« Capables de faire vivre cette intelligence »

Jean-Marie Lefevre

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Jean-Marie Lefevre, « « Capables de faire vivre cette intelligence » », Revue Quart Monde [En ligne], 170 | 1999/2, mis en ligne le 05 décembre 1999, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2604

Pouvoir exercer son intelligence, exprimer sa pensée, découvrir celle d'autrui est toujours source de joie. Surtout lorsque l'on ne s'autorise même plus soi-même à s'exprimer, tant la vie de misère vous a humilié. Pareille joie existerait-elle pourtant si l'on n'invitait pas les autres à puiser à cette source ?

Ce programme Quart Monde-Université a permis aux familles très pauvres que nous avons interviewées de révéler des souffrances accumulées depuis fort longtemps.

Comment oublier cette mère de famille qui, lors d'une interview, s'est mise à pleurer ?. Nous avons dû arrêter l'enregistrement un moment tellement il lui était douloureux, honteux, de dire qu'elle ne savait ni lire ni écrire.

Comment ne pas penser à toutes ces familles très pauvres à qui on a retiré les enfants, faute de moyens financiers, alors que la sauvegarde de l'unité familiale est un des combats les plus importants pour les plus pauvres ?

Comment ne pas penser à cette maman ? Son visage semblait sévère, elle se faisait méfiante, montrait de l'agressivité pour se protéger. Alors le regard des moins pauvres l'a jugée. C'est sa fille et elle seule qui a pu dire combien, derrière tout cela, sa maman était pleine d'amour pour ses enfants ; elle leur a raconté des poèmes de Victor Hugo, comment lorsqu'elle les prenait dans ses bras, elle emmenait ses enfants dans des paysages qu'elle inventait pour eux. Tout ceci en milieu de pauvreté n'est hélas pas perçu par les gens extérieurs à ce milieu.

Comment oublier cette famille très pauvre ne sachant ni lire ni écrire et qui pourtant, possède une incroyable bibliothèque ? Cette bibliothèque représente pour les parents le savoir qu'ils ne possèdent pas mais qu'ils espèrent pour leurs enfants.

Chaque fois que nous avons partagé avec les familles ces temps d'interview, nous avons, nous les militants, pu mettre notre propre histoire en lien avec la leur.

Nous nous sommes reconnus, retrouvés dans ces souffrances et ces ‚changes. Ce partage nous a aussi personnellement permis d'y voir plus clair dans notre propre histoire.

Ces souffrances accumulées sont aussi nos propres souffrances.

Nous avons, nous les militants, cette chance d'avoir pu prendre un peu de recul par rapport à notre histoire de vie. De ce fait, cette prise de conscience des injustices qui perdurent rend la dure vie des nôtres plus insupportable encore et nous pousse au combat.

Comment ne pas avoir cette volonté farouche que les plus pauvres d'entre nous deviennent demain de vrais partenaires ? Nos racines sont les mêmes, nous ne faisons qu'un.

Enfin vus comme des êtres pensants...

Vivre dans la misère ne veut pas dire être dépourvu d'intelligence, il est essentiel de crier très fort cela.

Trop souvent, on nous considère, nous les pauvres, comme des êtres passifs, incapables de faire autre chose que de subir.

Trop souvent, on essaye de palier la pauvreté en mettant en place des réponses qui ne sont pas pensées, réfléchies avec ceux qui la subissent.

Trop souvent, on nous enferme en considérant que les pauvres ne souhaitent que le boire, le manger et un toit.

Et pourtant si l'on nous écoute, si l'on nous en donne les moyens comme cela a été fait durant ce programme Quart Monde-Université, le croisement des savoirs est possible, notre livre le prouve.

On peut alors découvrir, accepter de dire que les plus pauvres sont aussi capables d'analyses, de réflexions, de pensées et que notre savoir est utile à la construction d'un avenir où personne ne sera laissé de côté.

C'est sortir des chemins habituels et ne plus se cantonner à écrire sur nous les pauvres, mais avec nous.

Tous, nous sommes capables de cela, à condition bien sûr d'accepter au départ que, de l'expérience de la vie dans la misère, des savoirs peuvent être mis à jour. Des savoirs que seuls, les plus pauvres peuvent exprimer et transmettre.

Accepter que les plus pauvres soient porteurs de connaissances issues de leur vie de misère c'est accepter de se laisser transformer par eux, c'est ne plus vouloir imposer sa propre façon de voir, de penser.

C'est se mettre à leur école, à leur écoute, à l'écoute de leurs préoccupations, de leurs désirs profonds. C'est les respecter, les considérer, leur permettre d'exprimer ce qu'ils ne s'autorisent même plus à dire, tant la vie de misère les a écrasés, les a humiliés, allant jusqu'à les faire penser qu'effectivement ils ne sont plus bons à rien.

Nous savons, nous, que nous sommes capables de faire vivre cette intelligence si face à nous, nous sentons que nous n'allons pas être manipulés, utilisés, mais au contraire enfin considérés comme des êtres pensants, comme des citoyens à part entière pouvant apporter leur pierre, et non plus des citoyens en marge, dépendant de la pensée des autres.

Porteurs de notre milieu...

Dans ce programme, notre responsabilité première, celle que les militants ont choisie, ‚tait de faire exister notre milieu avec des mots justes.

Nous n'étions pas là dans un but individuel, mais bien porteurs de notre milieu de misère.

Jusqu'à présent, il a été toujours demandé aux plus pauvres de parler de leur vie oralement, ensuite d'autres se chargent d'analyser les propos recueillis et de construire une écriture.

Dans le cadre de ce programme, nous avons interviewé les familles plus pauvres, nous avons décrypté un à un tous ces enregistrements, nous les leur avons ensuite restitués afin de bien comprendre avec elles ce qu'il était important d'écrire. De ce fait, tout comme nous, les familles les plus pauvres deviennent à leur tour coauteurs de l'écrit.

Le passage de l'oral à l'écrit est essentiel pour nous tous. Mais dans la mesure où l'écrit ne fait pas partie de nos habitudes, il nous a fallu beaucoup de soutiens, de moyens à mettre en place pour que cela devienne réalisable.

Il nous a fallu du temps ensemble pour trouver les mots justes, l'expression la plus authentique afin que personne ne se sente trahi.

Cette écriture a été douloureuse pour nous : voir noir sur blanc l'écriture de notre pensée, de notre vie. L'analyse que nous en faisions nous faisait peur dans ce sens où nous doutions très fort de nos capacités. Et c'est grâce à ce croisement des savoirs, à ce dialogue, à cette confrontation avec les universitaires, que nous avons perçu combien il était important d'écrire nous-mêmes et que, si les moyens étaient mis en place, la construction de l'écriture devenait possible.

Pour nous, le rêve est devenu réalité.

Droit à l'écrit, droit à l'avenir...

L'histoire c'est une écriture, sans écriture il n'y a pas d'histoire.

Le père Joseph disait : « Toute parole valable a droit à l'écriture ».

Ce que nous souhaitions plus que tout, c'était ce droit à l'écrit. Parce que c'est seulement par l'écriture que notre vie, nos peines, nos souffrances, nos espoirs peuvent devenir messages, connaissances, et peuvent rentrer dans l'histoire, peuvent rentrer dans la mémoire des autres hommes et donc dans leur avenir.

Nous sommes convaincus, nous avons aussi, je pense, convaincu les universitaires, que la vie des plus pauvres est utile et peut servir à la construction de l'avenir en lien avec d'autres.

Ce travail très rigoureux nous a permis d'approfondir nous-mêmes ce que l'on savait, mais que nous n'osions avouer.

Ce travail nous a permis de retrouver nos racines, d'avoir prise sur notre propre vie, mettant celle-ci en lien avec la vie des plus pauvres que nous rencontrons, avec qui nous partageons le quotidien là où nous habitons.

Par ce livre « Le croisement des savoirs », les plus pauvres entrent dans l'histoire.

Aujourd'hui nous entrons dans l'histoire par la grande porte, par l'université.

Jean-Marie Lefevre

Engagé dans le Mouvement ATD Quart Monde depuis vingt ans, Jean-Marie Lefevre a participé à des actions culturelles pour les enfants. Cet ancien de la marine marchande a souvent été choisi comme délégué par les membres de l'université populaire de Normandie (France). Il est l'un des coauteurs du mémoire sur les savoirs publié dans « Le croisement des savoirs »

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