Un point de vue bouddhiste sur la pauvreté

David R. Loy

Translated by Daniel Roche

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David R. Loy, « Un point de vue bouddhiste sur la pauvreté », Revue Quart Monde [Online], 208 | 2008/4, Online since 01 December 2009, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2522

Le bouddhisme conteste fondamentalement notre conception de sous-développement. Pour l’auteur, les religions revivifiées seraient-elles le seul espoir de remettre en cause la marchandisation du monde ?

Le bouddhisme a-t-il une contribution particulière à apporter à notre compréhension de la pauvreté ? Comme d’autres religions, le bouddhisme est parfois critiqué pour encourager un mode de vie non matérialiste à contre-courant de nos principaux désirs et motivations, et ceux qui veulent réduire la pauvreté sont plutôt renvoyés aux sciences économiques qui ont découvert les lois de la croissance censées promouvoir un bien-être planétaire.

L’inverse serait plus juste. L’économie moderne est bien plus « idéaliste », car les économistes ont une tendance à vivre dans un monde unidimensionnel de statistiques et d’équations qui reflète mal les valeurs et les aspirations humaines du monde dans lequel nous vivons réellement. À l’inverse de l’individualisme calculateur que présuppose le néo-libéralisme économique, le bouddhisme, lui, est plus « terre à terre » dans sa compréhension des sources du mal et du bien-être. Son approche rejoint aussi la conception traditionnelle du bien-être dans la plupart des sociétés pré modernes et la représentation qu’en ont aujourd’hui encore les sociétés dites sous-développées. Cet article examine les implications des enseignements bouddhistes face aux problèmes de leur développement économique.

Loin d’ignorer ou de minimiser la pauvreté, le bouddhisme y est sensible et propose à la fois un diagnostic et des remèdes. Mais avant tout, le bouddhisme conteste notre compréhension de la pauvreté en déplaçant l’approche du problème, notamment par la remise en cause des présupposés qui dominent encore notre conception des sociétés « sous-développées ».

La pauvreté entraîne le mal-être…

Pour le bouddhisme, la pauvreté est mauvaise en ce qu’elle entraîne dukkha dont la meilleure traduction, dans ce contexte, serait le « mal-être ». Le but du chemin bouddhiste est la fin de notre dukkha, sans ce qu’il y ait de distinction tranchée entre une dukkha temporelle et une autre qui serait d’ordre spirituel. Le bouddhisme ne valorise donc pas, et il ne peut valoriser la pauvreté qui est source de dukkha. Être pauvre, c’est ne pas pouvoir satisfaire ses besoins matériels fondamentaux pour mener une vie décente, à l’abri de la faim, des intempéries et de la maladie. Les conditions de vie d’un moine ou d’une moniale donnent une assez bonne mesure de ce niveau minimal de subsistance : de la nourriture en quantité suffisante pour soulager la faim et rester en bonne santé, assez de vêtements pour être décent en société et protéger le corps, un abri convenable pour pratiquer sérieusement l’exercice mental et assez de médications pour soigner et prévenir les maladies. Ceux qui renoncent volontairement aux possessions et aux plaisirs mondains en faveur de ce mode de vie dépouillé appartiennent à la communauté des “nobles” (ariyapuggala).

…et la violence dans la société

Selon le Sûtra du Rugissement du Lion (Cakkavati-sihanada Sutta), il existe une relation de cause à effet entre la pauvreté matérielle et la détérioration des rapports sociaux. Ce texte relate l’histoire d’un monarque qui, originellement, vénérait et respectait les enseignements bouddhistes, mais qui, par la suite, commença à régner selon ses propres conceptions. Il cessa de donner aux pauvres et la pauvreté devint générale. Par besoin, un homme prit ce qui n’était pas donné et fut arrêté. Lorsque le roi le questionna, l’homme répondit qu’il n’avait rien pour vivre. Le roi lui donna alors un bien en lui disant que cela devrait lui permettre de travailler et de faire vivre sa famille. Le même incident se répéta avec un autre homme et, en l’apprenant, d’autres décidèrent à leur tour de voler, pensant être traités de la même façon. Le roi réalisa alors que s’il continuait ainsi les vols ne feraient qu’augmenter. Aussi décida-t-il d’être impitoyable avec le voleur suivant : « Je ferais bien mieux d’en finir une fois pour toutes avec lui et de lui trancher la tête. » Ce qu’il fit.

À ce point du récit, on attendrait une parabole moralisante sur l’importance de la dissuasion dans la lutte contre le crime, mais le texte prend une tout autre direction :

Entendant cela, les gens pensèrent : « Procurons-nous des sabres aiguisés fabriqués pour nous et nous pourrons prendre à n’importe qui ce qui n’est pas donné, après quoi nous en finirons une fois pour toutes avec eux en leur tranchant la tête. » S’étant armés de sabres affilés, ils lancèrent des assauts meurtriers contre les villages, les villes et les cités, et devinrent des bandits de grand chemin qui tuaient leurs victimes en les décapitant. Ainsi, ne pas donner de biens aux pauvres généralisa la pauvreté. L’aggravation de la pauvreté entraîna une augmentation des vols, l’augmentation des vols entraîna celle de l’usage des armes, l’augmentation de l’usage des armes entraîna celle des meurtres... (Digha nikaya III, 65ff, « Les longs discours »).

Dans cette légende, la pauvreté est présentée comme la cause première du vol, de la violence et du mensonge. La solution bouddhiste n’implique en rien l’acceptation d’un « karma de pauvreté » (pour nous ni pour autrui). Le problème surgit lorsque le roi ne donne plus de biens aux pauvres - c’est-à-dire, dans un contexte moderne, quand l’État néglige sa responsabilité en matière de justice distributive minimale. Les crises sociales ne peuvent être séparées de questions plus larges sur la bienfaisance de l’ordre social. On ne résout pas la criminalité liée à la pauvreté par des châtiments sévères mais en satisfaisant aux besoins fondamentaux de la population.

Niveau de vie et qualité de la vie

Dans d’autres sûtras, pourtant, le Bouddha enseigne que le plus grand bien est le contentement (santutthi paramam dhanam). Le bouddhisme attire l’attention sur le fait qu’une poursuite exclusive des biens matériels ne peut apporter le bonheur aux êtres humains. Selon la seconde des quatre nobles vérités, la cause de dukkha est tanha, le désir insatiable. Lorsque quelqu’un éprouve l’intense désir de s’approprier un objet, celui-ci devient une cause de souffrance. De tels objets sont comparés à la flamme d’une torche qu’on porte à contre-vent, ou à un trou rempli de braises chaudes : ils engendrent beaucoup d’anxiété mais très peu de satisfaction. La multiplication de désirs inutiles est la cause fondamentale d’un mal-être inutile. Les projets de développement qui cherchent à supprimer la pauvreté en « développant » des économies centrées sur la consommation prennent le problème à l’envers. Comme le disait Gandhi, la Terre recèle assez de richesses pour satisfaire les besoins de chacun, mais non son avidité.

Cette image de notre nature humaine et de ses potentialités est-elle trop idéaliste ? De fait, cette approche reflète plus les attitudes de la plupart des sociétés traditionnelles que les théories économiques modernes. Selon ma définition préférée, qui est de Thich Nhat Hanh, le bouddhisme est « une manière intelligente de jouir de sa vie ». Confondre la qualité de vie et un « niveau de vie » quantifiable, est, à l’inverse, voué à l’échec car cela ne mène pas au bonheur (sukha). Nombre de peuples du Tiers-Monde que nous avons tant poussés à se « développer » semblent plus conscients que nous de cette différence. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, le revenu n’est pas le premier critère du bien-être – parfois, ce n’est même pas un critère majeur. Lorsque Robert Chambers (de l’Institut d’études du développement de l’Université de Sussex) demanda à un maître d’œuvre bulgare de classer les gens de sa communauté selon la richesse, ce dernier « élargit spontanément la liste des critères du bien-être, soulignant l’importance de l’éducation des enfants, d’une bonne santé, et d’une nature enjouée... Il est intéressant de noter que le groupe le moins « nanti » incluait la personne la plus riche du village, un homme malheureux au caractère aigri, classé au bas de l’échelle avec les alcooliques et les malades. » (Robert Chambers, Whose Reality Counts ?, London, Intermediate Technology, 1997, p. 179). De son analyse de la littérature sur ce sujet, Robert Chambers concluait : « Le revenu, critère réducteur des économistes classiques, n’a jamais, selon mon expérience ou les études que j’ai pu lire, été considéré comme le critère numéro un. » (Ibid., p. 178).

La nécessité de se limiter soi-même

Notre obsession de la croissance économique nous paraît naturelle parce que nous avons oublié l’historicité des besoins que nous considérons aujourd’hui comme allant de soi. À commencer par celui d’un revenu monétaire dans les sociétés occidentales, désormais complètement monétarisées et marchandisées, où presque tout peut être converti en n’importe quoi d’autre par un moyen d’échange commun. Nos besoins (ou plutôt nos envies) étant maintenant considérés comme définissant notre humanité commune, au même titre que les droits de l’homme, nous sommes portés à oublier ce que le bouddhisme tient pour une condition essentielle du bonheur (qualité humaine essentielle pour être heureux) : la nécessité de se limiter soi-même.

Tout discours sur les « besoins » relève autant du jugement de valeur que de la détermination d’un fait. Pour le bouddhisme, le problème humain fondamental n’est pas le problème technologique et économique de la satisfaction de la totalité de nos besoins matériels - ce qui est, d’un point de vue psychologique et écologique, impossible – mais l’entreprise psychologique et spirituelle de comprendre la nature de notre esprit. S’ils ne succombaient au mirage d’une corne d’abondance technologique, on ne verrait jamais les peuples les plus « pauvres » devenir obsédés par toutes les choses qu’ils pourraient posséder. Leurs fins sont l’expression des moyens qu’ils ont à leur disposition. Et en nous obstinant à les considérer comme pauvres, c’est souvent nos propres jugements de valeur que nous leur imposons. Il est présomptueux de supposer qu’ils sont nécessairement malheureux, et que la condition exclusive du bonheur est l’adhésion à la morne routine d’une vie conditionnée par le marché, où la consommation occupe une place toujours plus grande.

Un exemple alternatif de développement économique autochtone et autogéré est représenté par le mouvement Sarvodaya Shramadana qui s’inspire de principes bouddhistes et gandhiens et qui est actif dans presque la moitié des villages sri lankais. Fondé en 1957, il propose une aide aux communautés locales à décider par elles-mêmes de ce qu’elles veulent réaliser, ce qui conduit habituellement à la création d’un conseil de village, puis à la fondation d’une école, d’un dispensaire et d’une banque locale, ainsi qu’à des programmes familiaux et des initiatives économiques. L’accent est mis sur le développement de la communauté : « Nous construisons la route et la route nous construit. » Selon les propres estimations du mouvement, plus de onze millions de personnes ont déjà bénéficié de ces programmes.

Plus récemment, le royaume bouddhiste du Bhoutan, l’un des plus « pauvres » pays d’Asie, a été à la pointe des efforts pour développer un nouvel instrument de mesure du bien-être humain : « le Bonheur national brut ».

Le développement, impérialisme religieux ?

Pourquoi considérons-nous qu’un revenu et une consommation réduits sont synonymes de mal-être ? Nous arrivons là au cœur du sujet. Le bien-être matériel a pris une place croissante dans notre vie car nous avons perdu la foi en tout autre possibilité d’épanouissement – qu’il s’agisse d’une vie au Ciel après la mort, près de Dieu, ou du paradis terrestre du socialisme, ou bien encore (sur fond de désespérance devant la crise écologique), de la foi dans les progrès futurs de l’humanité. Si l’amélioration de notre « niveau de vie » est devenue si compulsive c’est qu’elle a remplacé les valeurs religieuses traditionnelles, ou plus précisément, qu’elle est devenue une sorte de religion séculière. Sous cet angle, nos efforts d’évangélistes pour « développer » économiquement d’autres sociétés qui restent attachées à leurs valeurs spirituelles et à leurs traditions communautaires propres, peuvent être considérés comme une forme contemporaine d’impérialisme religieux. La globalisation du capitalisme serait-elle une nouvelle forme de mission pour convertir les « païens » ?

Le rôle moral des religions est difficile à saisir pour la plupart des économistes, car leur discipline est un legs du siècle des Lumières, qui opposait le progrès social et scientifique à l’influence rétrograde d’Églises privilégiées. Il est temps de reconnaître, aujourd’hui, que la compréhension économique néo-libérale du bonheur, et des moyens de le réaliser, n’est qu’une conception parmi d’autres. Comme toute autre perspective, elle comporte des avantages et des inconvénients qui ne devraient pas être imposés aux autres - ces peuples qui ont leur vision du monde et leurs valeurs propres.

Toutes les sociétés sont confrontées à la même tragédie fondamentale de la vie, à savoir, en termes bouddhistes, la souffrance, la vieillesse et la mort. Au cours de l’histoire, la religion fut, sous différentes formes, la principale réponse de l’homme à cette tragédie. Selon l’optique héritée du siècle des Lumières, celle-ci relève de la superstition ou de la fuite de la réalité. Quoi qu’il en soit, du point de vue bouddhiste, la croissance économique et le consumérisme offrent des alternatives insatisfaisantes, parce qu’elles sont des échappatoires : elles refoulent le problème fondamental de l’existence en nous divertissant avec des substituts symboliques comme l’argent, le statut social ou le pouvoir. On retrouve des critiques similaires de l’idolâtrie implicitement ou explicitement formulées dans toutes les grandes religions, et la globalisation économique rampante rend ce message d’autant plus important aujourd’hui.

Il est important pour les institutions religieuses de comprendre combien l’accent mis sur l’importance du marché, sur l’accumulation de richesse et sur la consommation, sapent leurs enseignements les plus importants. L’influence corrosive de la mondialisation économique et de ses organisations d’aide au développement sur d’autres systèmes de valeurs que les nôtres doit être remise en question. Aujourd’hui les grands médias - notre système nerveux international - sont pour la plupart de grandes entreprises pour qui seul compte le résultat financier, et nos universités sont déjà quasiment devenues des centres de formation professionnelle. Les religions revivifiées resteraient-elles notre meilleur espoir que la marchandisation généralisée qu’entraîne la globalisation puisse être remise en cause ?

David R. Loy

Professeur d’éthique, religion et société à l’Université Xavier de Cincinnati (Ohio, États-Unis). Pratiquant zen depuis de nombreuses années, il est enseignant qualifié dans l’école zen Sanbô Kyôdan. Auteur de plusieurs ouvrages et articles (cf. http://www.zen-occidental.net.)

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