André et Pierrette

Christian Berry

Citer cet article

Référence électronique

Christian Berry, « André et Pierrette », Revue Quart Monde [En ligne], 183 | 2002/3, mis en ligne le 01 mars 2003, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2429

« C’est de votre vie dont je témoigne » (Père Joseph Wresinski, 17 octobre 1987)

Lui s’appelle André. Elle, sa compagne, Pierrette. Cela faisait vingt ans qu’ils étaient ensemble. Depuis dix ans, ils habitaient dans les bois, dans une espèce de bâtisse qui se prolongeait par une grotte. Avant d’être ici, ils étaient dans une autre grotte. André, qui a 55 ans, n’a jamais eu de logement depuis qu’il a quitté, jeune, le milieu familial.

Pierrette, elle, n’a jamais connu ses vrais parents. Elle a vécu un temps chez des religieuses. Peut-être est-elle passée aussi en maison psychiatrique. Elle a eu un compagnon, puis un autre, vivant en caravane. Ils sont morts. Ensuite elle a rencontré André.

Lorsqu’elle nous parlait, nous avions beaucoup de difficultés à comprendre ce qu’elle nous disait. Pierrette ne connaissait pas sa véritable identité de naissance. Lors de ses 60 ans, pour le dossier de retraite, les services compétents se sont aperçus qu’une autre personne portait les mêmes nom et prénom, avec les mêmes date, heure et lieu de naissance qu’elle : c’était elle qui n’était pas sous sa véritable identité. Sans doute à un moment de sa vie, quelqu’un, à son insu, lui a changé son identité, car il semble peu probable qu’elle en ait été l’instigatrice tellement sa pauvreté est grande.

Pour André, le mot « dignité » a une forte résonance. Il avait coutume de dire : « La dignité c’est être fier de soi, c’est tenir les lieux propres, c’est ne rien devoir à personne et garder la tête haute, c’est résister au découragement et ne pas se laisser aller. La dignité c’est être respecté et ne pas être embêté », et aussi : « Quand on a confiance en moi, cela m’aide. »

Un jour, pour réaliser un album1, nous sommes allés photographier Pierrette et André. Lorsque nous sommes retournés quelque temps plus tard pour le leur montrer, André a dit en pesant bien ses mots et en le regardant longuement : « Ah ! c’est bien, ah ! c’est bien » et il en avait les larmes aux yeux. Pierrette regardait aussi. Au bout d’un moment, elle a dit, peut-être comme pour s’en convaincre : « C’est beau les photos, ça montre que nous sommes des êtres humains. »

Une autre fois, j’étais allé avec André pour faire une photo d’identité. Il appréhendait. Sur la photo il était sévère et, la regardant, il me dit : « On dirait un monstre. » Je lui ai tapé sur l’épaule en disant : « Et puis quoi encore ! » et nous nous sommes mis à rire tous les deux. Mais je me suis demandé s'il avait dit cela de lui-même ou s'il l’avait entendu…

Une vraie maison

Depuis longtemps donc André et Pierrette attendaient un vrai logement et on avait fini par leur trouver une petite maison. Ce 20 décembre 2001 était un jour béni car c’était celui du déménagement. J’étais passé les voir dans l’après-midi. Les services de la mairie opéraient déjà le chargement de leurs affaires dans des sacs en plastique, comme les pauvres en ont. Ils ont emmené l’essentiel, mais André me confiera plus tard que beaucoup de choses auxquelles Pierrette et lui tenaient étaient restées sur place. André était venu me saluer. Je le sentais ailleurs, ses sentiments se mêlaient : la joie de voir leur désir se réaliser mais aussi l’angoisse de l’inconnu, de savoir s’ils allaient être respectés par leur nouveau voisinage. Pierrette est arrivée ensuite. Je la trouvais très joyeuse et paisible. Elle m’a serré la main, longuement. Ensuite elle passa son autre bras autour de mon cou et me tira à elle pour m’embrasser en me disant merci. En moi-même, je pensais : « C’est moi qui devrais te remercier. »

Le soir, il faisait déjà nuit, ils étaient dans leur nouveau logement et Pierrette a voulu retourner avec sa petite charrette chercher quelques affaires à la grotte. Pendant le trajet, elle fut renversée par une voiture et tuée sur le coup.

Le lendemain matin, dès que j’apprends la nouvelle, je pars pour rencontrer André, et m’y rendant je passe devant le bois où ils demeuraient encore la veille. Je vois un bulldozer. Je m’arrête et rentre dans le bois. Je suis bouleversé car il ne reste rien de tout ce qui faisait leur vie. Pas une seule pierre. Mêlés à la terre je trouve une chaussure et un pull-over. Une paire de chaussettes séchait encore sur un fil de fer qui était auparavant tendu entre deux arbres et qui pend maintenant. Rien, il ne reste rien de ce lieu qui, à moi aussi, était devenu familier : ce lieu de la résistance à la misère, du courage, des larmes, de la joie et de la fête aussi.

Un bouquet de fleurs

Comme elle était déjà morte et qu’il s’agissait d’un accident, son corps avait été mis dans une housse en plastique et conduit à la morgue. Normalement lorsqu’il s’agit d’un accident, le corps doit être examiné pour l’enquête et ensuite confié aux pompes funèbres pour la préparation. Or pour Pierrette il semble que rien de cela n'a été fait et qu’elle a été mise dans le cercueil telle quelle. Pierrette était une femme croyante. Elle fut emmenée directement au cimetière sans pouvoir, comme tous les très pauvres, passer par une église.

Le matin des obsèques, nous sommes passés prendre André. Il était très énervé et n’était pas prêt. Il avait veillé jusqu’à trois heures du matin, tellement l’angoisse était grande. Une vingtaine de personnes ont participé à la cérémonie. Plusieurs ont dit quelques mots, dont le maire de la commune. Il y eut aussi plusieurs bouquets de fleurs, ce qui a beaucoup touché André : « Tout le monde l’aimait bien, Pierrette, c’était une femme courageuse. Elle me manque. »

L'intolérable

Je voudrais simplement souligner la joie que j’ai pu éprouver durant sept années en leur rendant visite, grâce à leur accueil, notamment celui de Pierrette. Sauf lors de notre première rencontre : voyant un inconnu dans son habitat, elle m’avait chassé à coups de balai en poussant des cris.

Pierrette…pas une seule visite ne se passait sans qu’elle me demande des nouvelles de ma femme - insistant pour qu’elle aussi vienne les voir plus souvent - et des nouvelles des volontaires qu’elle avait connus. Elle s’était beaucoup réjouie de la naissance de Claire, la fille de Christine et Pascal. Elle avait dit : « C’est un don du Seigneur. » J’étais sidéré par leur façon de s’organiser, de tenir propre leur habitation. Pierrette était toujours en activité : avec sa petite charrette elle allait chercher l’eau dans des bouteilles, ramasser du bois, laver ce linge qui l’hiver ne séchait jamais. A chaque printemps, ils achetaient des fleurs et les plantaient autour de la grotte.

Ils étaient souvent embêtés par des jeunes qui les insultaient, surtout l’été. Alors ils restaient enfermés chez eux. Une nuit ils avaient même été agressés. C’est pourquoi durant tout un hiver, par peur, ils partaient le soir, trouvaient refuge dans une épave de voiture pour y passer la nuit, et revenaient tôt le lendemain matin. Je me disais : quel courage ! comment ferais-je si je devais moi-même vivre dans de telles conditions !

L’intolérable de ce qu’ils vivaient rendait André parfois violent. Une fois il m’a attrapé par mon pull-over et m’a crié : « Tu comprends que j’en ai marre de vivre comme ça ? Je n’en peux plus ! » Il a alors saisi la croix que je porte au cou et l’a embrassée, puis il s’est calmé. La fois suivante, il s’est excusé. Cela se reproduisait chaque fois qu’il sentait l’agressivité le submerger.

Quelques temps après l’enterrement, nous sommes allés lui rendre visite. Il semblait énervé mais s’est dit content de nous voir. Il nous a fait entrer dans une pièce très bien arrangée. Une nappe recouvrait la table sur laquelle se trouvait un plateau de fruits. Il a voulu à tout prix nous offrir quelque chose. Mais il reconnaissait ne pas aller bien. « Je ne supporte pas la solitude. Depuis que me femme est partie, je bois beaucoup et me couche tard. » Il a regardé la photo de Pierrette et s'est mis à pleurer : « Je n’arrive pas à m’y faire. Je vais au cimetière tous les jours et je lui porte des fleurs. Elle les aimait beaucoup. » Nous étions là depuis un bon moment et nous lui avons dit que nous allions repartir. « Ah ! non, pas déjà, sinon je détache les chiens. » Alors nous avons parlé encore un peu. Alors qu’il nous raccompagnait, il me dit : « Christian, je vais la revoir un jour ma femme ? » Je lui ai répondu : « Oui. »

1 « Belles familles » de Jean-Louis Saporito. Editions Les Arènes 2002, 80 pages. Disponible aux Editions Quart Monde

1 « Belles familles » de Jean-Louis Saporito. Editions Les Arènes 2002, 80 pages. Disponible aux Editions Quart Monde

Christian Berry

Christian Berry, volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, est actuellement engagé dans le Val d’Oise.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND