La parole, un minimum vital

Yacouba Diallo

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Yacouba Diallo, « La parole, un minimum vital », Revue Quart Monde [En ligne], 171 | 1999/3, mis en ligne le 05 mars 2000, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2636

Existe-t-il une différence entre manquer de temps et manquer de force pour réfléchir ?

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Parole, Spiritualité

A la question : « Pourquoi considère-t-on que les plus pauvres n’ont pas de pensée, et ne peuvent non plus réfléchir par eux-mêmes, pour eux-mêmes, et pour tout le corps social ? », ma réaction immédiate fut : dans le cas d’espèce « on », c’est qui ?

Fort de la méthode d’interprétation suivant laquelle il est interdit de distinguer là où il n’y a pas de distinction, j’entrepris, avant d’exprimer mon opinion au fur et à mesure, d’écouter une personne fatiguée et une autre relativement aisée.

Sara Gakou est un jeune étudiant de l’Ecole Nationale d’Economie Appliquée (ENEA). Issu d’une famille qui subvient largement à ses besoins matériels, il sortira probablement bientôt de l’ENEA comme inspecteur du Développement. Pour lui, les pauvres sont tellement assaillis par des difficultés d’ordre alimentaire qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir à tête reposée.

Combien y a-t-il de Sénégalais qui pensent comme Sara ? Je n’avancerai aucun chiffre, mais j’ai le sentiment qu’ils sont nombreux, voire même très nombreux. Sans prétendre donner une réponse à cette attitude, on pourrait néanmoins identifier une piste de réflexion, laquelle est relative à nos langues nationales. En milieu wolof, les pauvres sont appelés : « new dolle »,(ceux qui ont peu de forces) et les très pauvres : « new dolle lôl », (ceux qui ont très peu de forces). Chez les Mandingues, ils sont nommés respectivement « fentang », c’est-à-dire ceux qui n’ont rien et « fentang ba » que l’on peut traduire par grands vauriens. Bien que le peul soit ma langue maternelle, j’en ignore la traduction exacte des mots : pauvre et très pauvre. Cependant, dans mon entourage, ceux-ci sont toujours désignés par le vocable arabe « miçqine ». Je ne sais pas ce que cette appellation évoque chez les autres, mais moi, elle me renvoie à l’image de gens fatigués qui ont besoin de compassion et de charité pour survivre.

Certes ma méconnaissance des autres langues locales, particulièrement celles qui sont constitutionnellement reconnues, m’interdit toute extrapolation. Toutefois, une constante est repérable aussi bien dans les propos de Sara que dans nos langues nationales : c’est l’idée de manque associée à la pauvreté et a fortiori à la grande pauvreté. En effet, si pour Sara les pauvres manquent de temps, il ressort clairement des sémiologues wolofs, mandingues et peuls que les pauvres manquent de force. Existe-t-il une différence entre manquer de temps pour réfléchir et manquer de force pour réfléchir ? En réalité, tout se passe comme si la misère créait un cercle vicieux du manque, un assemblage du manque interdépendants avec comme noyau dur le manque du minimum vital.

Seulement ce minimum vital n’est-il pas aussi le minimum social ? Qu’est-ce que le minimum social ? Elisabeth éclairera peut-être notre lanterne.

Pour cette femme, membre du groupe des familles du Quart Monde, il est courant de confondre parler et réfléchir. Or généralement, les pauvres ne parlent pas, surtout en public. C’est pourquoi, le public considère que les pauvres ne pensent pas. Ces propos se recoupent curieusement, a contrario avec la définition que madame Catherine Clément avait donné de l’intellectuel lors du colloque qui a eu lieu à Dakar en 1996 ou 1997 sur le thème : à quoi sert un intellectuel ? L’auteur du « Voyage de Théo » avait dit : un intellectuel, ça fait du bruit. Ne pas parler en public, n’est-ce pas s’abstenir de faire du bruit ? La réponse à cette question est évidente, mais elle pourrait être également confortée par la communication de madame Clément au dit colloque qui présentait Voltaire comme le modèle pour les intellectuels.

Dès lors, il apparaît nettement que c’est seulement en ayant une opinion publique, c’est-à-dire en s’exprimant dans les espaces publics, par la plume et la parole, que les pauvres peuvent rétablir la vérité au sein du public. A ce niveau, j’aimerais féliciter très chaleureusement les auteurs du « Croisement des Savoirs »1, notamment Martine Lecorre, Cécile, Marco, Danièle Lebrun, que j’ai rencontrés en mai à Dakar. Je vous promets que je parlerai à Sara, de votre belle et pertinente notion de temps en boucles.

1 « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble », Groupe de recherche « Quart Monde – Université », Coédition Ed
1 « Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble », Groupe de recherche « Quart Monde – Université », Coédition Ed. de l'Atelier - Ed. Quart Monde 1999. Et notre précédent numéro (170) « Le Quart Monde à la Sorbonne. »

Yacouba Diallo

Sénégalais, travailleur social de profession, Yacouba Diallo est allié d’ATD Quart Monde à Dakar.

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