Tu m’as libérée de ma révolte

Yvonne Huriez

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Yvonne Huriez, « Tu m’as libérée de ma révolte », Revue Quart Monde [Online], 165 | 1998/1, Online since 05 August 1998, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2714

Celui qui voit vivre madame Huriez est impressionné par la façon dont elle s’engage avec les personnes qui l’entourent comme avec sa famille. Pleinement mère, pleinement citoyenne, elle entraîne les gens dans un même élan, avec une force qui lui est propre, qu’elle a acquise au milieu des siens et renforcée par ses rencontres et les événements de son existence.

Nous publions ci-dessous le texte que nous a livré l’auteur. Cependant, il nous semblait important de lui permettre de développer davantage ce qui se cachait derrière ses mots. Nous sommes alors allés la rencontrer. Nous avons choisi de publier de larges extraits de cet entretien, qui éclairent et renforcent le texte original.

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

J’écris aujourd’hui ce texte en signe de vénération pour un homme prêtre qui a su irradier ma vie, par son amour des autres. C’est comme une prière, Père Joseph, que je te fais, toi qui m’as aidée à me comprendre moi-même à travers les autres, à faire la lumière sur tout ce qui était ténèbres. Par tes rencontres, ton enseignement, par quelques écrits, j’ai cru voir que ton seul souci était de rendre l’homme plus libre, plus digne, dans quelques pays que ce soient.

En 1974, j’ai fait ta connaissance et celle du Quart Monde, par l’intermédiaire de France Léger, qui m’a pilotée avec une de mes camarades dans la Cave.1 C’était un mardi soir, veille de Noël. J’étais désespérée d’avoir perdu mon enfant. Révoltée contre la terre entière mutilée par la misère morale et financière, sans parents, seule après un divorce, prenant des cachets pour « oublier ». Je pensais que le ciel m’avait tourné le dos. Alors pourquoi ne pas essayer de voir d’autres gens ? Et puis on m’avait dit qu’il y avait un père... Ma rancœur aidant, je ne voulais plus croire.

Je me souviens de cette soirée comme si cela était hier, et cela fait bientôt vingt-trois ans, malgré mes souvenirs souvent défaillants. Cela m’est resté et, surtout, cette chaleur que j’ai ressentie parmi ce peuple presque oublié, qui m’a, inconsciemment d’abord, puis plus ouvertement, remise en question sur beaucoup d’événements. De même ce jour-là, j’ai compris qu’il y avait plus malheureux que moi. J’ai découvert le vrai visage de ce peuple, l’image vraie et déchirante de cette misère morale, intellectuelle et physique, « image que l’on a essayé délibérément de me cacher dans ma jeunesse ». Ce jour-là, je n’ai vu que des vraies familles déchirées, meurtries, méprisées, oubliées, ne sachant ni lire ni écrire, mais qui, grâce à toi, mon Père, étaient là dans un point de rencontre familiale. Cordialement invitées dans ce lieu plein de chaleur humaine. J’ai senti qu’elles existaient. Je n’ai jamais oublié ce visage, Père Joseph, ce visage qui rayonnait de quelque chose que je n’ai jamais su expliquer mais qui m’a aidée à comprendre une vérité. J’ai compris ce jour-là que tu connaissais ces familles, que tu les instruisais, tu étais elles, comme une communion, comme un père. Tu irradiais d’un bonheur, alors que j’étais dans un état de confusion.

Aujourd’hui, tu es présent, tu restes mon guide spirituel et, grâce à ton exemple et celui de ceux qui t’ont suivi, tu m’indiques la façon de vivre, tu éclaires mon jugement à chaque instant de mon travail, tu m’aides à trouver la voie la plus directe pour stabiliser mes conflits, mes réactions, mes misères ; l’amour avec lequel je t’ai vu parler à certaines familles m’a aidée à aller comme toi, vers ceux que tout le monde montre du doigt. Si tu savais que, chaque matin, comme à Dieu, je te demande de m’aider et j’ai compris ce que voulait dire s’allier, s’engager sur une voie, celle de combattre la violation des droits de l’homme, d’être aux côtés de ceux qui vont au devant des autres. J’aimerais tellement lire tes pensées, mon Père... Que tu restes mon guide spirituel pour avancer dans le but toujours grand, la lutte contre cette pauvreté. J’essaie de rester mouvante, dynamique, vivante au service des autres.

Comment pourrais-tu être une fin ? Toi dont l’amour, la persuasion, la compréhension des autres, ont été pour moi la révélation d’une vie. Tout ce que nous essayons de faire en ce moment est le produit de ton passé, le produit de ton amour et de ce que tu nous as appris. Ce n’est que la projection de ce que tu cherchais à nous enseigner.

Père Joseph, tous les 17 je suis présente sur la Dalle2, dans ton combat. Tu es dans chaque feuille que nous écrivons, dans chaque larme, dans chaque instant de notre travail, toi qui as depuis ton enfance vécu dans le milieu des plus pauvres, et toi qui avais compris que lorsqu’on méprisait les pauvres, Jésus était trompé. Et surtout toi qui avais une telle pensée qu’après avoir connu l’homme et son travail, que notre foi en l’avenir soit plus vigoureuse.

Quand je pense à ton travail, la phrase de La Cité de la Joie me revient en mémoire : « Tout ce qui n’est pas donné est perdu ».

Tu restes chaque jour notre certitude, notre sécurité, notre processus de pensée. Je peux témoigner à mon tour, toi qui témoignes de nous, que dans notre propre existence, tu es arrivé, pour avoir appris par tes écrits, à limiter mon agressivité, mes angoisses, à retirer toute haine, tu as su me diriger vers l’amour des autres, afin d’aider celui qui en avait le plus besoin, d’avoir envie de me baisser pour aider celui qui est tombé.

Grâce à ton exemple, je suis devenue disciplinée dans l’idée de mon travail et de mon adaptation au service des autres. Grâce à ton dernier livre que je relis comme la Bible pour renforcer ma foi, j’ai l’envie d’une constante observation de moi-même. Tu as sauvé une femme qui s’égarait au nom de la révolte, tu m’as aidée à être libre de penser, à me responsabiliser, à regarder l’autre avec amour, compassion, excuse à être lucide, à ne pas condamner, à enrichir ma vie d’un esprit, d’un souffle nouveau.

Au fond de mon cœur, une phrase de la Bible me revient en regardant le monde autour de moi : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres ».

Rencontre autour de Yvonne Huriez...

Je suis reconnaissante au père Joseph, ce prêtre qui a irradié ma vie ; je vais tenter d’expliquer ce qu’a été pour moi cette irradiation en vous disant ce qu’il y avait en moi, ce que je ressentais au moment où je l’ai rencontré.

J’étais « paumée », j’arrivais de l’Aisne, mon fils Thierry venait de décéder. J’étais violente, révoltée et tous les gens m’apparaissaient mauvais. Je me retrouvais dans une cité inconnue alors que jusqu’à ce moment-là j’avais réussi à vivre dans un pavillon. Je vivais à côté de gens que je ne connaissais pas. J’étais triste, malheureuse, je me mettais à fumer et j’avais tendance à boire alors que je n’avais jamais fumé et que, jusqu’à ma onzième grossesse, je n’avais jamais touché à l’alcool ; je pense que ce comportement était un véritable appel au secours. Et un jour, France me dit : « Viens, on va à la Cave » Quelqu’un est venu me chercher en 2 CV et c’est la curiosité qui m’a poussée à y aller, peut-être pour rencontrer des gens ? A cette époque, je venais d’écrire le livre sur Thierry, je voulais dénoncer l’injustice.

... Je suis allée à cette Cave et j’ai vu le père Joseph, je le revois encore ; je revois ce visage qui m’a dit « bonjour Madame », m’a serré la main et m’a invitée à venir devant.

Les gens à la Cave étaient, pour moi, à la limite de l’homme. Leurs visages, leurs vêtements, exprimaient la misère, ce que je ne comprenais pas, car, pour moi, même dans la misère, on pouvait s’habiller bien. J’ai vu des affichettes « Savoir écrire pour nos enfants ». Je ne réalisais pas que l’on puisse ne savoir ni lire ni écrire et j’ai eu le sentiment d’être dans un monde qui m’était étranger. Je me souviens, en cette veille de Noël, du pianiste qui expliquait ce qu’était un piano. Je n’en revenais pas : « Comment, à notre époque, ne pas savoir ce qu’est un piano ? ».

A certains, on avait retiré leurs enfants. Tous étaient là, le visage radieux. On a chanté Noël et le père rigolait, chantait. Ce n’était pas un curé comme les autres ; les autres ne se mêlaient pas au peuple, à la misère, comme ça.

Un jour, il m’a ouvert les yeux en me disant : « C’est normal, vous êtes une mère, vous avez un chagrin, mais vous savez, les voies de Dieu sont infinies. » C’est bien plus tard que j’ai réussi à me dire : « C’est vrai que Thierry est mort. » Cela ne me console pas, mais cela m’a ouvert les yeux sur plein de choses. Je suis retournée au Moulin Neuf pour voir tous ces gens et j’ai compris que le père Joseph les faisait exister, leur donnait une dignité ; le mépris dans lequel met l’assistance était remplacé par la reconnaissance au travers de l’échange.

Voilà ce que je voulais dire par « irradié ». Après avoir appris à connaître ces gens, j’ai compris qu’ils étaient comme moi et que si certains sont plus combatifs que d’autres, c’est à nous de donner un peu l’exemple.

... J’ai été élevée par une grand-mère, très bourgeoise de mentalité, mais très pauvre : on habitait dans un petit pavillon avec des roses et un perron ; mon grand-père, en plus du gardiennage, faisait le ferrailleur pour payer son pavillon. C’étaient des gens qui vivaient au-dessus de leurs moyens. On me cachait tout et j’ignorais tout de la vie. Ma mère m’avait abandonnée et je ne le savais pas. Ce n’est qu’à quatorze ans que j’ai osé demander où elle était. A seize ans, je me suis retrouvée enceinte. A dix-sept ans, je me suis mariée. J’ai été élevée à tout accepter. Pourtant, j’avais un CAP, j’aurais pu faire une petite vie de jeune fille. J’aurais peut-être alors rencontré ceux que j’ai rencontrés après.

... J’ai eu un gosse tous les ans. A trente-deux ans, j’avais onze enfants, à élever toute seule en plus ; j’étais révoltée. Tous les gosses étaient à moi, il ne fallait pas les toucher ; j’étais une maman qui n’avait pas eu de maman. Mon mari sortait de la DASS, il buvait. Pour moi, je n’étais pas très bien mariée. Il m’est arrivé ce malheur avec Thierry. Alors, j’ai pris conscience de ce que je vivais. Je n’ai pas voulu continuer, reprendre un autre mari, avoir encore des enfants.

C’est à cette Cave que je me suis dit : « Tu ne vas pas leur ressembler, tu ne vas pas vieillir comme cela, avec cette tête mal coiffée » J’y suis retournée deux fois, trois fois. Après la destruction de la cité, j’ai eu un moment de révolte où j’amenais les gens à se parler. Les pauvres, les handicapés... Je refuse l’exclusion sous toutes ses formes ; je refuse aussi l’assistanat. Il faut que les gens bougent. Voilà une de mes réactions après avoir vu le père Joseph.

J’avais compris que le combat du père Joseph était la lutte contre la misère. Je n’ai plus accepté le côté marginal, je ne voulais plus me cacher comme nous l’avions fait à Villetaneuse, en tirant un fil enterré aux dépens d’EDF pour que les enfants aient l’électricité le soir dans notre squat. Je me suis dit : « Il vaut mieux écrire, il vaut mieux agir ». J’étais arrivée à la marginalité par provocation par rapport à mon éducation. Avec le père Joseph, j’ai arrêté ma provocation qui ne faisait plaisir qu’à moi mais qui n’avait aucune efficacité dans les structures d’une société. Tous les six mois environ, j’allais à la Cave et je me rendais compte que des gens avançaient alors que d’autres ne semblaient pas faire d’efforts. Je me rendais compte qu’il fallait accomplir un travail.

Je suis retournée à la messe. Je cherchais dans les journaux les affaires d’injustice. Je suis allée voir, et c’était loin, un enfant dont un pied avait été mangé par un rat. J’ai rencontré d’autres personnes et fait des comités dans toute la France. J’ai dénoncé la mort d’un petit Arabe dans un commissariat et maintenant, contrairement à ce que l’on m’avait inculqué, je m’arrête près des sans-domicile-fixe, dans le métro, je m’assieds à leurs côtés et je parle avec eux. Dans mon cœur, je suis alliée au Quart Monde et contre tout ce qui est injustice.

... Il m’arrive d’être découragée mais je me dis que les gens des bidonvilles ne l’étaient pas, alors je n’ai pas le droit de l’être. Il faut défendre la dignité et non la combine ; il faut toujours pouvoir offrir une contrepartie. Le père Joseph m’a appris que les pauvres sont l’Église, comme le dit la Bible.

Pour moi, autrefois, ces gens n’existaient pas. Maintenant, depuis la Cave, je sais qu’ils existent. Je vais au devant d’eux, je leur parle, je leur souris, je partage, ils me donnent, c’est la grande famille. Et j’ai compris qu’avec le père Joseph, il y avait tous ces liens qui se créaient et que la Cave devenait un refuge où se rencontrait la chaleur humaine. Si je n’avais pas connu les livres du père Joseph, si je n’avais pas été le voir, si je n’avais pas rencontré d’autres personnes engagées, je n’aurais pas su que ces gens existaient. Mais maintenant, je sais qu’ils sont comme moi ; ils ne savent pas lire, ils ne savent pas écrire mais ils ont la richesse du cœur ; l’entraide avec eux n’est pas un vain mot.

... Maintenant, je suis au service des autres et ça ne m’intéresse pas de travailler pour de l’argent. Oh, bien sûr, il m’arrive souvent de me remettre en question, d’angoisser même, me demandant si je suis vraiment à la hauteur, si je ne suis pas un frein pour les autres, si je ne me fais pas plaisir égoïstement en constatant que je suis dérangeante.

Mais en même temps, j’ai appris avec le père Joseph à regarder les pauvres en particulier, mais tous les autres également, avec amour et je me sens moi-même quand je leur apporte de la dignité par une parole, une écoute, une aide dans leurs démarches, une aide fraternelle et non condescendante.

Je me sens me réaliser quand je parviens à faire taire mon agressivité, laquelle m’apporte une bonne conscience, si j’ose dire gratuite, et que, en moi, c’est l’Amour qui prédomine ; par l’Amour, j’ai la joie de donner et je reçois encore plus.

1 Lieu où se déroule l’Université populaire Quart Monde d’Ile-de-France.
2 Dalle inaugurée le 17 octobre 1987 au Trocadéro, à Paris, qui porte cette phrase : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les
1 Lieu où se déroule l’Université populaire Quart Monde d’Ile-de-France.
2 Dalle inaugurée le 17 octobre 1987 au Trocadéro, à Paris, qui porte cette phrase : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré » Un moment de rassemblement y a lieu le 17 de chaque mois.

Yvonne Huriez

La vie a amené Yvonne Huriez à vivre depuis de nombreuses années dans des quartiers de grande pauvreté. Elle en partage les conditions de vie et la capacité de résistance. Elle a créé et anime le Mouvement Libre (Stains et alentours)

CC BY-NC-ND