La souffrance des intouchables

Maria Joseph Mahalingam

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Maria Joseph Mahalingam, « La souffrance des intouchables », Revue Quart Monde [En ligne], 183 | 2002/3, mis en ligne le 05 février 2003, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2427

Les intouchables, appelés « Scheduled castes » ou « Dalits », sont des Indiens autochtones représentant aujourd’hui, selon le gouvernement fédéral, 15% de la population (deux cent quarante millions, selon une estimation non gouvernementale.) Ils sont encore traités comme des « sous-hommes ». Un des leurs nous dit ici son indignation de cette indignité. Il se demande quand et comment les siens pourront enfin être protégés par les droits de l’homme.

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Inde

Les pratiques d’intouchabilité ignorent les droits de l’homme. Elles sont le résultat d’une combinaison du « système de classes » des aryens et du concept de « sacré/profane » des dravidiens, qui les uns après les autres ont envahi le pays il y a environ trois mille ans. Elles se fondent sur la croyance que les êtres humains se distinguent les uns des autres : les uns sont « supérieurs » ou « purs », les autres « inférieurs » ou « impurs. » Ainsi ceux qui appartiennent aux varna brahmanes, kshatriya, vaishya et shudra considèrent les autochtones comme inférieurs et impurs. Ils les tiennent à l’écart de leur société. Pour justifier leur position de supériorité et de domination, les brahmanes ont formulé des lois sacrées selon lesquelles cette hiérarchisation traduit la volonté de Dieu.

Condamnés à vivre dans l’exclusion

Les intouchables, considérés « hors castes », ont donc été obligés de l’accepter et de se soumettre à la domination des gens des castes. Ainsi ils ont été contraints de vivre hors des villages, d’être les serviteurs et les esclaves des gens des hautes et basses castes. Ils n’avaient pas le droit de posséder de terre agricole alors qu’ils étaient travailleurs agricoles. Dans les zones rurales de certains Etats de l’Inde, on leur interdisait de construire des maisons, d’utiliser des batteries de cuisine en cuivre, de porter des chaussures et des chemises, d’aller à l’école, d’entrer dans les temples, les restaurants et les cafés, de puiser de l’eau dans les lieux publics, de circuler dans les rues où demeuraient des membres des hautes castes, de répondre aux appels d’offre, de se plaindre aux postes de police contre les exactions commises par des représentants des hautes et des basses castes, etc. ; on interdisait même aux femmes intouchables de se couvrir la poitrine et les épaules.

Des pratiques intangibles

Bouddha protesta contre ce système d’inégalité et fonda le bouddhisme qui considère tous les hommes égaux. Mais le bouddhisme n’a pas réussi à se développer en Inde car les brahmanes détenaient le pouvoir religieux et politique et faisaient preuve d’intolérance. Du XVIème au XVIIIème siècle, des intouchables se sont convertis au christianisme grâce à des missionnaires européens qui prêchèrent l’amour de tous les hommes sans discrimination.

Pendant l’époque coloniale britannique, les Anglais trouvèrent leur situation épouvantable. Touché par leur misère, le gouvernement britannique prit l’initiative de leur reconnaître les droits de l’homme en 19321, grâce à l’influence du Dr Ambedkar, leader intouchable et père de la Constitution indienne. Mais cette décision ne fut pas acceptée par les hautes castes et, sous la pression de Gandhi, le gouvernement britannique retira cette loi en faveur des Dalits. Aussi la situation des Dalits ne s’est pas améliorée, même après l’indépendance.

Aujourd’hui, si les intouchables circulent librement dans les villes, ce n’est pas le cas dans les régions rurales de plusieurs Etats où sont maintenues la plupart des interdictions citées ci-dessus. Tout cela perdure malgré la Constitution indienne qui a aboli les pratiques d’intouchabilité depuis 1950. Car c’est du fait de leur naissance que les intouchables sont voués à des tâches impures comme le ramassage des déchets ou des excréments et l’enterrement des morts. Ils sont destinés à travailler comme balayeurs, éboueurs, bouviers, vidangeurs, fossoyeurs, équarrisseurs, tanneurs, tambourineurs, cordonniers, blanchisseurs, barbiers, etc.

Des violences meurtrières

La plupart des intouchables restent analphabètes. Mais, depuis la célébration du centième anniversaire du Dr Ambedkar, beaucoup ont pris conscience de leur situation et se regroupent autour de quelques leaders pour revendiquer les droits de l’homme. C’est pourquoi les gens des castes s’insurgent contre les intouchables. Lorsqu’il y a une manifestation publique, il n’est pas rare que des intouchables soient arrêtés ou tués, leurs quartiers pillés, leurs maisons brûlées. Parfois leurs dirigeants sont assassinés cruellement. Par exemple, le 30 juin 1997 à 14h30, le maire et les conseillers municipaux dalits de Melavalvu, près de Madurai, au sud de l’Inde, extraits de force d’un autobus public, eurent la tête tranchée. Le 23 juillet 1999, dix-sept intouchables ont été tués par les policiers lors d’une manifestation devant la préfecture du district de Tirunelveli - ils ont été déclarés « morts dans un accident » selon le rapport officiel et quatre personnes ont été portées disparues.

On relève ainsi plusieurs actes d’atrocité. La plupart du temps, les coupables restent impunis du fait de l’hostilité des services de police et des fonctionnaires publics. Encouragées par l’impunité des coupables, les hautes et basses castes multiplient meurtres, viols, incendies volontaires et autres infractions pénales. Le gouvernement formule des lois pour protéger les intouchables, mais celles-ci ne sont guère appliquées.

Un appel aux Nations unies

C’est pourquoi, depuis peu de temps, nous tentons d’attirer l’attention des communautés internationales à propos des exactions commises contre les intouchables. En 1998, à l’occasion du 50ème anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme et du 51ème anniversaire de l’Indépendance de l’Inde, des mouvements dalits et des organisations non gouvernementales ont entrepris conjointement une campagne internationale de signatures en faveur des Dalits en Inde. Cette campagne demande aux Etats membres des Nations unies :

- de reconnaître l’intouchabilité comme crime contre l’humanité,

- d’inclure la discrimination fondée sur les castes dans la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1966),

- de désigner un rapporteur spécial pour étudier les pratiques d’intouchabilité en Asie.

Par ailleurs cette campagne demande à chaque Etat en Inde d’appliquer le « Scheduled Castes and Scheduled Tribes (Prevention of Atrocity) Rules » de 1995, qui autorise les Etats à fournir des fusils aux intouchables pour qu’ils puissent s’en servir en cas de légitime défense. Cette législation permet seulement au gouvernement fédéral de démontrer à la Commission des droits de l’homme des Nations unies que des dispositions suffisantes existent déjà pour défendre le droit des Dalits. Enfin cette campagne exige que le « Social Welfare Department » du gouvernement fédéral présente des rapports sur les atrocités commises contre les Intouchables puisque, depuis dix ans, ceux-ci ne sont pas représentés au Parlement.

Intouchables dans l’Eglise aussi

Les pratiques d’intouchabilité existent également au sein de l’Eglise indienne. Les hautes castes chrétiennes n’accordent pas un statut social égal aux chrétiens intouchables. Pour eux, il y a des églises, des cimetières, des chariots mortuaires spécifiques. Dans certaines paroisses rurales, le char sacré qui porte les statues de Jésus et de la Vierge Marie ne doit pas emprunter les rues où habitent des chrétiens intouchables ; la dépouille des fidèles intouchables n’a pas le droit d’accéder à l’église pour la cérémonie d’enterrement.

Les chrétiens intouchables représentent 70% de la population chrétienne mais seulement 4% des évêques, des prêtres, des religieux et religieuses. Parfois victimes de violence physique de la part des hautes castes chrétiennes et découragés par l’inégalité dans l’Eglise, de nombreux jeunes chrétiens intouchables cherchent à se reconvertir à l’hindouisme. C’est pourquoi, entre autres raisons, le pourcentage des chrétiens est tombé de 2,6% en 1981 à 2,3% en 1991. Plusieurs plaintes des chrétiens intouchables à Rome n’ont reçu aucune réponse. Les raisons de ce silence depuis des années restent mystérieuses.

1 Quand le gouvernement britannique accepta la proposition du Dr Ambedkar de créer un « électorat séparé » pour que les Dalits soient assurés d’avoir
1 Quand le gouvernement britannique accepta la proposition du Dr Ambedkar de créer un « électorat séparé » pour que les Dalits soient assurés d’avoir des représentants, M.K.Gandhi entreprit une grève de la faim, le 20 septembre 1932, dans la prison de Yerawada à Poona. Devant le risque de la mort de Gandhi et des répercussions sur la vie des Dalits, Ambedkar accepta de retirer l’idée d’« électorat séparé » pour proposer que les candidats dalits soient élus par tous les membres d’une circonscription électorale, comme cela se pratique aujourd’hui encore pour l’Assemblée législative et le Parlement. Mais les candidats ainsi élus ne sont guère enclins à « hausser le ton » en faveur des Dalits parce que leur réélection dépend également des voix des hautes castes.

Maria Joseph Mahalingam

Maria Joseph Mahalingam est originaire du sud de l’Inde

CC BY-NC-ND