Quand pauvreté rime avec résistance et sagesse humaine

Jean-Pierre Cavalié

References

Electronic reference

Jean-Pierre Cavalié, « Quand pauvreté rime avec résistance et sagesse humaine », Revue Quart Monde [Online], 208 | 2008/4, Online since 05 June 2009, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2525

En ayant fait peu à peu de l’argent un véritable dieu, l’humanité se détruit elle-même…

Index de mots-clés

Religions, Spiritualité

Je suis né dans un modeste village des Cévennes, foyer historique des Camisards, ces paysans protestants qui se sont battus pour avoir le droit de penser, de croire et de vivre librement. J'ai grandi à Nantes, dans un quartier très populaire, tout près d'un bidonville, mon père étant pasteur à la Mission Populaire Evangélique, un organisme protestant né au lendemain de la Commune de Paris1 pour témoigner en parole et en acte de la foi chrétienne dans les nouveaux quartiers ouvriers. Au cours de mes études, je suis allé passer près d'une année en Amérique Centrale, avec des leaders de communautés de base qui se battaient contre la misère et des formes multiples de dictature ; c'était juste au moment de l'avènement de la révolution nicaraguayenne. Puis j'ai travaillé vingt ans dans la même Mission populaire, à Paris tout d'abord, essentiellement avec des jeunes d'origine immigrée, puis à Marseille avec des personnes au chômage et en grande précarité, avec lesquelles nous avons monté de multiples actions culturelles, militantes et même cultuelles. Voilà maintenant une dizaine d'année que je travaille à la Cimade, organisation de solidarité avec les migrants.

Tout cela pour dire que la pauvreté, grande ou petite, a pour moi de multiples visages, mais qu'elle rime toujours avec richesse spirituelle et sagesse humaine, avec foi et espérance, avec résistance et courage ; car la pire des pauvretés est sûrement celle que l'on subit et à laquelle on finit par se résigner, que l'on intériorise au plus profond de soi comme inéluctable, voire normale : « Il y aura toujours des pauvres ! »…

La foi engage à lutter contre l’asservissement

Je me souviens d'une visite dans un quartier très pauvre au Nicaragua ; je l'avais vu en 1979, sale et délabré, mais après la révolution, les habitants s'étaient pris en charge et, avec l'aide de l'Etat, avaient restauré et repeint leur habitation, nettoyé les rues, planté des arbres et des fleurs ; le changement était impressionnant. A la fin de notre balade, fier de cette métamorphose, mon ami m'a dit : « Tu vois, avant nous étions misérables, aujourd'hui nous sommes pauvres... et debout ! ».

A partir de ce prisme de vie, je me rends compte que ma foi chrétienne est intimement soudée à la démarche d'émancipation de l'être humain, de tous les humains sans aucune discrimination. Emanciper signifie littéralement sortir de la condition d'esclave, se libérer de la servitude. C'est une façon de parler d'amour, de solidarité, de justice. Je suis en fait très suspect à l'égard d'une démarche de foi qui ne se traduit pas par un engagement, quel qu'il soit, pour lutter contre ce qui nous asservit.

Comme le rappelait le grand pédagogue brésilien Paolo Freire, face à la pauvreté tout particulièrement, il n'y a pas ceux qui libèrent et ceux qui sont libérés, car la pauvreté asservit et aliène tout le monde, les pauvres, ceux qui les exploitent, comme tous ceux qui se taisent ou en profitent. Prenons l'exemple de la production des fruits et légumes aujourd'hui en France. Dans un contexte de véritable guerre économique -on l'appelle la mondialisation néo-libérale- les grandes surfaces commercialisent 75% de ces denrées et imposent aux producteurs des prix très bas, voire inférieurs au prix de revient, ce qui oblige les exploitants à se rattraper sur les salaires. C'est ainsi que dans de très nombreuses exploitations on trouve quantité d'étrangers « sans papier », de véritables néo-esclaves astreints à accepter n'importe quoi, qui dorment été comme hiver sous des toiles plastiques, au milieu des insecticides... une horreur humaine que toutes les autorités connaissent, cautionnent et parfois organisent. En bout de course, le consommateur, sans le savoir, en est complice en achetant dans ces grandes enseignes. Certes, les responsabilités ne sont pas les mêmes, mais nous sommes tous impliqués dans ce système inhumain. La libération, l'émancipation ne fonctionnent donc pas à sens unique, comme si le rôle des gens aisés était de faire du bien, d'être généreux, d'aider les gens pauvres ; non ! La pauvreté et la domination qui l'accompagne tout le temps, sont une atteinte à l'humanité en tant que globalité du genre humain et à l'humanité comme idéal de vie et projet éthique. Paolo Freire écrivait en exergue de son grand livre « Pédagogie des opprimés »2 : « Personne ne libère personne, nous nous libérons ensemble de ce qui nous opprime ».

La misère est fille du fétichisme économique

Je me méfie en fait de toute démarche religieuse uniquement spirituelle et égocentrique, c'est-à-dire qui recherche son propre salut par des exercices ascétiques et coupés du monde. Je leur reconnais un caractère religieux, mais la question fondamentale pour moi n'est pas : « Crois-tu en Dieu ? », mais « Quel est ton dieu ? », avec ou sans d majuscule. Je pense en effet, n'en déplaise à Michel Onfray, grand défenseur de l'athéisme, que tout le monde est religieux dans le sens de relier sa vie à quelque chose ou quelqu'un de transcendant, autrement dit qui dépasse les décisions humaines particulières et qui a un pouvoir de vie et de mort sur nous. Ce peut être la divinité de telle ou telle religion, mais également le progrès scientifique, le cours inéluctable de l'histoire, ou simplement l'argent ou la finance dans le meilleur des mondes économiques.

J'ai eu la chance d'être formé au Costa Rica, par Franz Hinkelammert, penseur génial, tout à la fois économiste, philosophe et théologien qui a beaucoup écrit sur l'idée que la première religion dans le monde est sûrement la religion économique qui fait de l'enrichissement personnel et maximal un absolu, c'est-à-dire un objectif à atteindre à n'importe quelle condition, quel qu'en soit le coût humain et environnemental ; une religion profondément sacrificielle. Le capitalisme en est l'une des expressions les plus élaborées, même s'il se présente sous des traits laïcs et rationnels.

Nous avons tous entendu une fois ou l'autre des chiffres ahurissants, effrayants sur les abîmes  qui séparent l'humanité : Au tournant de l'an 2000, le PNUD3 affirmait que les trois cents familles les plus riches de la planète avaient un revenu financier équivalent à celui de la moitié de l'humanité, soit trois milliards de personnes; chacune est plus riche que certains Etats... insensé, scandaleux, honteux d'autant plus que passé un certain seuil, on n'est plus en mesure de dépenser et par là de jouir de son argent qui sert alors à spéculer en le plaçant pour qu'il rapporte plus, le plus possible.

Les crises financières sont des crises de foi

Au-delà de la fascination que peut exercer ce véritable jeu de hasard, nous sommes obligés de nous poser une question : Comment l'argent peut-il grandir, puisqu'il n'est pas un être vivant (humain, faune ou flore) ? Un être sensé ne peut pas croire que la matière ait la capacité de se reproduire elle-même. Une telle croyance mériterait un séjour chez les psy... et pourtant elle a pignon sur rue derrière les enseignes des banques : « Placez votre argent chez nous, il vous rapportera x% d'intérêts ! Ne laissez pas dormir votre argent, faites-le travailler ! ». C'est une croyance d'ordre religieux que l'on appelle le fétichisme, c'est-à-dire l'élévation d'un élément matériel au rang de divinité possédant des pouvoirs surnaturels et notamment de vie et de mort sur nous. Mais le plus étonnant est que de fait, les relations entre les monnaies et les matières sur les marchés locaux et internationaux, influencent directement par leur logique de l'enrichissement les relations entre les humains et les pays. Le cours de telle monnaie ou de telle matière fait la pluie et le beau temps des peuples ; certaines personnes et entreprises en profitent beaucoup, mais personne ne maîtrise vraiment cet univers, les grandes crises financières sont là pour en témoigner. Elles sont, nous dit-on, des crises de confiance, mot qui est de la même famille que le mot foi, car les crises financières sont effectivement des crises de foi... On parle aussi de monnaie fiduciaire, mot de la même racine également ; sur le dollar étatsunien, il est inscrit « Nous croyons en Dieu » ; oui, sûrement, mais en quel dieu ?

Le problème, le défi est qu'il ne s'agit pas seulement d'une croyance, mais aussi d'une réalité ; dans le monde actuel, sans argent, on ne survit pas ; les variations du cours de la monnaie apportent la richesse ou la misère, etc. Au fil du temps, l'humanité a forgé une divinité, un dieu véritable : l'argent, la monnaie qui est sortie de son rôle initial de moyen d'échange pour être privilégié comme moyen d'accumulation. Depuis les années 1980, le capitalisme néo-libéral a porté à l'extrême la logique spéculative à l'origine des abîmes d'inégalités dont nous venons de parler. Par rapport à cette divinité, il ne suffit pas de dire « Je n'y crois pas ! », « Je suis athée », car toute l'humanité participe, de gré ou de force, de cette religion.

Vivre simplement, pour que tout le monde vive bien

Le véritable défi est de détrôner le dieu de la richesse sacrificielle dans notre vie quotidienne, personnelle et collective. Cessons de l'adorer4, d'en faire le nerf de la guerre économique qui fait de la vie un état de guerre permanente et de chacun d'entre nous un soldat assigné à vie... ou plutôt à mort, car la vie authentique, c'est la paix, le bonheur, l'amour. Parlant des fétiches de leur époque, les prophètes Jérémie, Ezéchiel, Esaïe, mais également le Deutéronome demandent à leurs contemporains : Pourquoi les adorez-vous ? « ils ne sont que de la pierre ou du bois ! »5.

Pour vaincre la pauvreté, fille déshéritée de la grande richesse et de l'égoïsme, sans doute devons-nous lutter, non pour que tout le monde ait beaucoup d'argent, mais pour que chacun apprenne à limiter ses envies, à diminuer le plus possible ses besoins d'argent en développant des formes d'économies peu monétaires en faisant des choses par soi-même et avec d'autres, ce qui développe le lien social et la solidarité, en développant le don et le troc, en mettant en place, au niveau collectif, des monnaies non spéculatives... La pauvreté est toujours subie, alors que la simplicité de vie peut être choisie comme la voie royale du bonheur partagé. De plus, aujourd'hui, à l'heure des grands risques écologiques, elle me semble la plus réaliste pour la survie de l'humanité.

Je la distingue de l'austérité qui se contente du minimum vital pour la survie du corps ; la simplicité lui rajoute ce que nous avons appelé voilà une quinzaine d'années « le luxe nécessaire », ce qui fait le sel de la vie, le plaisir de vivre et qui diffère selon les personnes : la musique, le sport, la lecture, le jardinage, le bricolage, l'engagement militant, la vie spirituelle...

David Choquehuanca, ministre bolivien de l'Education disait cet été à Nantes, lors du Forum mondial des droits de l'homme : « Notre préoccupation ne doit pas être de vivre mieux, toujours mieux, mais de vivre bien, tout simplement. Le chômage, l'exploitation de l'autre, le mensonge, cela n'est pas vivre bien, même si cela permet à certains de vivre mieux. Nous cherchons aujourd'hui, en raison des bouleversements sociaux, climatiques, économiques, politiques, de nouveaux équilibres qui ne seront possible que si chacun cherche à vivre bien, dans la solidarité, la réciprocité, la justice ».

Tout cela repose sur une profonde conversion : le but de nos vies ne doit pas être l'enrichissement, mais le bonheur à propos duquel un jardinier au RMI me disait voilà quelques années : « Le véritable bonheur, c'est de faire celui des autres ! », de bâtir un bonheur qui ne soit pas sacrificiel, qui ne s'édifie pas sur le malheur d'autres personnes. Je crois que nous sommes là au cœur du christianisme. Certains théologiens affirment que la mort du Christ est un anti-sacrifice, car il veut être le dernier. Le Dieu que nous propose Jésus-Christ n'est pas une idole de plus, car il ne réclame pas des sacrifices, mais simplement la foi et l'amour. Si effectivement les humains ont tendance à se fabriquer des idoles sacrificielles, seul le dieu anti-sacrifice mérite le nom de Dieu avec une majuscule ; il est celui qui veut nous aider à nous libérer du pouvoir morbide de toutes nos idoles. C'est en ce sens que le monothéisme représente une véritable émancipation pour l'humanité ; c'est en tout cas ce que je crois, ce que j'ai découvert à l'école des pauvres que le courage de vivre a fait maîtres en humanité.

1 En 1871, le peuple prend le pouvoir à Paris ; la répression fait 20 à 30.000 morts et des milliers de déportés.
2 Maspéro Paris 1971
3 Programme des Nations Unies sur le Développement.
4 Ce qui signifie littéralement la prier.
5 Jérémie 2,27 ; Ezéchiel 20,32 ; Esaïe 40,20 ; 44,19 ; Deutéronome 4,28.
1 En 1871, le peuple prend le pouvoir à Paris ; la répression fait 20 à 30.000 morts et des milliers de déportés.
2 Maspéro Paris 1971
3 Programme des Nations Unies sur le Développement.
4 Ce qui signifie littéralement la prier.
5 Jérémie 2,27 ; Ezéchiel 20,32 ; Esaïe 40,20 ; 44,19 ; Deutéronome 4,28.

Jean-Pierre Cavalié

Délégué national de la Cimade pour la région Provence Côte d’Azur, Jean Pierre Cavalié, théologien de formation, a travaillé un peu plus de vingt ans avec des personnes, à un titre ou un autre, en situation précaire voire en grande pauvreté.

CC BY-NC-ND