René Cassin, Joseph Wresinski : Une même passion pour la défense de la dignité humaine

Ton Redegeld

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Ton Redegeld, « René Cassin, Joseph Wresinski : Une même passion pour la défense de la dignité humaine », Revue Quart Monde [Online], 169 | 1999/1, Online since 05 September 1999, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2579

Sans l’expérience personnelle de la souffrance et de la dignité bafouée, René Cassin et le père Joseph Wresinski n’auraient sans doute pas donné à la défense des droits de l’homme une portée universelle L’auteur a esquissé leur histoire lors d’une conférence donnée à l’Alliance française, à Bangkok. Il en présente ici les grandes lignes.

René Cassin et Joseph Wresinski ne se sont jamais rencontrés. Mais ils partagent tous les deux une même passion pour la défense de la dignité humaine, née de leur propre expérience de la souffrance. Des amis d’ATD Quart Monde en Thaïlande ont eux-mêmes reconnu l’importance de la pensée du père Wresinski en tenant à traduire « Les plus pauvres révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme  »1

René Cassin : La primauté de l’homme sur l’Etat

René Cassin est né en octobre 1887 à Bayonne (France), dans une famille de quatre enfants, d'origine juive.2 Il est élevé à Nice où son père a un important commerce de vins. Peu après sa thèse de droit, la Première Guerre mondiale éclate. Mobilisé, grièvement blessé en octobre 1914, il est un des seuls survivants de son groupe. Il reprend l'enseignement du droit à l'université de Lille.

Mais ses blessures suscitent en lui une révolte pacifique. Après la mort au front de son beau-frère, sa sœur se retrouve seule avec ses trois enfants et peu de ressources. Combien d'autres sont dans ce cas ? Beaucoup de mutilés, de veuves et d'orphelins sont réduits à vivre d'expédients et même de mendicité. René Cassin se mobilise pour le droit à réparation, dans le cadre du Mouvement des anciens combattants. L'idée est simple : l'Etat doit réparer les souffrances de ceux qui ont consenti à sacrifier leur vie pour l'intérêt de la collectivité. Ainsi naît un nouveau droit pour les victimes de la guerre, première expression de toute la législation sociale à venir.

Devenu président de l'Union fédérale des anciens combattants, René Cassin est invité à faire partie de la délégation française à l'assemblée de la Société des Nations, à Genève, (prédécesseur de l'Organisation des Nations unies). Il participera à ses travaux pendant quatorze ans, de 1924 à 1938.

En 1930, il donne un premier cours à l'Académie de droit international de La Haye. Il développe sa pensée sur la primauté de la personne humaine par rapport à l'Etat, à partir d’une réflexion sur deux notions juridiques fondamentales : le droit à la nationalité et de droit au domicile. Selon lui, le droit international doit considérer l'individu comme un sujet de droit et il faut démystifier la souveraineté étatique : la SDN marque le début de ce processus.

Début 1933, quand le régime nazi s’installe en Allemagne, le professeur Cassin prend rapidement conscience de la gravité de la situation grâce à la comparution d’un nommé Bernheim, en septembre 1933, devant le Conseil de la Société des Nations : ce juif de Haute-Silésie porte plainte contre les violations, séquestrations, exactions commises par les nazis. Le représentant du gouvernement allemand l'interrompit alors brusquement pour dire : « Tout ce qu'a dit cet individu, ne vous regarde pas, on est souverain chez soi. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, pacifistes et de nos juifs. Et nous n'avons à subir de contrôle ni de l'humanité, ni de la SDN. ».

Quand le général de Gaulle lance son appel du 18 juin 1940, René Cassin décide de le rejoindre aussitôt à Londres. Pour lui, résister au nazisme est l’acte fondateur de la démocratie. Comme les autres Français réfugiés à Londres, il est privé de sa nationalité.

En janvier 1941, le président Roosevelt adresse son fameux message dit des « Quatre libertés ». Dans ce message, il dit : « Dans l'avenir, nous veillerons à ce que soient sauvegardées les quatre libertés essentielles de l'humanité : liberté de parole et d'expression, où que ce soit, liberté religieuse et aussi libération du besoin et de la crainte. [...] La liberté signifie la suprématie des droits de l'homme ».

Vient la fin de la guerre qui a fait 70 millions de victimes dans le monde, principalement civiles. René Cassin, quant à lui, a perdu vingt-huit proches parents.

A San Francisco, la Conférence qui établit la Charte de l'Organisation des Nations unies, se réunit en mai 1945. Dans son article 68, la Charte parle de la création d'une commission pour la promotion les droits de l'homme. Mais ce paragraphe est ajouté de justesse, sous la pression des grandes associations civiques américaines.

La première assemblée des Nations unies, tenue à Londres en janvier 1946, charge une commission de préparer une déclaration internationale des droits de l’homme. Malgré diverses propositions, les gouvernements imposent, à l’unanimité, que ladite commission soit composée de représentants gouvernementaux. Nommé par le gouvernement français, René Cassin, y participera jusqu’en 1971.

Pour lui, le principal problème reste la souveraineté absolue des Etats. En ce nom-là, les pires atrocités ont pu être commises sans que personne puisse intervenir. Une déclaration des droits de l'homme doit offrir une nouvelle protection contre cette souveraineté. Il plaide pour un acte législatif des Nations unies, incorporé ensuite dans les législations nationales. Son avis ne sera pas suivi.

Un comité de rédaction de huit membres est créé. Sa présidente, Eleonor Roosevelt, invite René Cassin à préparer un projet de déclaration. Ce texte sera, dans ses grandes lignes, celui de la déclaration adoptée le 10 décembre 1948 par l’assemblée générale des Nations unies réunie au Palais de Chaillot à Paris, après trois mois de travaux.

Le père Joseph Wresinski : la primauté du plus humilié

Joseph Wresinski naît à Angers (France), en février 1917, pendant la Grande Guerre. Sa mère est espagnole. Son père, polonais, est originaire de Poméranie, région alors occupée par l’Allemagne qui lui délivre donc un passeport allemand quand il émigre à l’Ouest. A cause de ce passeport, la famille Wresinski, considérée comme un élément ennemi, est internée au moment de la naissance de Joseph.

La paix revenue, monsieur Wresinski doit bientôt chercher du travail de plus en plus loin et propose à sa femme de refaire leur vie en Pologne. Celle-ci n'ose pas risquer le voyage, de crainte de ne plus retrouver de toit où abriter la famille. Elle reste seule avec ses quatre enfants.

Comme la sécurité sociale n'existe pas, la famille dépend de la charité, du bon vouloir des bonnes œuvres et des tâches qu’accomplissent mère et enfants pour obtenir quelque rétribution.

Evoquant son enfance marquée par l’expérience de l’humiliation, de la dépendance et de la recherche harassante du gagne-pain quotidien, Joseph Wresinski écrira plus tard : « Aujourd’hui comme alors, l’enfant pauvre n’a pas d’enfance, les responsabilités lui viennent dès qu’il tient debout sur ses jambes »3.

La famille Wresinski occupe une ancienne forge, pleine de courants d'air, aménagée pour loger plusieurs familles. Il y fait froid et humide, sans moyens de chauffer.

Quand on vit d'une manière si précaire, on ne peut pas être membre d'une communauté.

Grâce à l’obstination de sa mère, Joseph se présente au certificat d'études. Elle lui trouve ensuite une place d'apprenti-pâtissier.

Un soir, en 1934, un ami l'invite à une réunion de la Jeunesse ouvrière chrétienne. Ce soir-là, simple invité inconnu, il se voit confier le compte-rendu de la réunion ! On lui fait confiance, et cela le marquera à jamais.

Quand il choisit de devenir prêtre, ses études seront payées par les parents d’une religieuse qui connaît sa famille. A 19 ans, Joseph entre au petit séminaire et se retrouve avec des enfants de 12 ans pour commencer ses études secondaires. Appelé sous les drapeaux quand éclate la Seconde Guerre mondiale, il est fait prisonnier. Il s’évade.

Ordonné prêtre en 1946, dans l’Aisne, il y sert une paroisse dans un quartier de cheminots puis une paroisse rurale. Il est connu pour son engagement avec les pauvres.

Mais la vie du père Joseph prend un tournant en juillet 1956, quand son évêque lui propose d’aller « passer quelque temps parmi des familles très démunies » dans un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand, près de Paris. Il trouve là 252 familles - un millier de personnes, dans un abandon complet.

Le père Joseph écrit lui-même : « Je savais ne plus être en face d'une situation banale de pauvreté relative, de difficultés personnelles. J'avais à faire à une misère collective. [...]

Ce jour-là je me suis promis que si je restais, je ferais en sorte que ces familles puissent gravir les marches du Vatican, de l'Elysée, de l'ONU. [...] Depuis, j'ai été hanté par l'idée que jamais ce peuple ne sortirait de sa misère, aussi longtemps qu'il ne serait pas accueilli, dans son ensemble, en tant que peuple, là où discutaient et se débattaient les autres hommes. Il devrait être là, à égalité, partout où les hommes parlent et décident non seulement du présent, mais du destin de l'homme, du futur de l'humanité.4.

Le père Joseph choisit de vivre dans ce camp. Il y commence une action avec ses habitants. Ensemble, ils entreprennent de faire respecter leur dignité. Ils envoient une vingtaine d'associations charitables hors du camp. Ils organisent la communauté eux-mêmes. Ils construisent une bibliothèque, une salle de rencontre pour les femmes, un atelier pour les hommes, une chapelle, un jardin d’enfants.

Cette action accorde autant d'importance à la culture, à l'éducation et à la spiritualité, qu'au travail, aux revenus, au logement, à la liberté de parole et d'association.

Le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde découvre ainsi les droits de l’homme parmi les plus humiliés et avec eux.

Les droits de l’homme… à partir de la souffrance des victimes...

Les auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme ont été inspirés par la souffrance des millions de victimes dont la dignité humaine a été spoliée pendant les deux guerres mondiales. Ainsi René Cassin, marqué dans sa propre chair. Pour lui, les anciens combattants et les victimes de la guerre sont les premiers défenseurs de la paix et de la dignité humaine.

Le préambule de la Déclaration stipule que tous les membres de la famille humaine ont une dignité inhérente à la personne humaine. Ils ont des droits égaux et inaliénables. C’est seulement lorsque cette dignité est reconnue, qu’il peut y avoir liberté, justice et paix dans le monde. La Déclaration parle de l'avènement d'un monde où les êtres humains seraient « libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère. »

Le père Joseph a également trouvé son inspiration dans sa propre vie, dans sa propre expérience, et en vouant sa vie aux populations les plus pauvres partout dans le monde. Elles subissent la violence de la misère. Elles n'ont pas le droit d'habiter la terre et par conséquent, elles sont privées de presque tous les droits de l'homme à la fois.

Ces millions d'enfants, de femmes et d'hommes souffrent en silence. Mais ils se révoltent aussi contre cette injustice.

Cette réalité-là a conduit le père Joseph à œuvrer, sa vie durant, pour faire reconnaître de façon explicite que la misère est une violation des droits de l'homme, au même titre que l'esclavage, l'apartheid ou la torture.

... à partir de l’unique famille humaine

Les auteurs de la Déclaration considèrent la famille humaine comme une et unie. L'expérience des deux guerres mondiales a démontré que les Etats ne respectent pas toujours les intérêts élémentaires des populations.

René Cassin a été privé de ses droits. Il est convaincu qu'il doit y avoir une autorité plus haute que l'Etat, dans des situations où la dignité humaine est totalement déniée. Et pour lui, cette autorité est la famille humaine dans son unicité.

Ainsi, la Déclaration dit que les droits de l'homme doivent être protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression.

Au cours de sa vie, le père Joseph a rencontré beaucoup de personnes « ordinaires » en divers pays qui ne restaient pas indifférentes face à la faim, l'ignorance ou la violence. Devant des situations de privations extrêmes, comme celles qu'engendre la misère, ces personnes sont convaincues que les plus pauvres sont des êtres humains et ne peuvent pas être abandonnés.

Fort de cette expérience, le père Joseph introduit un élément radicalement nouveau : les plus pauvres, totalement niés dans leur dignité humaine, ont droit à la présence de personnes solidaires à leur côté.

Seul, l’investissement humain peut conduire à la pleine restauration des droits fondamentaux. Pour le père Joseph, des personnes doivent se lever et se consacrer entièrement au service des plus pauvres. Elles doivent soutenir les efforts que ceux-ci, personnes, familles ou groupes, ont entrepris pour se libérer de la misère. Et elles doivent aussi agir pour que ces efforts soient compris et efficaces.

... à partir de l’homme dans son indivisibilité

Pour les auteurs de la Déclaration et le professeur Cassin en particulier, la personne humaine est indivisible, tout comme la famille humaine. Ainsi, à propos de l’article 3 de la Déclaration concernant le droit à la vie, le professeur Cassin écrit-il : « Ce droit contient en lui-même la nécessité de l'indivisibilité de tous les droits de l'homme, aussi bien civils et politiques que sociaux et culturels. »

Membres de la famille humaine, les hommes ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel, dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales.

Très vite cependant, les droits de l'homme sont redevenus une affaire politique, utilisée par les Etats. Malgré quelques progrès, demeure la tendance à traiter les droits fondamentaux comme des pièces détachées et non comme un tout.

L'expérience et la pensée du père Joseph ramènent à l'indivisibilité des droits de l'homme, révélée par la situation des familles en grande pauvreté.

Ces familles, obligées de vivre dans des abris précaires, subissent des conditions contraires à leur dignité humaine. A cause de ces conditions matérielles, elles ne sont pas considérées comme des êtres humains et perdent tous leurs droits. Parfois, leur vie même devient complètement illégale. Privées du droit de s'exprimer sur leurs droits, elles ne sont jamais sujets de droits, mais objets, obligées d'accepter ce que d'autres pensent bon pour elles.

Un texte voulu accessible à tous...

Les auteurs de la Déclaration ont fait un grand effort pour que le texte soit accessible à tous, y compris aux gens vivant dans les endroits les plus reculés, dans les conditions les plus modestes, soient instruits de leurs droits et capables de les défendre eux-mêmes.

René Cassin, jusqu'à la fin de sa vie, n'a cessé de donner des cours et des conférences. Avec le montant du prix Nobel, il a fondé, en 1969, l'Institut de Droit international à Strasbourg.

Le père Joseph fait, lui aussi, de nombreuses conférences et interventions pour que soit connue la réalité des familles en grande pauvreté.

Mais il apporte un autre éclairage : celui de la participation essentielle des plus défavorisés à la lutte pour l’éradication de la misère. Victimes des violations des droits de l'homme dans leur ensemble, les plus pauvres doivent avoir les moyens d’en témoigner et de contribuer ainsi à y mettre fin dans l'intérêt de tous. Ils doivent pouvoir révéler leurs efforts quotidiens pour maintenir leur dignité, faire re connaître les responsabilités qu'ils assument et la solidarité qu'ils exercent envers d'autres personnes vivant parfois dans des situations encore pires.

L'objectif du père Joseph est donc de révéler que ces familles dans une pauvreté extrême sont en même temps les défenseurs de leurs frères. Si les plus pauvres peuvent vivre dans une atmosphère de sociabilité et de solidarité, tout le monde ne vivra-t-il pas dans un monde nouveau avec des perspectives nouvelles ?

Le professeur René Cassin et le père Joseph Wresinski se sont identifiés aux victimes des grandes injustices. Au point de se consacrer entièrement au rétablissement de la justice et du respect de la dignité de tout homme.

Ils ont laissé des traces concrètes de leurs efforts, repères pour des générations à venir. Pour René Cassin, c’est la Déclaration universelle des droits de l'homme ; pour le père Joseph, c’est la Dalle commémorative des victimes de la misère inaugurée le 17 octobre 1987 sur le Parvis des droits de l'homme et des libertés, à Paris, et reproduite aujourd’hui en de nombreux lieux à travers le monde.

L’un et l’autre en témoignent : le respect et le progrès des droits de l'homme exigent d’abord des personnes acharnées à les défendre. Ils font, en quelque sorte, aimer les droits de l’homme.

1 Texte publié aux éditions Quart Monde, 1998. Il s’agit d’une contribution faite pour la Commission  nationale consultative des droits de l’homme (
2 Cf. « René Cassin, Prix Nobel de la Paix (1887-1976), père de la Déclaration universelle des droits de l’homme », Marc Agi. Librairie académique
3 Voir « Les pauvres sont l’Eglise », entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil. Ed. du Centurion, 1983
4 Cf. livre cité ci-dessus.
1 Texte publié aux éditions Quart Monde, 1998. Il s’agit d’une contribution faite pour la Commission  nationale consultative des droits de l’homme (France) et parue dans « Les droits de l’homme en question », La Documentation française, 1989. Texte publié également en anglais, allemand, espagnol, italien, néerlandais, thaï.
2 Cf. « René Cassin, Prix Nobel de la Paix (1887-1976), père de la Déclaration universelle des droits de l’homme », Marc Agi. Librairie académique Perrin, Paris, 1998
3 Voir « Les pauvres sont l’Eglise », entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil. Ed. du Centurion, 1983
4 Cf. livre cité ci-dessus.

Ton Redegeld

Juriste néerlandais, Ton Redegeld a rejoint le volontariat d’ATD Quart Monde en 1976. Il a co-fondé la représentation de ce Mouvement auprès des instances européennes à Bruxelles. Membre de l’équipe chargée des relations publiques internationales d’ATD Quart Monde, il représente ce Mouvement auprès des instances du système des Nations unies à Bangkok, depuis deux ans.

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