De répliques en répliques, un message se diffuse

Jean Tonglet

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Jean Tonglet, « De répliques en répliques, un message se diffuse », Revue Quart Monde [En ligne], 183 | 2002/3, mis en ligne le 05 février 2003, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2409

La Dalle en l’honneur des victimes de la misère s’inscrit dans une histoire dont nous sommes les héritiers. Son texte fait écho à d’autres appels, notamment au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le bouleversement qu’elle introduit dans nos représentations traditionnelles des pauvres et de leurs droits est appelé, tel un tremblement de terre, à connaître d’autres répliques. Evocation de quelques-unes d’entre elles.

En inaugurant la Dalle en l’honneur des victimes de la misère au Trocadéro (Paris), à l’endroit même où, en 1948, la communauté des Nations unies avait proclamé qu’être “libre de la terreur et de la misère” représentait l’idéal commun de l’humanité rassemblée, le père Joseph Wresinski répondait à Eleonor Roosevelt, à René Cassin et aux autres rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il leur donnait la réplique et prolongeait leur ambition, dont l’exigence radicale avait été trop vite oubliée. Avons-nous pris la mesure de cet événement du 17 octobre 1987, apothéose d’une vie et d’un combat certes, mais aussi et surtout point de départ vers de nouvelles étapes ? En réalité, l’appel radical gravé dans la pierre du Trocadéro ne pouvait pas rester un événement isolé : tel un tremblement de terre, il allait connaître des répliques.

Quand nous parlons de répliques de la Dalle en l’honneur des victimes de la misère, nous ne parlons pas de reproductions d’un monument historique. Nous entendons parler de la diffusion d’un esprit, d’un message, d’un courant de pensée : “la culture du refus de la misère” qui, comme une onde tellurique mais constructrice celle-ci, se diffuse à travers le monde, sous des formes diverses et changeantes, s’adaptant aux terrains qu’elle rencontre, épousant les cultures.

Porter un message

Quand commence l’histoire de ces répliques ? Etablir avec certitude où et quand fût inaugurée la première d’entre elles n’offre guère d’intérêt. Certaines, éphémères, n’en eurent pas moins d’importance : je pense à cette réplique de la Dalle tracée avec le doigt dans les terres rouges d’une morne d’Haïti, autour de laquelle des familles très pauvres et quelques amis se rassemblèrent. Je pense à cette réplique en carton que les membres d'ATD Quart Monde en Espagne déplacent d’un lieu d’extrême misère de la périphérie de Madrid à une place prestigieuse de la capitale. Sans compter toutes celles gravées dans le cœur de tant de personnes ou reproduite d’une écriture malhabile par un homme errant dans les rues de Paris.

Mais s’il faut parler d’une première, elle remonte au soir même du 17 octobre 1987 et prolongea ses effets pendant un mois, sans que personne ou presque ne le sache. Toujours soucieux de lier cette manifestation fondatrice à la grande histoire de l’humanité et à ses valeurs les plus profondes, le père Joseph avait souhaité que quelques volontaires, après cette journée qui avait rassemblé cent mille personnes, partent silencieusement à pied sur la route de Saint Jacques de Compostelle, empruntée au long des siècles par tant de pauvres à la recherche d’une espérance. Dans leurs bagages, une petite reproduction de la Dalle du Trocadéro, offerte, à l’arrivée à Santiago, au recteur de la basilique, et déposée depuis au Musée des Pèlerins.

Quelques jours plus tard, s’adressant aux volontaires du centre international d’ATD Quart Monde, le père Joseph affirmait : « Cette plaque, nous allons essayer de la reproduire dans le monde entier ! Partout où le Mouvement met le pied, il devrait y avoir cette plaque, en signe de communion avec tous ceux qui meurent de la misère, tous les jours, et en signe de notre solidarité avec tous ceux qui luttent contre la misère. »

De haut lieu en haut lieu

Lui-même, visitant en novembre 1987 l’île de Gorée (Sénégal) et sa célèbre Maison des Esclaves, profondément bouleversé, écrivit dans le livre d’or à l’invitation du conservateur des lieux : « Des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, aujourd’hui disent non à la misère et à la honte parce que des hommes, hier, traités en esclaves par les puissants, ont en leur cœur affirmé qu’ils étaient des hommes et nombreux sont morts pendant trois siècles pour que jamais personne ne l’oublie au long des siècles. » Le conservateur fera par la suite graver ces mots sur une plaque apposée à l’entrée de la Maison des Esclaves.

« Je pense qu’il doit y avoir des hauts lieux de misère », disait le père Joseph Wresinski, en 1963, parlant de Noisy-le-Grand : « Ce lieu est le signe profond de quelque chose de plus grave que l’échec du monde : l’inconscience du monde. » N’est-ce pas ce qu’ont voulu signifier, à leur manière, les habitants de Thetford Mines, une localité du Québec, en inaugurant une réplique de la Dalle devant le centre social communautaire où se réunissent ceux qui vivent dans la gêne quotidienne, qui connaissent la dépendance, l’assistance, le manque de tout ? Cette réplique, ils l’ont voulue en y mettant le prix : chacun s’est cotisé, prenant sur le nécessaire, pour réunir les fonds indispensables.

Ils avaient été précédés, dans la province d’Abitibi-Temiscamingue, par le “Carrefour de Rouyn-Noranda”, qui a inauguré une réplique le 17 octobre 1993, dans un parc public à la jonction des deux bourgades, Rouyn et Noranda, aujourd’hui administrativement unifiées mais toujours marquées par un passé de méfiance et d’ignorance mutuelles. « La Dalle, écrivait Evelyne Seguin, l’une des promotrices du projet, est un lieu de solidarité pour casser l’exclusion ; un lieu de rassemblement sans arrêt pour toutes et tous, à la grandeur du monde entier, où joies et espoirs, tristesses et angoisses se côtoient dans toute présence et toute absence. »1

Message pour le monde, message pour tous, appel à la mobilisation, la Dalle se devait d’aborder d’autres hauts lieux : ceux de la culture, des institutions internationales ou nationales, ceux du savoir, lieux qualifiés trop banalement et sans que nous en mesurions la portée de « prestigieux ». Prestigieux certes, mais ni plus ni moins que d’autres lieux où l’humanité a souffert, lutté et aimé.

Là où se bâtit l’avenir

Il fallait en effet ancrer le message là où les hommes préparent l’avenir commun de notre humanité :

Au Bureau international du Travail à Genève, dès avril 1988, à l’occasion de l’hommage rendu par la communauté des Nations unies au fondateur du Mouvement ATD Quart Monde. Placée au pied de l’ascenseur qui conduit aux bureaux du directeur général, cette modeste plaque est comme un rappel au visiteur de passage ou à celui qui travaille sur place. Quelques fonctionnaires de l’OIT et des Nations unies se sont acharnés à la faire vivre, s’y retrouvant, en tout petit comité parfois, le 17 de chaque mois, pour renouveler leur engagement.

Devant le Palais de l’Europe, à Strasbourg, siège du Conseil de l’Europe, en mai 1993.

Dans les jardins des Nations unies, le 17 octobre 1996, à l’occasion de l’Année internationale de l’élimination de la pauvreté.

Au Parlement européen à Bruxelles, le 29 mai dernier, pour rappeler à tous ceux qui le fréquentent que la construction européenne n’a pas de sens si le prix à payer en est l’exclusion irrémédiable des plus pauvres en l’Europe et dans le monde.

A Manille, aux Philippines, c’est, avec le soutien des autorités du pays, le « Rizal Park » ou « Parc national des héros », qui accueille une réplique en tagalog et en anglais. Inaugurée en 1993 par le président Fidel Ramos, elle fut l’occasion de proclamer le 17 octobre Journée nationale de l’élimination de la pauvreté. Dans un poème écrit la veille de son exécution par les Espagnols, Rizal, héros de l’indépendance, écrivait : « Ce qui est important, c’est que nous vivions et que nous arrivions à mourir pour nos convictions, nos convictions qui sont celles d’aimer une terre et d’aimer des êtres humains. » C’est dans ce parc qui porte son nom que des personnes très pauvres se rassemblent désormais autour d’un lieu dont elles disent : « Grâce à cette Dalle, nous savons que nous ne sommes pas seuls, que nous sommes nombreux et que nous pouvons nous donner de la force les uns les autres. (...) C’est là que j’ai appris à être solidaire sans avoir honte, avec confiance, alors qu’au début, quand je ne connaissais pas les autres, je pensais que nous étions les seuls à connaître de telles épreuves. »

A Gent (Gand), en Belgique, ce sont les familles rassemblées avec leurs amis dans le Mouvement des familles nombreuses et sans ressources qui inaugurèrent en 1994 une réplique installée au fronton de l’abbaye Saint-Pierre, haut lieu culturel de la ville. Depuis quatre ans au moins, elles portaient ce projet, se rassemblant le 17 de chaque mois dans leur local, recueillant des signatures apposées au bas du message de la dalle. Comme le disait André De Cock, fondateur de ce Mouvement, « l’esprit de la commémoration précède la Dalle. On n’a pas besoin de dalle pour vivre cet esprit. La Dalle peut et doit venir après. »

Il en fut ainsi à Rome. Ayant participé à un temps de découverte de la spiritualité du père Joseph Wresinski à Méry-sur-Oise au cours de l’été 1997, quelques jeunes religieux en formation à Rome ont pris l’habitude, avec le groupe local des amis d’ATD Quart Monde et deux ou trois familles très pauvres que ce groupe connaissait, de se retrouver chaque 17 en un lieu chargé d’histoire : l’île Tibérine, au milieu du Tibre. Là, pendant des décennies, furent envoyées en quarantaine les personnes porteuses de la lèpre, de la peste ou d’autres maladies. Un hôpital, encore en activité, rappelle ce passé. Ce n’est que trois années après, à l’occasion de l’année du Jubilé, qu’une réplique de la Dalle fut posée sur le Parvis de la basilique de San Giovanni in Laterano, cathédrale de Rome. Au texte du père Joseph du 17 octobre 1987 ont été ajoutées ces paroles prononcées par le pape Jean-Paul II, le 12 mars 2000, à l’occasion de la journée du pardon : « Jamais plus l’exclusion, les discriminations, l’oppression, le mépris des pauvres et des petits. »

A l’île de la Réunion, c’est une des places de Saint-Denis, devant le théâtre de Champ Fleury, symbole de la culture et de la liberté intérieure qu’elle apporte, qui a accueilli une réplique dès 1989. A La Flèche, dans la Sarthe, ce fut la vieille place du Marché. A Toulon, la façade de la faculté de droit.

La Dalle africaine

« Si certaines Dalles à travers le monde sont placées dans des lieux prestigieux, en Afrique, celle-ci devait être au cœur de la brousse, à même la terre. En Afrique - poursuit Maître Titinga Pacéré - l’homme voit dans la terre l’énergie de toute l’histoire, la pensée et l’action des devanciers. Quand l’homme s’adresse à elle, prélevée, déposée en sanctuaire, elle devient un être vivant au service de la vie et du bonheur. » Inaugurée le 12 février 1996, cette Dalle africaine, prend place dans le cadre du musée de Manega, au Burkina Faso. Scellée sur un parvis qui dessine la forme de l’Afrique, elle est en bronze et reprend en français et en moré, le texte de la Dalle de Paris. Elle est orientée Est-Ouest, ce qui veut dire qu’il faut être du côté ouest, conformément à la coutume, tourné vers le soleil levant, pour lire les Ecritures.

Parmi les nombreux symboles qu’elle contient, il y a les « terres. » Maître Pacéré a voulu en effet que sous la Dalle soient réunies et mêlées des terres aussi diverses que significatives : terre de Méry-sur-Oise, où repose le père Joseph Wresinski, terre de Noisy-le-Grand, où furent jetées les bases d’ATD Quart Monde, terre de la Cour aux cent métiers de Ouagadougou, lieu d’ancrage d’ATD Quart Monde au Burkina Faso. Mais aussi terres de l’Afrique profonde : du Palais des Rois d’Abomey, de la Maison des Esclaves de l’île de Gorée, terre prélevée dans une fosse du Rwanda où furent ensevelies les victimes du génocide. « La Dalle - écrit Maître Pacéré - est devenue un symbole de l’Afrique, un carrefour de croyances, un piédestal... »

S’unir, un devoir sacré

Chacune de ces répliques appelle au rassemblement. Celle de Berlin, plus que d’autres, en est un symbole, en particulier pour les Européens. Inaugurée en mai 1992, en conclusion de la première rencontre rassemblant des amis d’ATD Quart Monde et des personnes engagées aux côtés des plus pauvres de part et d’autre de l’Europe autrefois séparée, elle prit place, à même le sol, dans le Parlement des Arbres, œuvre d’un artiste qui avait voulu rendre hommage à celles et ceux qui étaient morts, année après année, pour avoir tenté de franchir le Mur. Déplacée à l’occasion de l’immense chantier en vue de l’installation à Berlin du Parlement allemand et de ses services, elle sera prochainement replacée au cœur des institutions de l’Allemagne, à quelques pas de ce mur qui divisa l’Allemagne et l’Europe, rappelant que si le Mur de Berlin est tombé, d’autres murs, et en particulier celui de la misère, sont encore à abattre.

Marseille avait en quelque sorte ouvert la voie, en inaugurant en 1976, une plaque murale à la mémoire de onze enfants de la cité Bassens, écrasés par les trains, « victimes de l’indifférence. »2 Le 17 octobre 2001, place de l’Espérance, les Marseillais donnaient une nouvelle fois l’exemple. Une réplique de la Dalle était en effet inaugurée à l’initiative notamment de « Marseille Espérance ». Cette association regroupe avec la mairie des représentants de l’ensemble des courants religieux et confessionnels de la cité phocéenne, affirmant que ce qui fait notre humanité commune est plus fort que tout ce qui nous distingue. C’est autour du plus petit, du plus faible, du plus pauvre, enfin pris en compte, enfin écouté, que notre unité pourra s’approfondir.

Le mouvement du refus de la misère connaîtra d’autres répliques. Elles sont appel à la vie, à la résistance, au refus de la fatalité. De réplique en réplique, une faille se créera dans l’indifférence du monde. « Si on a faim, disait Thérèse Gomis (Sénégal), on ne parle pas. Mais la Dalle va parler pour nous qui avons faim. »

Liste des répliques de la Dalle du Trocadéro :

1987, Saint Jacques de Compostelle (Espagne), Musée des Pèlerins.

1988, 21 avril, Genève (Suisse), Hall du Bureau International du Travail.

1989, 28 oct., Saint Denis (île de la Réunion), Parvis du Théâtre de Champ Fleury.

1992, 30 mai, Berlin (Allemagne), Au pied du Mur.

1992, 17 oct., La Flèche (France), Place du marché, centre ville.

1993, 21 mai, Strasbourg (France), Conseil de l’Europe.

1993, 17 oct., Manille (Philippines), Rizal Park.

1993, 17 oct., Rouyn-Noranda, Québec (Canada), Parc Tremoy.

1994, 17 oct., Lisbonne (Portugal), Rua Agusta.

1994, 17 oct., Gand (Belgique), St Pieters abdij.

1994, 17 oct., Roubaix (France), Place de l’Hôtel de ville.

1994, 17 oct., Davao City, Mindanao (Philippines).

1995, 17 oct., Toulon (France), Faculté de Droit.

1996, 12 fév., Manega (Burkina Faso), Musée.

1996, 17 oct., New York (Etats-Unis), Jardins du Palais des Nations unies.

1996, 17 oct., Metz (France).

1997, Thetford Mines, Québec (Canada).

1998, 17 oct., Besançon (France).

1999, 17 oct., Glasgow (Ecosse), Georges Square.

2000, 15 oct., Rome (Italie), Saint Jean de Latran.

2000, 17 oct., La Garde Freinet (France).

2001, 17 oct., Marseille (France), Place de l’Espérance.

2001, 17 oct., Nogent-le-Rotrou (France).

2001, 17 oct., Ozamis City, Mindanao (Philippines).

2002, 29 mai, Bruxelles (Belgique), Parlement européen.

Liste établie le 30 mai 2002. Tenir à jour une liste des répliques de la Dalle est une gageure tant les initiatives se multiplient, sans que nous en soyons toujours informés. Que celles et ceux qui auraient été oubliés nous le pardonnent et transmettent les informations nécessaires au « Comité international des Dalles commémoratives des victimes de la misère3 et de ses répliques » Merci !

1 Voir dans ce numéro « Ces pas qui font notre histoire »
2 Voir dans ce numéro « A la mémoire de onze enfants »
3 Par courrier : c/o Mouvement International ATD Quart Monde, 107 avenue du G?n?ral Leclerc, F 95480 Pierrelaye. Par courrier ?lectronique: francoise.
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Jean Tonglet

Père de deux enfants, Jean Tonglet est comme son épouse volontaire du Mouvement ATD Quart Monde depuis plus de vingt ans. Après un temps d’engagement à Bruxelles et à Marseille, il assuma des responsabilités auprès des institutions européennes et internationales. Il est aujourd’hui directeur de la revue Quart Monde.

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