Genèse et présentation d'une démarche

Claude Ferrand

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Claude Ferrand, « Genèse et présentation d'une démarche », Revue Quart Monde [En ligne], 170 | 1999/2, mis en ligne le 05 décembre 1999, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2595

La preuve est faite : Quart Monde et université peuvent s'écouter, confronter leurs points de vue et s'enrichir mutuellement. Mais il ne faut pas s'y tromper : une telle rencontre est l'aboutissement d'une lente et souvent invisible germination...

En 1983, il y a seize ans, ici même à la Sorbonne, Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde, s'adressait à l'université dans une conférence intitulée « Echec à la misère »1 Il d?larait alors que l'université avait un rendez-vous à ne pas manquer avec le Quart Monde. Il savait que le monde de l'université et le monde des pauvres s'excluaient, et en même temps, il croyait très fort que leur rencontre était possible et que chaque monde avait besoin l'un de l'autre.

« Le temps est à la réciprocité, disait-il. Que les étudiants, soutenus par leurs professeurs, aillent dans la rue pour échanger des connaissances ; (...) que les universitaires aillent dans la rue, non pas pour enquêter, non pas pour stocker des informations pour eux-mêmes, mais pour se faire enseigner, se faire corriger, prêts à remettre en question, non seulement leur savoir, mais les fondements, la méthode, la signification du savoir.(...) C'est cela le renversement »

Toute sa vie, Joseph Wresinski a voulu que le monde apprenne de la bouche des plus pauvres ce qu'ils savent de l'histoire de la grande pauvreté. Le plus grave pour lui était que les très pauvres soient comme inutiles et ne comptent pour rien.

Toute sa vie, il n'a eu de cesse de susciter une alliance entre les chercheurs, les enseignants, les gens d'action, professionnels ou militants, et le monde au pied de l'échelle sociale.

Certains d'entre vous se souviendront du premier colloque international à l'UNESCO, en 1961, organisé par le Bureau de Recherches Sociales, devenu depuis l'Institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines du Mouvement ATD Quart Monde. Rassemblant des chercheurs et des gens d'action, il se proposait d'élaborer de nouvelles méthodes de protection et de promotion sociale de l'unité familiale (terriblement malmenée par la misère), de développement communautaire à partir de la petite enfance, en s'appuyant sur l'expérience de vie des familles très démunies, sur leurs aspirations et leurs projets.

En 1972, le Mouvement ATD Quart Monde a inauguré les soirées « Dialogue avec le Quart Monde » qui deviendront les universités populaires Quart Monde. Ce sont des lieux d'apprentissage du dialogue entre la société et le Quart Monde : ceux qui n'ont pas connu la misère se mettent à l'école de ceux qui la vivent et ceux qui la vivent prennent la parole. Ce sont des lieux de reconstruction de liens sociaux des personnes exclues avec leur environnement et d'humanisation des savoirs. C'est le creuset d'un peuple qui se constitue en prenant conscience de son histoire, d'une transformation sociale par la formation des participants appelés à transmettre la pensée qui s'y élabore.

Depuis plus de vingt-cinq ans, ces universités populaires Quart Monde sont une véritable école de formation pour apprendre à lutter ensemble contre la misère.

Le programme de formation-action-recherche entre le Quart Monde et l'université qui fait l'objet de ce colloque, n'aurait pas eu lieu sans cette longue expérience.

Une prise de conscience politique

Le Mouvement ATD Quart Monde est en effet fondé sur l'association de personnes et de familles vivant dans la grande pauvreté, exclues de l'héritage des richesses intellectuelles et spirituelles que nous a légué notre civilisation d'une part et d'autre part, de personnes de tous milieux sociaux qui refusent la misère comme étant une atteinte à la dignité humaine, qui s'engagent à interpeller la société sur son rapport aux plus pauvres et qui se compromettent pour défendre et promouvoir la place des exclus. Cette association de personnes engagées dont le ciment sont les volontaires permanents qui ont choisi de vivre durablement avec les plus démunis, s'est construite sur un triple refus : le refus de la fatalité de la misère, le refus de la culpabilité qui pèse sur ceux qui la subissent, le refus du gâchis spirituel et humain du fait qu'une société se prive de l'expérience des très pauvres.

Ce triple refus a forgé une conception nouvelle : il ne suffit pas de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin par des mesures d'urgence et d'assistance. La misère est une atteinte à la dignité de l'homme, elle concerne toute la société et touche tous les êtres humains : « Là où des hommes, des femmes, des enfants sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés ».

La misère est familiale, sociale, économique, culturelle. Elle entrave l'exercice de la libre responsabilité et de la pleine citoyenneté. Comme l'apartheid ou l'esclavage, elle ne peut pas seulement être soulagée, mais elle doit être détruite en partenariat avec ceux qui la subissent.

Cette prise de conscience, à laquelle le Mouvement a beaucoup travaillé, résulte de multiples actions et d'une grande mobilisation.

Elle a produit, en France, suite au rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » de Joseph Wresinski au Conseil Economique et Social en 1987, une loi d'orientation et de programmation relative à la lutte contre les exclusions, proposée par le gouvernement et votée en juillet 1998.

En Belgique, après le « Rapport général sur la pauvreté » de 1994, réalisé par la Fondation Roi Baudouin, ATD Quart Monde- Belgique et l'Union des Villes et des Communes belges, cette prise de conscience a produit le vote d'un accord de coopération entre l'Etat fédéral, les Communautés et les Régions, relatif à la continuité de la politique en matière de pauvreté : est crée un service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l'exclusion sociale, au sein du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme.

Les universités populaires Quart Monde ont été très actives et partenaires dans l'élaboration de ces politiques globales de lutte contre la pauvreté ; elles ont rendu incontournable le point de vue du Quart Monde (familles vivant dans la grande pauvreté associées à d'autres citoyens qui s'engagent avec elles).

L'engagement des universitaires

Face à cette prise de conscience politique, à savoir que la misère entrave la réalisation indivisible des droits de l'homme, il fallait que l'université s'implique, pour appuyer l'élaboration et la mise en œuvre d'une politique globale de lutte contre la grande pauvreté, visant à garantir à tout être humain l'accès et le respect des droits fondamentaux de tous.

Joseph Wresinski, en s'adressant à des scientifiques en 1980, leur disait qu'en tant que chercheurs dans les domaines de la pauvreté, ils avaient pour fonction et devoir une double tâche.

Ils devaient faire place à la connaissance que les très pauvres et les exclus eux-mêmes ont de leur condition et de la société qui la leur impose. Ceux-ci détiennent une expérience unique du fait de leur vécu de la misère et de l'exclusion et aspirent à développer leur propre pensée, leur propre compréhension du monde et de leur situation. Eux seuls savent toute la souffrance et le poids du mépris, toute la négation des droits de l'homme liés à la misère.

Ils devaient en même temps faire place à la connaissance de ceux qui vivent et agissent avec les populations les plus démunies.

En effet, la connaissance universitaire, élaborée par des spécialistes extérieurs à la réalité de la pauvreté, est indispensable, grâce à la rigueur de ses méthodes et de ses analyses. Mais sans prise directe sur le réel, elle demeure sans vie, incapable de mobiliser les hommes et de les provoquer à l'action, aussi longtemps qu'à ses côtés, on ne trouve pas ces deux autres types de connaissance.

Les chercheurs doivent faire reconnaître la validité de la pensée et de la réflexion des très pauvres. Cette validité est constamment mise en question et niée. Les très pauvres ne sont pas écoutés. On colle sur eux des interprétations extérieures qui les empêchent de réfléchir à leur propre vie ou qui les font penser ce qu'on attend d'eux. Traiter ceux-ci uniquement en informateurs pour des objectifs de recherche définis par d'autres, n'est-ce pas nier qu'ils ont une pensée autonome et les asservir un peu plus ?

En 1989, un colloque avec des historiens, organisé par ATD Quart Monde, à l'université de Caen, a traité la question de la représentation du Quart Monde dans nos démocraties.2

Les très pauvres ont-ils un savoir qui serait autre chose que des miettes de connaissance acquises pour leur propre survie, qui aurait un contenu propre, unique, indispensable dans l'ensemble du savoir de l'humanité ? Telles étaient les questions que se posait Joseph Wresinski.

Les maîtres mots de sa pensée sont l'autonomie et la réciprocité entre les différents types de savoirs.

Les conditions d'un nouveau savoir

Pour toutes ces raisons et dans cette histoire, le Mouvement ATD Quart Monde, par l'intermédiaire de son Institut de Recherche et de Formation, a mis sur pied dès 1993 un groupe de travail pour élaborer les conditions d'un projet-pilote de formation-action-recherche entre le Quart Monde et l'université.

De quelle connaissance ont besoin les très pauvres, de quelle connaissance ont besoin des équipes d'action, de quelle connaissance ont besoin nos communautés nationales et internationales, pour combattre efficacement la pauvreté et l'exclusion sociale ?

Pour répondre à cette question, nous avons imaginé de réunir à égalité dans l'interaction, quinze militants du Mouvement ATD Quart Monde ayant vécu la misère et issus des universités populaires Quart Monde de France et de Belgique, cinq volontaires permanents d'ATD Quart Monde et douze universitaires de diverses disciplines et de plusieurs universités de France et de Belgique.

L'objectif était d'expérimenter une démarche commune de tous ces « acteurs-auteurs » et de produire des mémoires de recherche, par le croisement et la construction réciproque de savoirs différents.

Une équipe pédagogique a été constituée pour créer les moyens pédagogiques et méthodologiques nécessaires. Cette équipe était composée de cinq personnes :

- un directeur-coordinateur du programme ;

- une conseillère pédagogique à plein temps, volontaire permanente d'ATD, formée à l'animation des universités populaires, chargée d'accompagner les militants pour les aider à maîtriser leur pensée à partir de leur expérience vécue et de celle de leur milieu ;

- deux universitaires conseillers à la formation, à mi-temps, respectivement de l'université européenne de formation de Tours et de la FOPES à l'université de Louvain-La-Neuve, chargés de conseiller les universitaires et les volontaires du programme ;

- un universitaire évaluateur chargé de recueillir les fruits du programme et d'en évaluer les conditions de réussite et les moyens utilisés.

Un Conseil scientifique composé de sept universitaires était chargé d'examiner et de valider d'une part la démarche pédagogique du croisement des savoirs et d'autre part la qualité et la rigueur des savoirs produits dans les mémoires.

Les conditions qui ont permis d'aller jusqu'au bout de cette recherche et son contenu sont explicitées dans le livre « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'université pensent ensemble. » Ce colloque va permettre de s'en expliquer avec les acteurs-auteurs du programme, de situer l'innovation et les résultats de cette expérience dans différentes écoles de pensée et de tirer des leçons concrètes pour que l'université repense sa manière d'entreprendre une recherche et d'enseigner par rapport à la pauvreté.

Je voudrais que vous mesuriez bien le sens de ce programme et sa portée pour l'avenir.

A travers ce qui a été entrepris là, dans l'héritage des Instituts du travail en France, de l'Institut supérieur de culture ouvrière et de la Fondation Travail-Université en Belgique, des universités ouvertes en Angleterre et des centres d'éducation permanente, nous pensons qu'il y a quelque chose d'irréversible et d'historique, pour venir à bout de la misère, même si ce sera encore long.

La finalité de ce programme était de « construire un nouveau savoir qui prenne en compte l'apport des sciences, l'expérience de vie de ceux qui sont en situation d'extrême pauvreté et la transformation sociale liée à l'action, pour que l'histoire du Quart Monde, son combat et son expérience soient enseignés dans les universités et que la pensée des personnes issues des milieux défavorisés, leur appréhension des problèmes, leurs aspirations propres soient intégrées dans les analyses et les synthèses universitaires, dans les différentes disciplines, et pour que l'expérience des personnes issues des milieux défavorisés se transforme en savoir reconnu et communicable »

En créant les conditions pour que les trois groupes d'acteurs-auteurs concernés soient sur un pied d'égalité dans la recherche et la formation, nous avons montré qu'il est possible de se rencontrer, d'entrer en dialogue, de confronter ses points de vue, ses connaissances et ses savoirs différents, de penser ensemble et que c'est une richesse interculturelle et civilisatrice de vivre ensemble en paix et en bonne intelligence.

Aujourd'hui, nous vivons un événement : le Quart Monde, avec son expérience, son histoire et ses luttes, entre à l'université.

Les acquis de ce programme ont été les conditions qu'il a fallu inventer, construire et expérimenter, pour créer un véritable partenariat entre tous les participants, au rythme du plus lent, dans toutes les étapes du programme :

- pour choisir ensemble les thèmes de recherche et en élaborer les questions et les problématiques ;

- pour faire des apports, les comprendre, les analyser et les mettre en réciprocité ;

- pour écrire ensemble dans des mots et dans un langage compréhensibles pour tous.

N'est-ce pas là ce rendez-vous entre le Quart Monde et l'université auquel Joseph Wresinski nous conviait ?

1 « Echec à la misère ». Ed. Quart Monde, 1996, 84 pages. Traduit en néerlandais.
2Cf. « Démocratie et pauvreté », Ed. Quart Monde / Albin Michel, 1991, 690 pages, présentation de René Rémond
1 « Echec à la misère ». Ed. Quart Monde, 1996, 84 pages. Traduit en néerlandais.
2Cf. « Démocratie et pauvreté », Ed. Quart Monde / Albin Michel, 1991, 690 pages, présentation de René Rémond

Claude Ferrand

Directeur du programme Quart Monde-Université, Claude Ferrand est volontaire d'ATD Quart Monde depuis 1967. Il a fait partie de l'équipe du secrétariat général de ce Mouvement après avoir longtemps animé, avec sa femme, Jeunesse Quart Monde. Il est père de deux enfants.

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