l’exigence qu’il s’oblige à avoir avec les personnes dans la pauvreté. C’est en étant porteur des efforts considérables, mais souvent ignorés, des personnes en grande pauvreté, qu’il parvient à rejoindre l’humanité de ses interlocuteurs professionnels et politiques.

Un autre constat d’une manière de faire, à l’opposé d’une simple tactique, est qu’il ne raisonne jamais en termes de majorité. En pensant au Conseil économique et social, je peux vous dire que c’est une manière de faire pour le moins surprenante. Durant les débats sur son rapport, chaque interlocuteur était chaque jour réinvité à faire le pas, à prendre à bras le corps la lutte pour détruire la misère et non pas à rallier une position. Cela fera dire à un conseiller qui l’avait particulièrement compris : « Il nous écoute beaucoup mais, quoi que nous disions, il revient à la même chose ! » A un membre de notre équipe, il écrira : « Ce rapport, je le crois, sera un événement gratifiant pour les familles. Il nous donne des forces pour unir tous les cœurs, non pas dans le compromis mais dans une même volonté de justice. Telle est notre tâche. ».

Qui sera garant ?

Une dernière remarque découle aussi de cette conscience que la personne humaine forme un tout. Celle-ci doit être totalement libérée de la misère. A l’exemple de ceux qui résistent dans leur vie à cette condition inhumaine, chaque être humain est invité à relever le défi de l’éradication de la misère.

De ce projet radical, fondamental, incarné dans chaque personne, il résulte que le père Joseph a formulé la demande qu’il y ait, de manière indépendante, donc à très haut niveau, quelqu’un qui soit garant du respect dû à chacun. C’est ainsi qu’assez tôt apparaît chez lui la proposition que ce soit le président de la République. Ne doit-il pas être le garant des minorités ? En fait cette mission de garant des minorités n’est pas inscrite comme telle dans la Constitution française, mais elle est tellement juste qu’aucun des présidents ne lui a répondu : « Où avez-vous trouvé que je suis garant des minorités ? ! » L’histoire de cette proposition serait, elle aussi, utile à étudier et à reconstituer. Elle a pris des formes très diverses mais l’idée de fond est demeurée la même. Pour ma part, j’y vois l’origine de nombreuses démarches, comme celle de vouloir siéger dans des lieux de réflexion et de recul, tels que le Conseil économique et social, dont le pouvoir immédiat n’est pas évident à première vue, mais qui traitent des questions importantes pour le pays. C’est dans cette recherche d’une rencontre entre personnes que parfois tout sépare que s’enracine ce qui a été défendu par le père Joseph lui-même, par Geneviève de Gaulle-Anthonioz et par tout le Mouvement ATD Quart Monde, en France et au-delà. Il s’agissait d’obtenir une politique globale fondée sur « le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains » : ce sera le cas en juillet 1998 avec la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions dont le premier et le dernier articles fixent le cap à atteindre.

Didier Robert

Didier Robert, volontaire, a été impliqué dans les équipes d’ATD Quart Monde au Canada et à plusieurs reprises en France. Il a été un collaborateur du père Joseph Wresinski pour ses travaux au Conseil économique et social (1985-1987), avant d’y siéger lui-même (1999-2004)

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