En 1789, déjà...

Michèle Grenot

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Michèle Grenot, « En 1789, déjà... », Revue Quart Monde [En ligne], 183 | 2002/3, mis en ligne le 05 février 2003, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2407

En 1790, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt proclame à l’Assemblée nationale française : « Là où il existe une classe d’hommes sans subsistances, là il existe une violation des Droits de l’humanité, là l’équilibre social est rompu. » Cette phrase évoque dans sa terminologie mais avec de fortes nuances celle qui sera gravée en 1987 sur le Parvis des Libertés et des Droits de l’homme à Paris. Elle nous permet de resituer l’appel de Joseph Wresinski par rapport à cette référence historique.

Pour la tradition chrétienne qui jalonne notre histoire, les pauvres représentent « l’image sacrée de l’humanité. » en 1789, la relation aux pauvres ne se pose plus seulement en termes de charité. C’est une question de citoyenneté, de représentation politique, de Droits de l’homme. Cependant cette relation est toujours marquée par le regard porté sur les personnes en situation de grande pauvreté.

L’an I de la Liberté, grande espérance

Après le temps du despotisme, l’année 1789, considérée alors comme « l’an I de la Liberté », est « l’année mère » de notre démocratie, parce que se met en place notre première Assemblée nationale, moment de grande espérance... Le sujet du roi « s’honore du titre de citoyen » ! Les Français (mais pas tous, oublie-t-on souvent de préciser) se sont réunis par district et par ordre (Clergé, noblesse et tiers état) pour écrire leurs « doléances » et choisir des électeurs qui à leur tour éliront les représentants aux Etats Généraux. Puis les Ordres sont abolis et les Etats Généraux sont devenus Assemblée constituante.

La Constitution devait être précédée d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, envisagée comme guide de la vie politique. Cette dernière, votée avant la Constitution le 26 août 1789, déclare dans son article I : « Les hommes naissent libres et égaux en droits... » dans son article VI : « La loi est l'expression de la volonté générale, tous les citoyens ont droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa formation. »

Déclarer les hommes égaux en droits signifie que « la volonté propre » de chacun compte, pour former « la volonté générale ». Comment cette participation est-elle rendue possible ? Ces droits, « civils et politiques », se mettent en place de façon très différente d’aujourd’hui, où la vie politique se résume, pour beaucoup, à des élections périodiques où chacun se détermine en dernier ressort dans le secret de l’isoloir. A l’époque, l’échelon de base de la vie politique se situe dans les assemblées de district (qui ont souvent lieu dans une église) où les citoyens discutent et organisent la vie de quartier, le recensement, l’état civil, la police, les secours aux pauvres... Ils prennent aussi part au travail législatif car ils peuvent délibérer sur les lois, faire des propositions, nommer les électeurs. Par un processus de délégation et une sorte d’échelle de représentation, ils peuvent ainsi espérer se faire entendre, être informés et participer à l’organisation du « vivre ensemble » aux niveaux local et national.

Les pauvres, incapables de penser ?

Mais les pauvres sont exclus de ces assemblées. Certains s’en inquiètent. Louis-Pierre Dufournyde Villiers publie les « Cahiers du Quatrième Ordre, celui des pauvres Journaliers, des Infirmes, des Indigens, etc... L’Ordre sacré des Infortunés, ou correspondance philanthropique entre les infortunés, les Hommes sensibles et les Etats généraux : pour suppléer au droit de députer directement aux Etats, qui appartient à tout Français, mais dont cet Ordre ne jouit pas encore. »1

Dufourny dit avoir été « vivement touché par cette exclusion des pauvres. » La conception de la citoyenneté de Dufourny dépend de sa compréhension de la nature humaine. Selon lui, on ne peut pas déclarer quelqu’un incapable de penser puisque c'est le propre de l'Homme. Le corollaire du droit à la parole (émettre son vœu) est le droit d’être écouté. « La nation est libre parce qu’elle délibère » pour obtenir une volonté commune. Ne pas accorder cette possibilité à tous, c’est entraver la liberté de la nation entière. C’est « anticonstitutionnel », dit Dufourny. Pour lui, « la dignité de l'Homme » c’est reconnaître l’autre comme un frère, son égal en droits, et tout particulièrement le droit de donner son opinion.

Le mot liberté s’oppose au mot esclavage. Or cette évidence est niée par les hommes dits « des Lumières ». La plupart d’entre eux opposent « le public éclairé » et « la multitude aveugle, ignorante, gouvernée par les instincts les plus immédiats. » Voltaire écrit: « Distingue toujours les honnêtes gens qui pensent de la populace qui n’est point faite pour penser. » De même, pour Sieyès, l’auteur du fameux « Tiers Etat » : « La populace est toujours aveugle, toujours superstitieusement docile aux mouvements qu’il plaît à l’aristocratie de lui communiquer. » C’est la raison de l'exclusion.

Sieyès devenu législateur trouve une solution pour concilier le fait de considérer les hommes égaux en droit et l’exclusion des pauvres. Les pauvres seront bien considérés comme des citoyens mais des citoyens « passifs », ayant droit à la protection des autres mais pas à la participation. Or il n’est pas du tout évident pour Dufourny que les députés, « représentants du peuple », défendront les pauvres parce qu'ils ne connaissent pas leurs besoins, leurs aspirations, ce que signifie vivre dans la misère, parce qu’ils « ne sont pas en relation habituelle avec le Quatrième Ordre » Il invite donc à aller à la rencontre des « infortunés »puisque ceux-ci ne sont pas conviés dans les assemblées, à échanger avec eux et à rassembler des informations.

Alors seulement, chaque député du tiers état sera le représentant des pauvres. « Chaque Français formera des vœux pressants pour la destruction de toutes les causes de la misère », ainsi pourront se « resserrer les liens de la fraternité. » le courant dominant à l’Assemblée nationale, c’est bien à cause de leur pauvreté que certains citoyens sont exclus. Or c’est au nom de leur pauvreté que Dufourny défend leur participation à la vie politique. Il est juste d’aller jusqu’aux plus pauvres, parce que ce sont ceux qui souffrent le plus, qui ont le plus de doléances à faire... Le corollaire du droit des Infortunés est pour les autres le droit d’être « sensibles » à leur souffrance.

Droit à la subsistance, pas à la politique

La misère ne pouvait laisser indifférent. La majorité des districts ont proposé de former des Comités de bienfaisance pour distribuer des secours. En 1790, l’Assemblée nationale, sensibilisée à la misère, crée un Comité pour l’extinction de la mendicité. C’est en présentant le plan de travail de ce Comité que La Rochefoucauld-Liancourt prononce la phrase citée plus haut, qui exprime avec force « le droit de tout homme à sa subsistance », au nom de l’équilibre social. Ce droit doit figurer, ajoute-t-il, dans la Déclaration des Droits de l’homme. Mais il établit ensuite une distinction parmi les pauvres : les « véritables pauvres » sont ceux qui « veulent acquérir leur subsistance par le travail et ceux qui ne peuvent travailler à cause de leurs infirmités ou de maladies passagères » Les « mauvais pauvres » sont ceux qui ne veulent pas travailler, identifiés comme mendiants ou vagabonds devant être punis.

En réalité, un grand nombre de « gens de bras » travaillent à la journée, en dehors de tout statut et de toute protection. Ils vont d’un travail à un autre, « contraints par la misère », dit Dufourny, à donner « tout leur temps, toutes leurs forces, leur santé même pour un salaire qui représente à peine le pain nécessaire pour leur nourriture. » Ils se retrouvent souvent sans travail (à la fin d’un chantier ou des moissons, en cas de maladie, en cas de renvoi...) La mendicité est souvent le seul recours. Le logement est aussi précaire que le travail et peut condamner à l’errance, confondue avec le vagabondage et assimilée à un crime. Départs à la cloche de bois pour loyers non payés et enfants abandonnés (« exposés ») témoignent de la difficulté de vivre une vie de famille. Sieyès évoque « Les malheureux voués aux travaux pénibles, producteurs des jouissances d’autrui et recevant à peine de quoi sustenter leur corps souffrant et plein de besoins, [...] foule immense d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, [...] ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée, [...] est-ce là ce que vous appelez des hommes ? On les dit policés ! Y en a-t-il un seul qui fût capable d’entrer en société ? » Ce à quoi répond Dufourny : « Je ne demanderai pas seulement pourquoi il y a tant de malheureux, mais pourquoi ne sont-ils pas considérés chez nous comme des hommes, comme des frères, comme des Français ? » Pour lui, on ne peut condamner ces hommes à être « des outils à la journée. » Ils sont abandonnés par la société alors que ce sont eux qui ont le plus besoin de la société.

L’exclusion vaincue, vite rétablie

Or, comme le souhaitait Dufourny, sont créées, parallèlement aux assemblées de districts, d’autres assemblées dites « sociétés populaires » ou « fraternelles » qui admettent les « passifs » (exclus des assemblées de districts) pour les instruire sur les lois, mais aussi leur permettre de donner leur opinion. Ce courant « démocrate » est encouragé par le Club des Droits de l’Homme (dit des Cordeliers) et le Club des Amis de la Constitution (dits Jacobins). Les membres des sociétés populaires sont alors appelés « sans-culotte ». La culotte indiquait l’homme de qualité, « l’honnête homme », tandis que le port du pantalon était le fait des manouvriers, des bras nus, de « la populace », de « la canaille. »

Selon notre première Constitution votée en 1791, seuls les citoyens payant trois journées de travail de contribution peuvent participer aux assemblées. On compte alors en France environ quatre millions de citoyens « actifs » et près de trois millions de citoyens « passifs ». Cette distinction entre les citoyens tombera après le coup de force du 10 août 1792. Mais le gouvernement révolutionnaire, craignant une contre-révolution, cherche à imposer l’unité de la République par la Terreur. La Constitution de 1793, dite démocratique, ne sera jamais appliquée. En 1795, la Constitution dite de l’an III rejette tout principe d’égalité des droits politiques, et ajoute aux conditions d’accès à la citoyenneté la nécessité de savoir lire et écrire. Boissy d’Anglas, qui participe à son élaboration, estime que le pays doit être « gouverné par les meilleurs représentés par les propriétaires, qui sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Leur éducation leur permet de discuter avec sagacité et justesse [...] les avantages et les inconvénients des lois fixant le sort de la Patrie. » Il est certain que celui qui n’a pas de soucis quotidiens de travail et de subsistance et qui a reçu une éducation, a plus de facilités pour s’exprimer et des connaissances pour légiférer et gouverner. Mais a-t-il pour autant toute la compréhension nécessaire, s’il lui manque la connaissance de ce que vivent les personnes en situation de pauvreté ? Comment représenter ceux que l’on a mal identifiés ? Les pauvres manquent-ils d’intérêt pour la patrie ou bien d’instruction et d’explication pour en saisir l’intérêt ? Peuvent-ils se reconnaître dans des lois injustes à leur égard ? Sont-ils dépourvus de volonté propre ou leur situation implique-t-elle une dépendance vis-à-vis des autres ? Les enfermer dans cette dépendance, dans cette ignorance ou dans cette injustice, n’est-ce-pas les condamner à la misère ?

« Les puissants et les riches paraissent seuls intéressés à ces discussions, qui pourtant décident inévitablement du sort des faibles et des pauvres » constatait Dufourny. Du regard porté sur les plus pauvres, dépendent les mesures prises à leur égard. Considérés uniquement comme vagabonds, mendiants, voleurs, mauvais parents, séditieux..., ils ont été « enfermés », mis aux travaux forcés, exclus de leurs droits politiques. Historiquement, cette politique a échoué. Des hommes comme Dufourny avaient pourtant alerté l’opinion : sans les plus pauvres, la société ne sera pas établie sur de bonnes bases. Avec eux au contraire, « le génie français pourra découvrir quelques nouvelles bases pour une Société mieux organisée. » « Ne souffrons donc pas qu’aucune loi éloigne de nous les Infortunés et qu’engourdis de nouveau sur le sort de nos Frères, sans lesquels il ne peut exister de famille, nous favorisions ainsi les projets d’un futur despotisme. »

De Dufourny à Wresinski

Entre la phrase de La Rochefoucauld-Liancourt et celle de Joseph Wresinski, on mesure une évolution historique dans la conception et la mise en œuvre des Droits de l’homme. Le premier considérait que le droit à la subsistance devait garantir l’équilibre social mais ne reconnaissait pas les droits à l’expression et à la participation.

Certes, aux XIXème et XXème siècles, il y eut des avancées dans les domaines du travail, du logement, de la famille, de l’instruction, du droit à l’expression et à la représentation. Elles ont permis l’essor d’une classe moyenne mais ont échappé aux plus pauvres.

Aujourd’hui, malgré la Déclaration universelle de 1948 - qui reconnaît les droits civils et politiques et aussi les droits économiques et sociaux - des citoyens sont encore considérés comme des cas sociaux, des incapables, des délinquants.

Pour Joseph Wresinski, il faut non seulement révéler cette exclusion mais l’enrayer. Il veut témoigner de la dignité de ces citoyens-là et faire reconnaître leurs valeurs. Il leur a donné un nom qui leur confère une identité plus juste et plus positive. Par analogie au Tiers Monde, mais aussi pour s’en différencier, il invente le mot « Quart Monde ». Ce terme est alors assimilé au « Quatrième Ordre » de Dufourny, qui devait permettre de reconnaître aux plus pauvres le statut de véritables citoyens en termes de droits et de représentation.

La libération progressive de la parole des plus pauvres et leur concertation avec d’autres citoyens ont déjà montré l’importance de lier tous les droits entre eux. Souscrire à l’appel inscrit sur la Dalle du Trocadéro, s’unir pour que soit respecté pour tous l’ensemble des Droits de l’homme, n’est-ce pas retrouver le sens fondateur de notre démocratie, la défense de l’humanité de tous et de chacun, la mise en œuvre des idéaux de la République (Liberté, Egalité, Fraternité) ?

1 N°1, 25 avril 1789, réimpression Editions d’histoire sociale (Edhis, 1967) et Quart Monde, n° 121 et 122
1 N°1, 25 avril 1789, réimpression Editions d’histoire sociale (Edhis, 1967) et Quart Monde, n° 121 et 122

Michèle Grenot

Historienne et alliée d’ATD Quart Monde, Michèle Grenot a choisi pour sujet de sa thèse, soutenue en décembre 2001 « Dufourny de Villiers et les plus pauvres (1738-1796). Vaincre l’exclusion au nom des Droits de l’homme » (Université Paris VII).

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