La pauvreté est coupable

Lise Desrochers et Raymond Desrochers

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Lise Desrochers et Raymond Desrochers, « La pauvreté est coupable », Revue Quart Monde [En ligne], 165 | 1998/1, mis en ligne le 05 août 1998, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2716

La rencontre du père Joseph Wresinski, la découverte de son action et de sa façon d’être aux côtés des plus pauvres, ont amené ce couple d’origine modeste à porter un regard différent sur les plus démunis, à s’engager autrement.

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

Notre rencontre avec le père Joseph

Nous avons « connu » le père Joseph Wresinski lors d'une session sur la pauvreté animée ici à Rouyn-Noranda par Bernadette Lang, volontaire permanente du Mouvement ATD Quart Monde, en automne 1986. C’est elle qui nous a vraiment mis en contact avec lui.

Cette session a été un choc pour nous deux. On peut dire que notre vie a pris un autre tournant. A partir de ce moment-là, nous avons délaissé tous nos autres engagements pour nous tourner entièrement vers le Mouvement. Ce qui a provoqué ce choc, c’est d’une part le climat général de la session : tous les discours du monde ne font pas vivre une personne, pas même le père Joseph. Mais, à travers Bernadette, nous avons senti ce jour-là ce qu'il portait, son intérêt pour ce que voulaient dire les participants, son écoute, son respect de leurs hésitations et de leurs peurs. D’autre part, le visionnage d'une vidéocassette nous a permis de connaître le père Joseph à travers le témoignage de personnes très pauvres d'Europe à qui il donnait la parole. C'était l'inverse de tout ce que nous avions connu jusqu'alors sur la pauvreté. Voir ces personnes dire leur misère, mais aussi donner, dans leurs mots, leurs idées, leurs opinions, nous a fait prendre conscience de leur dignité, de leur courage.

Nous nous sommes reconnus dans ces paroles. Nous avons revécu plusieurs épisodes de notre vie qui ressemblaient à ce que ces personnes décrivaient. Nous avons aussi reconnu des pauvres d'ici qui connaissaient des vies semblables.

Nous nous sommes interrogés sur cet homme qui avait su gagner la confiance des pauvres au point qu'ils osent parler, dénoncer, mais sans accuser. Nous avons appris qu'il avait lui-même vécu la pauvreté dans son enfance, c'est sans doute la raison pour laquelle il a pu se faire si proche de ceux qui vivaient la misère au quotidien. Il lui a fallu tout un cheminement pour arriver à la fondation du Mouvement parce que, quand quelqu’un arrive à sortir de la misère, il ne se replonge pas dedans pour le seul plaisir de faire revivre son enfance.

Nous avons mis bien du temps à comprendre où le père Joseph voulait en venir en fondant le Mouvement, mais nous avons cheminé. Nous avons perdu nos préjugés à l'égard des pauvres et nous savons maintenant que ce n'est pas d'être pauvre qui est déshonorant, mais c'est la pauvreté qui fait faire des choses déshonorantes.

Ce que nous avons compris à travers les écrits du père Joseph, à travers son action auprès des pauvres, c'est qu'il ne faut pas se tromper de coupable et ne pas avoir peur de désigner la pauvreté comme coupable de bien des mensonges ou des comportements répréhensibles.

Au contact des personnes, nous avons pu mesurer à quel point c'est difficile de relever la tête pour celui qui sait qu’il a fait ou dit des choses répréhensibles parce que la pauvreté ne lui a pas donné la liberté d'agir autrement.

Mais la pauvreté, on peut la renverser. Quand nous avons compris cela, nous nous sommes mis en mouvement, nous aussi, et nous avons fondé, avec d’autres, le « Carrefour de Rouyn-Noranda. »1 Pour essayer d'abattre l'ignorance qui masque la réalité et qui empêche les personnes de se rencontrer sur un même plan d'égalité, nous avons voulu ériger une reproduction de la dalle dans le parc Trémoy, à Rouyn-Noranda, en 1993.

Ce que le père Joseph a fait de plus beau pour les pauvres, il l'a fait avec eux, en permettant la rencontre entre personnes de toutes classes sociales, de toutes cultures, de toutes religions pour faire émerger la compassion et la solidarité. C'est pourquoi sa mort n'a pas été une catastrophe pour nous ; il avait déjà construit les ponts qui allaient permettre aux personnes de se rejoindre.

C'est ce que nous avons vécu lors du rassemblement des familles du Quart Monde pour la rencontre avec le pape à Rome en 1989. Nous avons connu le père Joseph à travers des personnes qui s'étaient rassemblées dans le but de changer les choses, de bâtir ensemble. Ce n'était pas une rencontre improvisée ; derrière l'organisation, nous avons senti ce respect des personnes et aimé tout l'espace réservé à l'amitié à travers des activités qui pouvaient la susciter et la nourrir. Nous avons eu le sentiment que le père Joseph était là.

Le père Joseph et le « Carrefour »

En travaillant au « Carrefour », nous avons réalisé que, avant d'exiger des pauvres des efforts supplémentaires pour qu’ils se sortent de la misère, il fallait d'abord connaître et reconnaître les efforts qu'ils font dans leur lutte pour la survie. Nous nous sommes alors donné comme tâche de faire connaître les gestes, le courage de ceux qui passent souvent pour des êtres passifs, satisfaits de leur sort. Le père Joseph n'a cessé de l'affirmer sur tous les tons. Mais c'est une tâche très difficile parce qu'elle oblige tout le monde à réviser ses propres jugements, perceptions ou faux-fuyants ; c'est compliqué parce que le ton peut vite devenir moralisateur.

Au « Carrefour », ce que nous avons trouvé de plus difficile, c’est de rendre la culture et le savoir accessibles. Le père Joseph affirmait qu’ils étaient libérateurs mais quand on est constamment confronté à des urgences, il est difficile d’être réceptif à autre chose.

Le père Joseph et notre spiritualité

Le père Joseph a dit que les pauvres sont l'Église. Au « Carrefour », nous l'avons expérimenté. La foi en la providence et l'identification au Christ sont bien réelles et tiennent à des petits bonheurs vécus au quotidien. Nous pouvons dire que nous avons été évangélisés par l'attitude des personnes confrontées au malheur ou à la malveillance. Nous avons vécu des moments forts de pardon, d'amitié, de fidélité et d'espérance.

En un mot, nous avons connu le père Joseph à travers des événements et des personnes. Aujourd’hui, il nous manque parce que le climat social actuel nous porte au pessimisme. La plupart des gens admettent maintenant que la pauvreté n'est pas une fatalité, qu'il y a des pauvres dans les pays riches, mais les gouvernements (fédéral et provincial) donnent la priorité à la réduction du déficit national, même en sachant qu’elle se fait sur le dos des plus démunis. Pire, nous avons l'impression que les paroles des pauvres sont récupérées pour justifier toutes sortes de décisions politiques qui les écrasent encore plus.

Le père Joseph nous aura donné de comprendre bien des choses. Cela nous a incités à donner le meilleur de nous-mêmes pour essayer de bâtir avec d'autres un monde plus humain.

Il nous a donné ce droit.

1 Dans un journal régional, le « Carrefour » se présente ainsi : « Le "Carrefour" ne distribue pas de nourriture, ne paie pas de loyers, ne donne pas
1 Dans un journal régional, le « Carrefour » se présente ainsi : « Le "Carrefour" ne distribue pas de nourriture, ne paie pas de loyers, ne donne pas de vêtements. Les gens s'y entraident, apprennent ou réapprennent la solidarité entre pauvres et associent des personnes convaincues que la misère peut être cassée. A chaque rencontre, chacun apporte un témoignage et dénonce des situations injustes. Nous réfléchissons ensemble et suggérons des solutions et des moyens de les appliquer, avec le souci des absents, des oubliés si difficiles à rejoindre. Nos actions sont modestes. Pour chacun de nous, il faut toute notre énergie pour trouver un local où nous réunir, pour payer une gardienne à ceux qui ont des petits enfants et gagner un à un des amis qui vont répercuter dans leur milieu ce qu'ils apprennent des pauvres. Nous nous retrouvons le 17 de chaque mois, en souvenir du 17 octobre 1987, pour être en lien avec tous ceux qui refusent la misère à travers le monde ».

Lise Desrochers

Raymond Desrochers

Lise et Raymond Desrochers, Québécois, sont à l’origine, avec d’autres, du « Carrefour ATD Quart Monde » de Rouyn-Noranda, en Abitibi-Temiscamingue. Ce groupe s’est constitué pour la rencontre du pape avec des délégués du Mouvement international ATD Quart Monde en 1989. Ils en ont fait partie jusqu’en 1995.

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