La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé

Haut Comité de la santé publique

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Haut Comité de la santé publique, « La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé », Revue Quart Monde [En ligne], 171 | 1999/3, mis en ligne le 05 mars 2000, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2621

Quelles conséquences entraînera la précarité actuelle sur l’état de santé de la population en France dans une vingtaine d’années ? Dans son rapport rendu public l’an dernier, le Haut Comité de la santé publique a le mérite de poser la question. En voici des extraits.

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Ce rapport est surtout un cri d’alerte à l’adresse de tous les acteurs, non seulement de ceux qui ont en charge la santé, les acteurs politiques, économiques, sociaux, éducatifs (…).

Depuis quelques années, la précarité envahit peu à peu la vie quotidienne des Français. Elle s’est insinuée dans les domaines jusqu’alors considérés comme les bases de la cohésion sociale - l’emploi, l’école, le logement, la famille - qu’elle a radicalement contribué à transformer. Elle est devenue un phénomène que plus personne ne peut ignorer tant ses effets sont visibles, en particulier chez les jeunes. Si la précarité a longtemps été considérée comme un phénomène marginal et a souvent été confondue avec l’exclusion ou la grande pauvreté, elle a atteint une telle ampleur qu’elle touche aujourd’hui - directement ou indirectement - une partie de la population française qui va bien au-delà des plus défavorisés.

(…) Si le nombre d’exclus et de personnes qui vivent dans la grande pauvreté - bien que considérable - reste pour l’instant limité, cela est essentiellement dû à l’efficacité d’un filet social encore relativement généreux. Mais sous l’effet de la pression que représente la précarité, ce filet social semble lui aussi avoir trouvé ses limites et la solidarité nationale n’est plus capable de subvenir aux besoins minima des « laissés-pour-compte » de l’évolution du marché de l’emploi et du travail. De fait, ceux qui ont à affronter des situations de précarité se retrouvent aujourd’hui de plus en plus nombreux, révélant l’importance des mutations en cours mais aussi l’inadaptation du système de protection sociale face aux conséquences des profonds changements socio-économiques qui se développent dans les sociétés occidentales depuis une vingtaine d’années.

(…) La précarisation massive de l’emploi, la dégradation des conditions de travail, l’accroissement des inégalités sociales et des revenus traduisent mieux que tout discours l’importance du changement de société qui est en train de se produire. De nombreux experts considèrent que les « trente glorieuses » avec la formidable progression de l’état de santé qui les a accompagnées, sont terminées et qu’il est peu probable, malgré une croissance économique faible mais régulière, que le modèle social français puisse survivre aux bouleversements actuels. La montée progressive de la précarité dans des couches sociales de plus en plus larges se traduit par de nouvelles formes de vie et induit de nouveaux comportements qui risquent, à moyen terme, de représenter une menace sérieuse pour la santé. Les exemples étrangers et les quelques rares études entreprises en France font en effet craindre que l’état de santé de ceux qui sont les « exclus » de la croissance ou qui se sentent tout simplement menacés par la progression de la précarité soit profondément altéré par les nouvelles conditions dans lesquelles ils sont obligés de vivre.

(…) Pourtant, malgré le nombre croissant de ceux qui « galèrent » pour tenter simplement de suivre décemment dans un environnement qui devient chaque jour plus difficile, la plupart des effets à moyen et long terme de cette vie précaire restent encore relativement mal connus. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de la santé, personne ne peut aujourd’hui prévoir quels seront les effets de la précarité sur l’état de santé de la population française à un horizon de vingt à trente ans, temps nécessaire pour qu’apparaissent les signes indiscutables d’une dégradation que l’on peut légitimement redouter.

(…) On sait depuis longtemps que la santé est le résultat d’un processus cumulatif qui débute dès la gestation et se construit progressivement au cours de l’enfance et de l’adolescence. Plus l’enfant puis l’adolescent bénéficie de conditions favorables à son développement, meilleur sera son état de santé à l’âge adulte. A l’opposé, moins il fait l’objet de soins attentifs de la part de ses parents et / ou des dispositifs sociaux prévus pour faciliter sa future intégration dans la société, plus il se trouve dans une situation de vulnérabilité et plus les chances de voir sa santé ultérieure menacée sont grandes. La précarisation massive de l’emploi à laquelle on assiste depuis une dizaine d’années et la dégradation des conditions de vie, en particulier dans les zones périurbaines, créent un environnement quotidien peu favorable à l’épanouissement de la santé des individus et entraînent des comportements à risques, notamment chez les jeunes, qui sont autant de facteurs péjoratifs pour le maintien d’un bon état de santé.

(…) Du point de vue de la santé publique, les processus de précarisation ne doivent plus être considérés comme des phénomènes marginaux qui ne toucheraient que les plus démunis. Il faut maintenant admettre que la précarité représente une menace réelle pour la santé non seulement des catégories sociales les plus défavorisées mais également – même si cela est encore difficile à évaluer avec précision – de tous ceux qui, théoriquement plus favorisés, doivent aujourd’hui vivre et travailler dans des conditions sans rapport avec leur qualification et le niveau de vie qu’ils étaient encore en droit d’espérer il y a seulement quelques années. A terme, c’est une proportion considérable de la population qui pourrait voir sa santé menacée par ces processus massifs de précarisation. Lorsque l’on observe la rapidité avec laquelle l’état de santé s’est dégradé dans les pays d’Europe centrale et orientale, quand les systèmes socio-économiques n’ont plus été en mesure d’assumer un minimum de protection sociale, ou encore les considérables différences d’espérance de vie en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis d’Amérique entre les couches aisées et les catégories sociales les plus démunies, on peut redouter que l’amélioration constante de l’état de santé qu’a connue -- bien qu’à des degrés divers - l’ensemble de la population française depuis le début du siècle ne soit progressivement remis en cause.

(…) Que va-t-il se passer en France ? Va-t-on connaître au début du XXIème siècle, une aggravation des écarts entre l’état de santé des plus favorisés et des plus démunis ? Quels seront les effets à moyen et long terme de la précarisation de millions de ménages sur leur santé ainsi que sur celle de leurs enfants ? En d’autres termes, quelles vont être les conséquences de l’augmentation de la précarité de l’emploi, de la dégradation des conditions de travail et de la diminution de la solidarité nationale sur la morbidité et la mortalité des adultes d’aujourd’hui et de demain ? Ces questions ( …) sont suffisamment importantes et nouvelles pour que le Haut Comité de la santé publique tente d’y répondre (…).

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