La relance de la Charte sociale européenne

François Vandamme

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François Vandamme, « La relance de la Charte sociale européenne », Revue Quart Monde [Online], 207 | 2008/3, Online since 05 March 2009, connection on 23 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2380

La réclamation collective déposée par le Mouvement ATD Quart Monde n’aurait pas été possible sans l’aboutissement, en 1996, d’un processus de relance de la Charte sociale européenne. L’auteur, délégué de la Belgique au sein du comité chargé de ce processus, fait le récit de cette négociation.

Index de mots-clés

Conseil de l'Europe, Droits humains

La Charte sociale européenne révisée est une nouvelle convention qui se superpose en quelque sorte à l’ancienne convention de 1961. Au terme d’une négociation de type diplomatique, menée assez discrètement au Conseil de l’Europe avec des représentants des pays qui avaient souscrit à l’ancienne Charte, la Charte sociale révisée a modernisé l’approche juridique de certains droits garantis et a complété la convention avec quelques nouveaux droits, tel le droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale et le droit au logement. D’autres nouveaux droits confirmaient dans la convention des acquis sociaux du droit communautaire européen.

La Charte révisée était apparue nécessaire pour les raisons suivantes. Tout d’abord, le Conseil de l’Europe, au sortir d’une conférence internationale à Vienne, avait souhaité renforcer son action générale en faveur des droits de l’homme. Selon sa nouvelle approche, la Charte sociale européenne devait gagner en visibilité au nom notamment de l’affirmation de l’indivisibilité des droits de l’homme qui venait d’être confirmée. Il n’y avait pas de raison de poursuivre un contrôle de l’instrument de façon trop discrète, presque en catimini, dans le cadre d’une procédure largement maîtrisée par les ministères sociaux. La proximité de l’instrument avec la Convention européenne des droits de l’homme devait être rappelée. Ensuite, il s’est agi de tenir compte de l’évolution des politiques sociales, des derniers acquis importants en matière de droits sociaux, de certains droits garantis déjà par d’autres conventions internationales dont il faisait sens de contribuer également à leur promotion dans le contexte régional européen. L’approche juridique de certains droits devait être à son tour actualisée. Enfin, la chute les uns après les autres des régimes communistes en Europe centrale et orientale a entraîné de nombreuses adhésions de nouveaux membres au Conseil de l’Europe. Afin de moderniser les politiques sociales de ces pays et de favoriser leur rapprochement avec les standards européens des pays déjà membres, dans la perspective d’une probable adhésion à l’Union européenne, il fallait une Charte sociale convaincante pouvant promouvoir une large gamme de droits sociaux susceptibles d’orienter et de stimuler des évolutions juridiques et législatives.

Le niveau élevé des standards sociaux

La négociation de la Charte sociale européenne révisée s’est basée sur un recueil de textes de base, de commentaires doctrinaux, d’interprétations doctrinales et jurisprudentielles de droits, de propositions concrètes du Bureau international du travail et de « contributions » académiques ou d’organisations non gouvernementales. Il était difficile, et il le reste encore avec le recul, de savoir si les négociateurs disposaient d’instructions très précises mais ils étaient des spécialistes, à l’évidence, de ces droits ou en avaient une expérience de la négociation ou de leur application dans un contexte international et intergouvernemental. Le groupe des négociateurs était assez homogène en compétences, en âge et ils disposaient d’une expérience crédible et reconnue. Certains d’entre eux étaient clairement attachés au nouveau profilage de certains droits, sans doute pour tenir compte d’évolutions législatives récentes dans leurs pays. En effet, c’est un souci des gouvernements, depuis l’origine de la Charte, de ne pas être reconnus en défaut par rapport à la Charte sociale européenne. Sans doute, parce que le système de contrôle peut aboutir à des recommandations du comité des ministres du Conseil de l’Europe envers la partie contractante défaillante. Même si l’ancien système de contrôle n’avait jamais conduit à cette « sanction » d’ordre politique, la conviction que le niveau des standards sociaux était élevé en Europe, en dépit des divers systèmes juridiques de protection des droits sociaux, n’autorisait pas une mise en cause par des organes indépendants de la pertinence de certains dispositifs. Certains d’entre eux furent néanmoins longtemps critiqués par les organes de contrôle avant de s’adapter.

Vers un droit relatif à la lutte contre la pauvreté

Dans pareil contexte, la proposition d’un droit relatif à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale était apparue d’emblée difficile à envisager. D’abord, parce qu’il impliquait une reconnaissance politique de cet état de fait, ensuite parce que les gouvernements restaient très attachés à la nature peu contraignante de la Charte : il ne pouvait être question d’imposer un système de revenu garanti ou de ressources minimales à l’échelle du territoire du Conseil de l’Europe, alors que cette question ne faisait pas même l’objet d’un consensus politique dans la Communauté européenne de l’époque. En ce temps-là, la Communauté n’avait accepté que du bout des lèvres quatre programmes communautaires successifs de lutte contre la pauvreté destinés à mieux la cerner à travers des actions d’appui à diverses initiatives des Etats membres. En 1992, le Conseil avait adopté des recommandations, non contraignantes en droit communautaire, sur des critères communs de ressources garanties dans le contexte de la protection sociale. Les gouvernements désiraient faire valoir leur expérience concrète et effective et ne souhaitaient pas une norme minimale en la matière. A vrai dire, qu’y mettre ?

La pauvreté est complexe à cerner, elle est multiforme, elle touche différentes catégories socioprofessionnelles de la population, des enfants et des familles entières. Les situations nationales, en termes économiques et budgétaires, étaient variables. Devant tant de réticences, il fut heureux que les négociateurs puissent disposer de contributions très précises, notamment celle du Mouvement ATD Quart Monde qui disposait déjà du statut d’ONG reconnue par le Conseil de l’Europe. Avec la complicité évidente du secrétariat de cette négociation, des fonctionnaires très engagés du Conseil de l’Europe, le représentant belge, couvert par un secrétariat d’Etat à la lutte contre la pauvreté dans son gouvernement de l’époque, s’est porté volontaire pour rédiger une proposition capable de « passer la rampe». Il fallait, dans ce but, qu’elle comporte plusieurs éléments point trop contraignants même s’il fallait tout de même impulser un mouvement ; qu’elle soit courte et rédigée dans un style proche des autres dispositions de la Charte ; qu’elle ne donne pas l’impression que tout était à faire et qu’elle tienne compte des acquis politiques et sociaux basés sur les autres droits déjà contrôlés par la Charte sociale ; qu’elle n’absorbe pas une proposition ancienne, figurant dans le dossier, d’un droit à des protections minimales de ressources que le Comité d’experts indépendants, qui apprécie en premier lieu la conformité des législations et pratiques nationales à la Charte, aurait eu tendance à évaluer quantitativement. Il fallait tenir compte également du projet, préparé par le même exercice de « relance », d’un protocole complémentaire instaurant un système de réclamations collectives, éventuellement accessible à des organisations non gouvernementales. Ce n’était pas acquis et la dynamique de ce dispositif faisait craindre des démarches intempestives. La discussion fut tardive sur un projet d’article sur la pauvreté et l’exclusion sociale, lorsqu’il était acquis qu’on aboutirait à un accord général qui aurait subsisté sur le reste même en cas d’échec sur ce nouvel article.

Sans la participation des citoyens concernés

Ce qui reste de la négociation, basée sur ces éléments, est l’actuel article 30 instaurant un droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, les deux réalités pouvant coexister, selon les observations sociologiques et les spécialistes des questions de cohésion sociale et de marchés du travail à l’époque. On reconnaît dans l’article des éléments sur lesquels ATD Quart Monde avait beaucoup insisté dans sa contribution à la relance de la Charte et auparavant dans ses appels et démarches politiques : en premier lieu le principe que les gouvernements doivent, face à un phénomène multidimensionnel, mener des politiques coordonnées sur plusieurs fronts ; ceux-ci ont été désignés en référence aux autres articles pertinents de la Charte, en promouvant des mesures d’accès effectif aux droits, notamment à l’emploi, au logement, à la culture... - c’est sur cet accès effectif que butent les personnes pauvres en dépit des législations - ce qui doit permettre un contrôle horizontal et thématique spécifique. En deuxième lieu, que les politiques concernées ne doivent pas seulement chercher à toucher les personnes déjà confrontées à la pauvreté mais aussi les personnes qui risquent d’être victimes de l’exclusion sociale puis de la pauvreté ; et enfin que ces politiques doivent être périodiquement revues, si nécessaire, afin de rester pertinentes et efficaces.

L’accord n’a pas pu intégrer la participation des personnes concernées à la définition et à l’évaluation de ces politiques, comme ATD Quart Monde le recommandait.

L’espoir de nouvelles ratifications

Les gouvernements qui avaient ratifié l’ancienne Charte n’étaient pas forcés d’adhérer au nouvel instrument. Tous ne l’ont pas fait. Beaucoup de nouveaux membres du Conseil de l’Europe ont d’emblée adhéré à la Charte révisée, ce qui les préparait davantage à l’alignement sur l’acquis communautaire européen. Seuls une dizaine d’Etats membres (Belgique, France, Chypre, Portugal...) ont ratifié l’article 30 à ce jour et le contrôle de son application n’a commencé qu’en 2007. Dans le système de la Charte sociale, les Etats ratifient l’instrument à la carte, dans le respect d’un noyau dur de dispositions obligatoires dont l’article 30 ne fait pas partie, autre élément du compromis politique intervenu. Il faut espérer d’autres ratifications à l’avenir de cet article 30. L’histoire de la Charte n’a pas connu une souscription d’un seul ou de quelques nouveaux articles par un gouvernement après une première ratification globale. C’est probablement rêver que d’imaginer la Commission européenne encourager un jour les Etats membres à ratifier l’article 30 de la Charte sociale européenne révisée compte tenu des résultats à ce jour de la méthode de coordination sur la protection sociale et en particulier sur la lutte contre la pauvreté et l’inclusion sociale, qui implique les 27 Etats membres. Que resterait-t-il pourtant d’exorbitant dans l’article 30 sur base de cette expérience qui s’est concrétisée des rapports gouvernementaux et des évaluations communes de l’effectivité des politiques ?

Négociations sur le logement social

Dans l’acception commune de la pauvreté par les négociateurs, les droits au travail, à la sécurité sociale, à l’aide sociale et médicale, à des services sociaux efficaces, à la protection de l’enfant et de la famille étaient déterminants pour vaincre la pauvreté. Il fallait y ajouter un droit au logement, d’autant qu’on se référait au logement dans l’article 30 ; il fallait une norme minimale. Beaucoup ne pouvaient accepter un droit à des ressources minimales suffisantes dont ils craignaient de ne plus maîtriser les contours. La négociation d’un article 31 sur le logement ne fut pas aisée mais fut intéressante. Plusieurs questions intervenaient dans le débat : les responsabilités des pouvoirs publics, le prix abordable, les critères de sélection et de catégorisation d’un logement « social », la condition des sans-abris. Sans succès, une proposition d’un paragraphe sur l’interdiction d’expulsion sans l’information préalable d’un centre d’aide sociale ne fut, même réduite à cette seule exigence, pas en mesure de placer ce problème dans l’ensemble du droit. La formulation finale de l’article 31 stipule : « En vue d'assurer l'exercice effectif du droit au logement, les Parties s'engagent à prendre des mesures destinées :

1. à favoriser l'accès au logement d'un niveau suffisant ;

2. à prévenir et à réduire l'état de sans-abri en vue de son élimination progressive ;

3. à rendre le coût du logement accessible aux personnes qui ne disposent pas de ressources suffisantes. »

L’interprétation de cet article allait pouvoir se référer aux autres droits sociaux garantis par la Charte et notamment à l’article 30 auquel il était étroitement lié, ce que n’a pas manqué de relever ATD Quart Monde dans sa requête en réclamation collective.

François Vandamme

Responsable des Affaires internationales au ministère fédéral belge de l’Emploi, du Travail et de la Concertation sociale, François Vandamme fut délégué de la Belgique au comité gouvernemental et au comité de relance de la Charte sociale européenne au Conseil de l’Europe. Professeur visiteur au Collège d’Europe à Bruges, maître de conférences invité à l’Université Catholique de Louvain, François Vandamme est allié du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1970.

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