L’injustice se nourrit des souffrances des travailleurs et des chômeurs

Matéo Alaluf

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Matéo Alaluf, « L’injustice se nourrit des souffrances des travailleurs et des chômeurs », Revue Quart Monde [Online], 172 | 1999/4, Online since 05 June 2000, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2668

L’Etat-providence ne secréterait-il pas plus souvent la violence que la solidarité ?

Certains nous disent que les privilèges seraient du côté de ceux qui travaillent, et le malheur du côté des pauvres ; cette manière de poser la question interdit d’en discuter sérieusement et de trouver des solutions. Penser que les protections dont bénéficient les travailleurs seraient un obstacle à ce que les pauvres sortent de la pauvreté enfoncera encore davantage les pauvres dans la misère et les travailleurs dans la pauvreté. Toutes les enquêtes dont nous disposons aujourd’hui sur les conditions de travail sont véritablement alarmantes et confirment l’augmentation de la violence dans le travail, des conditions de pénibilité du travail. On reconnaît bien les pénibilités psychiques, le stress, mais il y a également la pénibilité physique, les accidents de travail parfois mortels. Cette violence physique dans le travail est quelque chose de fondamental...

Que des personnes puissent trouver, dans certaines conditions, légitime et utile de ne pas travailler parce que les conditions qu’on leur offre ne sont pas acceptables, ni du point de vue des revenus, ni du point de vue des conditions de travail, ni du point de vue du statut, c’est pour elles faire preuve d’un minimum de liberté. Mais certains voudraient que les gens soient obligés en toutes circonstances d’accepter un travail, même si celui-ci est avilissant, indigne et enfonce davantage les personnes dans la pauvreté. Refuser un emploi qui n’est pas convenable, c’est une des dernières libertés dont bénéficient ceux qui n’ont pas de travail aujourd’hui. Voilà ce que je voulais dire en introduction, avant d’aborder trois autres aspects.

Interdit de se prendre en mains ?

Les politiques dites d’activation du chômage sont parfaitement illustrées par les témoignages des militants d’ATD Quart Monde. Elles comprennent deux dimensions : d’une part une promesse, et d’autre part une menace, c’est la carotte et le bâton. On a parlé de stages de formation qui ne mènent nulle part, d’emplois qui maintiennent dans la pauvreté : cela, c’est souvent la carotte. Le bâton, ce sont les contrôles domiciliaires, les enquêtes sur les revenus, les sanctions. En réalité, on n’accepte pas que les personnes puissent s’activer elles-mêmes. Il faut les activer dans les conditions qui malheureusement ne les mènent nulle part. L’idée fondamentale qui ressort de tous les témoignages des personnes en situation de pauvreté, et que je partage entièrement, c’est que l’emploi est un facteur important, fondamental, dans l’insertion sociale des individus et des personnes. Est-ce que cela permet d’affirmer que toutes les personnes qui n’ont pas d’emploi ne seraient pas socialement insérées ? Non, mais le problème est qu’on refuse parfois leur manière de s’insérer socialement. Même s’il n’y a pas d’emplois à leur offrir, on n’accepte pas qu’elles puissent s’organiser, essayer de se débrouiller. Il faut les désorganiser et les enfoncer dans des culs-de-sac. Quand des jeunes occupent un logement qui n’était pas occupé depuis longtemps, construisent au sein de ce logement un centre social, et payent un loyer, que fait-on ? On les expulse des logements qu’ils étaient en train de réhabiliter, qui n’étaient et ne seront jamais occupés par personne, et pour lesquels ils payaient un loyer. On les expulse, on les criminalise et on les poursuit. Que les gens s’activent eux-mêmes est considéré totalement inacceptable. Les politiques d’activation du chômage veulent les activer dans des directions qui n’ont pas de sens.

Les conséquences en sont particulièrement graves, et m’interpellent sur mon métier d’enseignant. Les travailleurs sociaux, les psychologues, les sociologues que nous formons exercent une fonction où ils doivent faire en sorte que des catégories de public ne bénéficient plus d’aucun droit. La fonction d’inspecteur du chômage est tout à fait honorable, et il est normal que des inspecteurs du chômage puissent faire des contrôles à domicile. C’est tout à fait fondamental de pouvoir surveiller un certain nombre de situations et d’empêcher des abus. Mais qu’en est-il lorsqu’une partie du public se trouve privée des droits les plus élémentaires à sa vie privée ? Si quelqu’un dévalise une banque, on ne peut pas venir perquisitionner chez lui sans une autorisation d’un juge d’instruction. Mais on le peut chez une chômeuse cohabitante ! Des personnes réfugiées qui n’ont commis aucun délit, sinon d’être en Belgique, se trouvent aujourd’hui dans des centres fermés sans possibilité d’écrire des lettres personnelles, ni de donner un coup de téléphone, ni même d’écouter les programmes de radio et de télévision qu’elles souhaiteraient entendre. Je forme les agents de l’Etat payés pour exercer cette fonction : cela doit m’interpeller sur le rôle que j’exerce. Si je suis économiste, et si je dis que ceux qui gagnent le moins ont une productivité trop faible par rapport à ce qu’ils gagnent, j’ai des questions à me poser sur la profession que j’exerce et les conditions dans lesquelles je suis en train de le faire.

Certains n’auraient-ils que des devoirs ?

Nous sommes dans un système où nous avons des droits élémentaires dont découlent un certain nombre de devoirs. Mais trop souvent, la relation se trouve inversée : les chômeurs ont d’abord des devoirs, ensuite ils auraient éventuellement accès à des droits. Les réfugiés déboutés n’ont que des devoirs, mais des droits, ils n’en ont aucun, sinon à se laisser emporter dans des conditions inhumaines, inacceptables et qui conduisent à la mort. C’est cela l’évolution de l’Etat social qui, en Belgique, n’est pas un Etat-providence, ni en France d’ailleurs, et je voudrais insister sur ce point. L’idée d’Etat-providence consiste à dire que c’est l’Etat qui prend en charge les éléments fondamentaux de la solidarité. La solidarité est prise en charge à travers une redistribution des salaires dans la sécurité sociale. C’est à travers les salaires et l’assurance sociale que s’opère une certaine redistribution. Sur quoi repose cette assurance et comment fonctionne-t-elle ? Elle fonctionne notamment de manière paritaire : ce n’est pas l’Etat qui l’organise, mais les partenaires sociaux, qui négocient les répartitions dans les conditions qui leur sont laissées. C’est à partir du salaire que s’effectue cette solidarité, et pas à partir d’un financement public à travers la fiscalité. Dans ce système, un chômeur est effectivement digne, parce que c’est un travailleur sans emploi. Un retraité, un pensionné, c’est un travailleur retraité. Un chômeur n’est pas un pauvre aidé par l’Etat, et un retraité n’est pas un rentier. Ce sont des éléments fondamentaux de la solidarité qui définissent à la fois le statut des personnes, et la manière dont cela est géré.

Les idées de fiscalisation et plus encore leur point limite, celui de l’allocation universelle, ne sont pas des idées neuves. Le postulat est qu’il y a d’une part, des gens qui vivent bien, soit de leur capital, soit de leur travail ; et d’autre part, ceux qui vivotent d’une aide qui leur est donnée par l’Etat. C’est bien cela la logique d’un revenu versé par l’Etat en lieu et place d’un système de solidarité où ceux qui touchent une allocation en bénéficient parce qu’ils la méritent, parce qu’ils ont cotisé. Ils la méritent parce que même s’ils n’ont pas de travail, ce sont des travailleurs. Il y a là des éléments tout à fait importants qu’on ne peut négliger quand on parle de ce type de problèmes.

Une offre de travail à prendre au sérieux...

Ceux qui sont privés d’emploi sont précisément ceux qui en parlent le plus et le mieux Cela ressort très fort des témoignages des personnes en situation de pauvreté, et je l’avais entendu d’ailleurs avec beaucoup d’insistance lorsque j’ai participé au programme Quart Monde Université sur le « Croisement des savoirs »i. L’emploi fait défaut, c’est évident lorsqu’on n en parle avec des pauvres. C’est en les écoutant que l’on comprend précisément l’importance de l’emploi qui oriente l’éducation, la formation, les migrations de population, la façon d’être de chacun comme le destin de ses enfants. C’est cela qui ressortait de l’étude des « talents cachés », de ce que chaque personne peut apporter en termes de travail, de toute la richesse en termes d’activité que recèlent les personnes, et qui pourtant se heurte à un manque d’emplois. Ce n’est pas de travail dont nous manquons, mais d’emplois.

La question posée, à mon avis une des rares questions pertinentes sur le sujet, est de savoir comment prendre au sérieux l’offre de travail de ceux qui sont privés d’emploi. De manière à s’orienter vers une politique de création d’emplois qui échappent aux rapports de dépendance personnelle, aux formes de travail servile et au rabais, qui privent les gens de revenus et de dignité. Comment y échapper et créer de vrais emplois ? Certes, dans la revendication des itinéraires personnalisés vers l’emploi, il y a des pistes très intéressantes. Un nouveau cadre contractuel doit être réfléchi, qui permettrait de sortir de la logique actuelle. Mais il faut éviter les dérives qu’on observe en Belgique aujourd’hui. On nous dit : on va arranger dans un rapport contractuel le statut de ceux qui travaillent dans les agences locales pour l’emploi. Mais ce soi-disant rapport contractuel, c’est précisément la négation de tout rapport contractuel, qui ne sert qu’a décontractualiser les autres rapports d’emploi.

J’en arrive donc à ma conclusion : la pire erreur que nous pourrions faire dans cette discussion c’est précisément d’opposer ce que certains appellent le privilège de ceux qui ont du travail à la souffrance de ceux qui n’en ont pas, alors que l’injustice se nourrit précisément de la combinaison de ces deux souffrances.

iGroupe de recherche Quart Monde - Université Le croisement des savoirs. Quand le Quart monde et l'Université pensent ensemble, 1999, Paris, éditions de l'Atelier et éditions Quart Monde, 550 pages

Matéo Alaluf

Matéo Alaluf, est professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, et vice-président de l’Institut d’Etude du Travail. Il a été membre du conseil scientifique du programme Quart Monde-Université.

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