Promouvoir la santé des plus pauvres, avec eux

Régis De Muylder

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Régis De Muylder, « Promouvoir la santé des plus pauvres, avec eux », Revue Quart Monde [En ligne], 184 | 2002/4, mis en ligne le 01 juin 2003, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2488

Que ce soit au Guatemala, en Haïti ou ailleurs, peut-on promouvoir la santé des plus pauvres sans agir sur les conditions de misère dans lesquelles ils vivent et sans qu’ils soient partie prenante de cette action ? Les leçons d’une expérimentation.

Réduire les inégalités en matière de santé est un enjeu largement reconnu en ce début du XXI° siècle. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) y a consacré son rapport annuel en 19951 et toute une série d’analyses critiques2. Améliorer la santé des pauvres est un autre enjeu qui peut être lié à la réduction des inégalités, mais qui ne l’est pas obligatoirement3. Mettre l’accent sur l’un ou l’autre aspect n’est pas indifférent et fait l’objet d’une controverse qui sort du cadre de notre propos.

La manière d’appréhender ces priorités a évolué au cours des dernières décennies. Du milieu des années 70 au milieu des années 80, la priorité était le droit pour tous d’avoir un niveau de santé permettant de mener une vie socialement et économiquement productive4. C’était le moment où était lancé le défi « La santé pour tous en l’an 2000 » qui allait être relevé par une politique de santé basée sur les soins de santé primaires. Du milieu des années 80 au milieu des années 90, la priorité a été mise sur la réforme des systèmes de santé, l’accent portant sur l’efficacité et la viabilité de ceux-ci. Il n’est pas inutile de rappeler le rôle joué par la Banque mondiale dans cette évolution. Aujourd’hui on observe un regain d’intérêt pour l’amélioration de la santé de pauvres.

Quels objectifs pour les plus démunis ?

Le Mouvement ATD Quart-Monde, dans son engagement auprès de populations très pauvres des pays du Sud, a mis en œuvre des projets axés sur le savoir et la santé. Notre participation à de tels projets au Guatemala et en Haïti, au cours des années 80 et 90, nous conduit à formuler quelques réflexions sur les priorités concernant la santé des pauvres dans le contexte actuel.

Des objectifs en matière de santé ont été définis en termes de réduction de la mortalité infanto-juvénile et de la mortalité maternelle et d’accroissement de l’espérance de vie à la naissance5, 6. Notre propos n’est pas de mettre en doute l’intérêt de ces objectifs. Mais nous devons reconnaître qu’ils n’apportent aucune garantie concernant la santé des plus pauvres. Ramener la mortalité infanto-juvénile sous la barre des soixante-dix pour mille au niveau d’un pays ne dit rien sur la réalité de ce taux dans les groupes les plus pauvres de ce pays. On a même montré3 que la réduction du taux de mortalité infanto-juvénile dans les pays en développement pouvait accroître les inégalités. En effet on peut atteindre cet objectif en donnant la priorité aux groupes les moins pauvres ; ce qui est stratégiquement plus aisé et donne des résultats plus rapides que de donner la priorité aux groupes les plus pauvres.

Pour que les retombées soient positives pour les plus pauvres, il est nécessaire de travailler à la formulation d’objectifs qui tiennent compte de leur réalité propre. Une telle démarche dans la formulation des objectifs fait largement défaut. Il nous semble qu’elle impose au moins deux conditions liées entre elles7. La première condition est d’arriver à une connaissance approfondie de ce que vivent les populations très pauvres ; ce qui ne s’acquiert pas sans une remise en question des schémas habituels utilisés pour connaître une population ou un groupe d’individus. La seconde condition est d’accepter d’y consacrer le temps nécessaire.

Quels services de santé ?

Comme nous l’avons souligné plus haut, un glissement des priorités s’est effectué vers des caractéristiques telles que la viabilité et la rentabilité des services de santé. Pour y arriver d’aucuns ont préconisé un partenariat entre le secteur public et le secteur privé lucratif. Ce fut le cas de la Banque mondiale8, 9 et cette position a trouvé un large écho parmi les autorités sanitaires internationales, notamment l’OMS10, tout en faisant l’objet de débats qui sont loin d’être clos.

En Haïti, comme dans de nombreux pays en développement, le secteur privé non lucratif11 - organisations non gouvernementales (ONG), services liés à des organismes confessionnels- joue un rôle prépondérant dans l’accès aux soins des populations très démunies. Ces organisations fonctionnent souvent de façon indépendante. C’est une raison pour laquelle il existe peu de statistiques concernant la couverte sanitaire exacte assurée par ce secteur. On a pu aussi déplorer le manque de coordination existant dans ce secteur. Tout cela est vrai. La diversité de ces organisations empêche d’ailleurs de les considérer de manière univoque. Mais en raison de ce qu’il représente pour les populations les plus démunies, on ne peut pas le traiter marginalement. Notons encore que des partenariats entre le secteur public et le secteur privé non lucratif existent et ont donné des résultats très positifs.

Le Service œcuménique d’entraide (SOE) - ONG haïtienne, fondée en 1977 - et l’équipe locale d’ATD Quart Monde sont engagés conjointement dans un projet de promotion de la santé dans une zone périphérique de Port-au-Prince qui couvre un grand bidonville et plusieurs quartiers très pauvres. Autour d’un centre de santé, ce projet comporte plusieurs aspects, parmi lesquels les soins curatifs et préventifs, une présence régulière dans les secteurs les plus pauvres de la zone, la santé materno-infantile et la prise en charge de maladies ciblées comme la tuberculose et le paludisme. Le financement des consultations données au centre de santé est basé sur un prix forfaitaire peu élevé payé par le patient. Le montant inclut la visite médicale et le traitement fourni par la pharmacie du centre, laquelle s’approvisionne auprès du programme des médicaments essentiels. Ce système qui facilitait l’accès aux soins ne le garantissait pas pour les plus pauvres. C’est pourquoi d’emblée, ce système a offert aux plus pauvres une « assurance complémentaire » qui leur donnait accès aux mêmes services pour un prix sensiblement réduit. En 1999, ce système a fait l’objet d’une évaluation rigoureuse, à laquelle ont participé les associations responsables du projet, le personnel du centre et les familles bénéficiaires.

Cette évaluation a montré que ce système pouvait fonctionner parce que certaines conditions étaient remplies. La première est une circonstance historique. A l’origine de ce projet se trouvaient des personnes très démunies qui se réunissaient à l’initiative d’ATD Quart Monde. Ce groupe réfléchissait à la manière de mener ce que nous pourrions appeler un « développement communautaire » en mettant les plus pauvres au centre. Ce groupe a été à l’origine de plusieurs initiatives, dont ce projet de santé au démarrage duquel il a largement contribué. Le dialogue entre ce groupe et les associations qui allaient gérer le projet a conduit à décider d’introduire le système « d’assurance complémentaire » pour garantir l’accès du service aux plus pauvres. La deuxième condition a été le processus d’évaluation qui impliquait tous les partenaires, c’est-à-dire aussi les familles bénéficiaires. Il s’agissait de poursuivre le dialogue qui avait permis la mise en route du projet. L’histoire a montré que les périodes les plus difficiles du projet correspondaient aux moments où le processus d’évaluation était défaillant. Enfin la troisième condition a été de ne pas isoler ce projet d’une dynamique globale. Ce projet de promotion de la santé a été lié à un projet de promotion du savoir.

Quelle peut être la viabilité d’un service de santé où deux systèmes de paiement se côtoient. N’est-ce pas injuste ? N’y a-t-il pas un risque de voir s’installer un système à « deux vitesses » avec un groupe « assisté » ? Ces questions ont été traitées au cours du processus d’évaluation, sans que ça ne conduise à le supprimer. Nous étions renvoyés à cette réalité : l’équité ne signifie pas égalité. Rappelons à cet égard que nos systèmes de protection sociale en Europe occidentale sont basés sur une solidarité qui conduit à mieux rembourser les soins de santé des groupes plus vulnérables.

Pourquoi ce regain d’intérêt ?

Il nous semble que les motivations de la communauté internationale ne sont pas dépourvues d’ambiguïtés. La Banque mondiale souligne qu’aucun pays ne peut soutenir un développement économique durable si la population n’est pas éduquée et en bonne santé.9 Feachem affirme, dans le Bulletin de l’OMS, que combler le fossé qui existe en matière de santé entre riches et pauvres est un enjeu du XXI° siècle ; sinon «le prix à payer sera lourd pour l’économie mondiale, l’ordre social et la justice, mais aussi pour toute la civilisation »12. La nécessité de réduire les inégalités de santé repose communément sur quatre arguments13. Ces inégalités représentent une injustice. Elles finissent par avoir des répercussions négatives pour l’ensemble de la société ; l’exemple en est l’expansion de certaines maladies infectieuses. Les inégalités sont évitables. Les réduire est rentable ; il peut être économiquement avantageux de réduire les inégalités, plutôt que d’avoir à supporter le coût des conséquences des inégalités.

De tels arguments ne relèvent-ils pas d’une approche trop économique des questions sanitaires ?14 En effet, si toute l’argumentation économique et sociale est pertinente, nous pensons qu’il est insuffisant de s’intéresser à la santé des pauvres et à la réduction des inégalités seulement sous prétexte que c’est bénéfique pour l’ensemble de la société. En d’autres termes, il est nécessaire que la promotion de la santé des populations pauvres ait comme justification et comme référence les plus pauvres eux-mêmes.

En conclusion

Les programmes auxquels nous avons pu participer nous ont montré que la promotion de la santé des plus pauvres était possible si ces programmes étaient pensés avec eux et s’ils avaient les moyens de devenir acteurs de ceux-ci. Il est nécessaire que les très pauvres aient la possibilité de participer à des programmes dont la finalité est de vaincre les conditions de misère dans lesquelles ils vivent.

1 Rapport sur la Santé dans le Monde, 1995 : « Réduire les Ecarts ». OMS, 1995.

2 Bulletin of the World Health Organization (The International Journal of Public Health) 2000 (78) N°1, 1-96: This month’s special theme: Inequalities

3 Gwatkin D. Health inequalities and the health of the poor: What do we know? What can we do? Bulletin of the World Organization, 2000, 78 (1): 3-18.

4 Voir la Déclaration d’Alma-Ata du 12 septembre 1978. In Alma-Ata 1978, Les soins de santé primaires, OMS-FISE, Genève, 1978.

5 Rapport sur la Santé dans le Monde, 1998 : « La vie au XXI° siècle, une perspective pour tous ». OMS, 1998.

6 Le rôle de la coopération pour le développement à l’aube du XXI° siècle. Paris, OCDE, 1996.

7 Cet aspect est développé dans l’étude menée conjointement par le bureau d’évaluation et de recherche de l’UNICEF et ATD Quart Monde, dont les

8 1993 World Development Report : Investing in Health.

9 de Beyer J, Preker A, Feachem R. The role of the World Bank in international health: renewed commitment and partnership. Social Science and Medicine

10 Bulletin of the World Health Organization (The International Journal of Public Health) 2001(79) N°8:This month’s special theme: Public - Private

11 Analyse de la situation sanitaire - Haïti, 1998 ; Ministère de la Santé Publique et de la Population & OPS / OMS. Port-au-Prince, juin 1998.

12 Feachem R. Poverty and inequity: a paper focus for the new century. Editorial, Bulletin of the World Organization, 2000, 78 (1): 1-2

13 Woodwart A, Kawachi I. Why reduce health inequalities? J Epidemiol Community Health 2000; 54:923-929.

14 Buse K, Walt G. Role Conflict? The World Bank and the world’s health. Social Science & Medicine 2000; 50:177-179.

1 Rapport sur la Santé dans le Monde, 1995 : « Réduire les Ecarts ». OMS, 1995.

2 Bulletin of the World Health Organization (The International Journal of Public Health) 2000 (78) N°1, 1-96: This month’s special theme: Inequalities in Health.

3 Gwatkin D. Health inequalities and the health of the poor: What do we know? What can we do? Bulletin of the World Organization, 2000, 78 (1): 3-18.

4 Voir la Déclaration d’Alma-Ata du 12 septembre 1978. In Alma-Ata 1978, Les soins de santé primaires, OMS-FISE, Genève, 1978.

5 Rapport sur la Santé dans le Monde, 1998 : « La vie au XXI° siècle, une perspective pour tous ». OMS, 1998.

6 Le rôle de la coopération pour le développement à l’aube du XXI° siècle. Paris, OCDE, 1996.

7 Cet aspect est développé dans l’étude menée conjointement par le bureau d’évaluation et de recherche de l’UNICEF et ATD Quart Monde, dont les résultats ont été publiés sous le titre : « Atteindre les plus pauvres » (1996).

8 1993 World Development Report : Investing in Health.

9 de Beyer J, Preker A, Feachem R. The role of the World Bank in international health: renewed commitment and partnership. Social Science and Medicine, 2000; 50:169-176.

10 Bulletin of the World Health Organization (The International Journal of Public Health) 2001(79) N°8:This month’s special theme: Public - Private Partnership.

11 Analyse de la situation sanitaire - Haïti, 1998 ; Ministère de la Santé Publique et de la Population & OPS / OMS. Port-au-Prince, juin 1998.

12 Feachem R. Poverty and inequity: a paper focus for the new century. Editorial, Bulletin of the World Organization, 2000, 78 (1): 1-2

13 Woodwart A, Kawachi I. Why reduce health inequalities? J Epidemiol Community Health 2000; 54:923-929.

14 Buse K, Walt G. Role Conflict? The World Bank and the world’s health. Social Science & Medicine 2000; 50:177-179.

Régis De Muylder

Médecin et volontaire d’ATD Quart Monde, Régis De Muylder a participé à des projets axés sur le savoir et la santé en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Il est engagé actuellement en Belgique dans un programme d’élaboration d’indicateurs de pauvreté avec des personnes ayant vécu en grande pauvreté.

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