Echanges, connaissance, émancipation

Patrick Brun

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Patrick Brun, « Echanges, connaissance, émancipation », Revue Quart Monde [En ligne], 165 | 1998/1, mis en ligne le 05 août 1998, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2727

Comment cesser d’enfermer les plus pauvres dans une connaissance qui en fait des objets et les prive de leur capacité d’action ? L’auteur trouve fécond de faire l’aller et retour entre les questions du père Joseph Wresinski et celles du philosophe Habermas.

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Joseph Wresinski

En présence de situations « limites » où l’homme se trouve menacé dans son intégrité physique et morale, on est saisi par l’urgence de comprendre. Lorsque les repères habituels semblent perdre leur fonction de balises de l’humanité, surgit la question du pourquoi. C’est une semblable question que se pose le père Joseph Wresinski en 1957 découvrant le bidonville de Noisy-le-Grand : « Nous avions besoin de comprendre l’histoire de ces familles, d’entrer nous-mêmes dans cette histoire pour en assumer ensemble les liens, la souffrance et surtout l’espoir » nous dit-il. En 1983, il réaffirme cette urgence de comprendre. « Je crois, dit-il au journaliste qui l’interroge dans Les pauvres sont l’Église1, que la libération des plus pauvres exige la compréhension de leur histoire ».

Mais de quelle compréhension s’agit-il ? Car enfin, depuis que des chercheurs et des universitaires s’efforcent d’analyser et de comprendre les causes de la misère, en avons-nous vu l’éradication ? Bien plus, il semblerait que les progrès de la connaissance scientifique vont de pair avec la réduction du champ du travail et la marginalisation croissante de tous les « exclus » de la prospérité.

C’est une réponse à cette question que je venais chercher, dans les années quatre-vingt, à la toute neuve Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette - je trouvais inacceptable que les effets des technologies nouvelles soient si inégalitaires et creusent le fossé entre des jeunes - lorsque je fus interpellé par le Mouvement ATD Quart Monde.

Il m’apparaît aujourd’hui tristement symbolique qu’en ce haut lieu de la pensée scientifique de l’an 2000, un Mouvement, porteur de tous les espoirs des « miséreux » de la terre, s’élève pour appeler à une révolution « copernicienne » de la pensée. Dans les années qui suivirent, je constatai en effet que les intuitions du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde rejoignaient les critiques fondamentales faites à la pratique dominante de l’objectivisme et du scientisme dans les sciences humaines par nombre de chercheurs. Cette critique conduit, de façon concrète, à une nouvelle « praxis », celle de la communication comme agir « communicationnel. » Pour le père Joseph Wresinski, « rien n’est venu d’une théorie, tout d’une vie partagée ». En retour, comment la connaissance issue de cette vie partagée avec les plus pauvres peut-elle devenir connaissance rigoureuse par la rencontre avec la théorie ?

La connaissance est relation

Les formes de la grande pauvreté ont changé depuis 1957, mais la position de bon nombre de nos concitoyens vis-à-vis des plus démunis reste souvent la même. D’un côté, le monde de l’avoir et du pouvoir se définit positivement. De l’autre, celui du manque est représenté par ses besoins : la connaissance des plus pauvres se confondrait avec la connaissance de leurs manques ; ils ne sont pas parce qu’ils n’ont pas. Une autre image communément développée aujourd’hui est celle de l’opposition entre des inclus et des exclus. Là aussi, le centre du cercle de l’inclusion serait occupé par les biens matériels ou symboliques et ferait exister l’homme et le citoyen tandis que l’extérieur du cercle, l'« ex-clusion », serait identifié à des privations qui entraînent une non-existence sociale.

Ces représentations ont deux conséquences que dénonce le père Wresinski : selon la première image, lutter contre la pauvreté serait combler ou du moins réduire les manques et satisfaire les besoins essentiels. Dans la seconde, ce serait faire entrer les exclus dans le cercle des inclus, leur faire partager en quelque sorte le bonheur d’être identifiés à ceux qui détiennent pouvoir et savoir.

Ces positions entraînent de graves méfaits au niveau de la connaissance. L’autre n’existe que dans le regard que je lui porte, regard qui est moins référé à une existence et à une identité qu’à une non-existence et à une absence d’identité : le pauvre est transparent mais constitue la mauvaise conscience de celui qui possède et se sent inclus. Il se trouve ainsi « ré-ifié » comme objet de ma connaissance, de ma sollicitude, voire image projective de mes propres peurs de manquer. De son côté, il se sent non reconnu comme être de pensée et d’expérience et sera incité à singer l’image à laquelle on souhaite le voir conformé. Il sera bon pauvre ou mauvais pauvre selon qu’il s’y conformera ou non. Quant à celui qui a, pourquoi remettrait-il en question sa connaissance et sa conception des relations sociales ?

Cette « ré-ification » du support humain a, me semble-t-il, son répondant dans la question du statut de la réalité depuis l’antiquité grecque comme nous le dépeint notamment le philosophe de la seconde École de Francfort, Jürgen Habermas. La « theoria », c’est la contemplation d’un cosmos intangible suspendu au ciel des idées. Le philosophe grec s’accorde à l’objet contemplé et ordonne sa vie à l’ordre immuable du cosmos. Il y a une certaine continuité entre cet idéal et le positivisme des sciences de la nature. Mais aujourd’hui, le but de la connaissance est de découvrir les lois de la nature pour en maîtriser l’usage plus que pour réformer sa vie. « L’ontologisation » de la réalité - processus par lequel on fait de la réalité une substance immuable et transcendante indépendamment de celui qui la pense et la réfléchit - accompagne le développement des sciences de la nature. Le positivisme à partir du dix-neuvième siècle l’applique, avec la généralisation du modèle expérimental de Claude Bernard, aux sciences de l’homme.

W. Dilthey, le premier, dénonce au siècle dernier cet impérialisme de la scientificité sur la connaissance des réalités humaines. Les sciences de la nature relèveraient de l’explication, les sciences de l’homme de la compréhension, la différence fondamentale provenant de la place du langage. En effet, les réalités humaines ne peuvent échapper à son emprise et l’effort de compréhension du chercheur ne peut s’abstraire du milieu du langage dans lequel il est plongé.

Pour Habermas, « le sociologue ne peut assurer l’objectivité de sa connaissance en s’immisçant dans le rôle fictif d’un observateur désintéressé, s’évadant ainsi par un lien utopique hors du contexte accessible sur le mode communicationnel. Bien plus devra-t-il chercher dans les structures générales des procès d’intercompréhension au sein desquels il s’engage les conditions de l’objectivité du comprendre. »2.

En fait, comme l’affirment les fondateurs de l’École de Pablo Alto aux États-Unis, « on ne peut pas ne pas communiquer ». Tout est relation. Celle-ci sépare mais aussi relie et suscite l’interaction entre les interlocuteurs. Je suis « affecté » par celui que je cherche à comprendre et « l’observateur » n’est pas extérieur à la réalité observée. Il est nécessairement impliqué, voire compromis, dès lors que le langage est le milieu de leur relation en même temps que son vecteur.

Ainsi, les pauvres n’étaient pas seulement enfermés dans des enceintes physiques dont le camp de Noisy-le-Grand était à la fois un triste modèle et le symbole de tous les bidonvilles de la terre. Ils étaient aussi prisonniers du regard porté sur eux, regard qui était pour certains « savants », celui de l’entomologiste dans le monde des insectes. Mais ces savants eux-mêmes n’étaient-ils pas aliénés à une certaine conception de la connaissance dans laquelle le monde des hommes était traité comme le monde des choses ?

Pour qu’il puisse y avoir libération des hommes, ne faut-il pas que la connaissance s’émancipe elle-même des pièges du positivisme ? La volonté d’expliquer me paraît devoir être subordonnée à l’effort de comprendre.

Dès lors, le Mouvement ATD Quart Monde m’apprenait que lutter contre la misère n’était pas seulement reconnaître que le pauvre existait dans la relation comme interlocuteur mais que l’interaction dialogique - et dialoguée - était la seule voie pour le comprendre et l’aider à se comprendre.

La connaissance est construction

Entrer dans le cercle de la reconnaissance, inséparable de l’accès à la connaissance, c’est reconnaître en l’autre un interlocuteur « valide » - pas de vérité sans validité des démarches de connaissance, - non comme objet de pitié, voire de compassion mais comme sujet de pensée et acteur social au plein sens du terme même s’il est parfois temporairement empêché de l’être.

La première démarche dans le dialogue est de faire passer l’autre du statut d’un « il » objectivé à celui d’un « tu » personnalisé, « tu » sans lequel je ne peux dire « je » comme l’a mis en lumière un M. Baber ou un M. Bakhtine. Ce faisant, l’interlocution langagière crée un espace et un milieu de la reconnaissance sociale. Nous appartenons chacun à des « mondes vécus » différents, trop différents même pour qu’ils puissent se rencontrer sans médiation. Nous sommes forgés par des intérêts d’expérience et de vie - « inter-esse » être entre les membres de mêmes communautés, classes sociales, groupes culturels, ici membres reconnus socialement et pauvres non reconnus comme citoyens à part entière, - par des traditions inter-générationnelles, par les épreuves de la vie. Notre rapport est d’autant plus inégal, d’autant moins réciproque que le pauvre s’est vu souvent depuis son enfance barrer l’usage de la parole et le droit à des projets. L’image qui lui est renvoyée l’invite à se taire ou à consentir à ce que l’on pense et veut pour lui. Face à celui qui a le pouvoir de dire, de se dire et de dire l’autre, le plus pauvre est privé de mot et de syntaxe et donc aux yeux de son interlocuteur démuni de pensée.

La distance entre les parties au dialogue ne permet pas qu’il y ait échange sans construction ou reconstruction d’une relation dans la durée. C’est en effet comme si, l’enseigne Joseph Wresinski, les mots n’avaient plus le même sens pour l’un et pour l’autre alors même qu’ils appartiennent au même univers linguistique, voire en partie culturel.

Cet effort de compréhension exige de chacun de se décentrer de son propre monde vécu pour accéder à celui de l’autre. En retour, chacun s’étant mis à distance de lui-même pourra faire entrer l’autre dans son propre monde dont la configuration se trouvera de ce fait changée, bousculée, modifiée.

Selon J. Habermas dans l’agir communicationnel, « les participants (du procès d’inter-compréhension) sont tenus d’adopter une attitude réflexive face aux modèles culturels qui normalement leur permettent seulement de réaliser des interprétations. »3. C’est alors qu’ils pourront se donner un horizon commun en partage. Ils construiront ensemble un nouveau « monde vécu » qu’ils pourront habiter sans pour autant cesser d’appartenir à leur monde vécu d’origine. Ce monde construit à partir de la rencontre et de la discussion entre pauvres et non-pauvres a pris pour moi le visage du Mouvement ATD Quart Monde comme communauté intersubjective de partage, d’interprétation et d’anticipation sur les relations vécues dans une société plus solidaire.

Mais je dois ici me séparer provisoirement du modèle habermasien. Car celui-ci ignore, selon moi, les médiations nécessaires pour construire un agir communicationnel, partagé de manière subjective et réciproque, entre les plus pauvres et le reste de la société. Ce dialogue ne peut susciter une véritable émancipation des uns et des autres qu’à trois conditions principales.

Pour une connaissance émancipatoire réciproque

Dans Les pauvres sont l’Église, Joseph Wresinski dit qu’en découvrant le camp de Noisy-le-Grand, il entre dans la misère. Il ne peut éviter ce temps de séparation d’avec le monde d’où il vient, rupture provisoire au seuil d’un univers qu’on ne peut rencontrer sans se compromettre. Lui qui cependant a connu la misère invente une propédeutique de la compréhension pour ceux qui le rejoindront, les volontaires. Cet enseignement est tout à la fois “ vie avec ” et « apprentissage de l’autre ». « Les pauvres sont nos maîtres » répète-t-il tout comme Saint Vincent de Paul. Il construit une pédagogie de la connaissance. Mais ses méthodes proches d’une ethnologie participative, voire d’une approche ethno-méthodologique telle que Garfinkel en a dessiné le modèle, ne sont pas séparables de la solidarité vécue avec les habitants du bidonville. Le travail fondamental de conversion de la connaissance des instruits par l’enseignement des « non-instruits » ensemence la constitution d’une connaissance commune qui fonde les relations entre les différentes composantes du Mouvement ATD Quart Monde.

Du côté des plus pauvres, « la réciprocité » éducative se nourrit d’une double interaction : d’une part entre eux, d’autre part avec les volontaires ou les amis qui viennent à leurs côtés. La parole ne peut précéder la restauration des relations où chacun se sent reconnu dans sa dignité de personne humaine. Le long compagnonnage des volontaires avec les habitants du bidonville ne porte ses fruits que lorsque les personnes prennent conscience qu’elles ne sont pas coupables et que, malgré les séquelles et les blessures morales et physiques de la misère, elles n’ont cessé, comme cet homme qu’évoquait Joseph Wresinski4, « d’essayer de resurgir des décombres de leur propre personnalité » pour donner un avenir à leurs enfants. L’émancipation commence par une réhabilitation de l’identité personnelle, familiale et sociale. Vingt ans plus tard, les Universités populaires Quart Monde5 sont comme l’aboutissement de ce long apprentissage « d’une compétence communicationnelle » acquise en commun par les volontaires et par les familles du Quart Monde. Le passage du « Qui suis-je donc pour qu’ils me traitent comme un chien ? » au témoignage des valeurs vécues dans le Quart Monde suppose cette double transformation des interlocuteurs et de leurs capacités de compréhension.

Mais un troisième pilier de la construction d’un dialogue social restaurateur d’une citoyenneté politique véritable - l’homme sujet et acteur de ses droits -, c’est l’agir proprement dit. Le Mouvement ATD Quart Monde est un mouvement d’action : briser la misère, favoriser la promotion collective et personnelle des plus pauvres et de leurs familles. Cependant, l’action n’est pas simplement, comme on le présuppose, le résultat d’une pensée, ou même à l’inverse sa source. L’immersion dans des situations de vie choisies ou subies suscite l’intime connexion entre parler et agir. Le pacte de langage conclu entre pauvres et non-pauvres naît d’un pacte de vie ou, pour reprendre une expression de J. Habermas, « la recherche d’une définition commune des situations » et « la coordination des plans d’action » pour réagir ou interagir nécessite tout à la fois et présuppose une entente langagière. La structuration de ce monde vécu nouveau, bâti à partir d’engagements dans des situations communes de vie, est redevable à la fois au langage par les définitions communes de situations négociées et à l’action comme inscription du discours dans la réalité pour la transformer.

L’action du Mouvement ATD Quart Monde me semble pouvoir être relue à partir de la définition que J. Habermas donne du « modèle communicationnel d’action » : « Seul le modèle communicationnel présuppose le langage comme un médium d’intercompréhension non tronqué, où locuteur et auditeur, partant de l’horizon de leur monde vécu, interprété, se rapportent à quelque chose à la fois dans le monde objectif, social et subjectif afin de négocier des définitions communes de situations »6 et ajouterons-nous « de coordonner leurs plans d’action ».

Le Mouvement ATD Quart monde s’est bâti sur la triple alliance des familles les plus pauvres, des volontaires permanents et des « alliés », personnes de bonne volonté qui font alliance avec les plus démunis pour créer dans leur propre milieu les conditions d’une société plus juste.

J. Wresinski souligne auprès des universitaires l’insuffisance d’une connaissance savante de la pauvreté. Celle-ci doit se mettre en dialogue avec la connaissance - ou le savoir - de l’action chez les volontaires et la connaissance - ou le savoir - de l’expérience chez les très pauvres.

Cette démarche ouvre, pour moi, des perspectives nouvelles en sciences humaines. Non seulement en ce qu’elle inaugure ou rejoint un nouveau paradigme épistémologique où l’acteur social devient co-chercheur avec le « savant », mais aussi en ce qu’elle nous permet de relier « le texte et l’action » - pour reprendre le titre d’un ouvrage de P. Ricoeur -, c’est-à-dire l’effort de connaissance et l’entreprise de constitution du sujet en acteur de plein exercice dans la vie, entreprise sans laquelle, à mon sens, le savoir est vain.

En sciences humaines, peut-être même dans d’autres sciences, je souhaite que ne soient pas séparées les démarches de compréhension de la transformation des relations sociales par un dialogue qui se fonde sur un vivre ensemble et se construit dans une éthique et une pragmatique de la discussion. Ce projet, que nous nommerons, avec J. Habermas, celui d’un « agir communicationnel », peut mener, comme le soutient cet auteur dans ses dernières publications traduites en français, à un nouvel état de droit dans nos sociétés démocratiques. Encore doit-on objecter que la question du pouvoir dépasse celle d’une entente possible au terme d’une discussion libre.

C’est, me semble-t-il, au terme de cette réflexion qui évoque les prises de conscience qui furent miennes, sur le double plan de la connaissance et de l’action que les volontaires du Mouvement ATD Quart Monde nous montrent la voie à suivre pour mettre en œuvre un nouveau modèle de relations sociales.

1 Les pauvres sont l’Eglise, entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, Centurion, « Les interviews », Paris, 1983.
2 J. Habermas, 1987, T.1, p. 135-140.
3 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, T.1, traduc. fr. 1985, p. 98.
4 Revue Quart Monde, n° 140, p. 49.
5 Lieu public de rassemblement, de formation et d’échanges entre les familles du Quart Monde et ceux qui les reconnaissent comme partenaires.
6 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, T.1, p.111.
1 Les pauvres sont l’Eglise, entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, Centurion, « Les interviews », Paris, 1983.
2 J. Habermas, 1987, T.1, p. 135-140.
3 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, T.1, traduc. fr. 1985, p. 98.
4 Revue Quart Monde, n° 140, p. 49.
5 Lieu public de rassemblement, de formation et d’échanges entre les familles du Quart Monde et ceux qui les reconnaissent comme partenaires.
6 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, T.1, p.111.

Patrick Brun

Patrick Brun est allié du Mouvement international ATD Quart Monde depuis environ dix ans. Il est formateur et responsable de formations. Il est docteur en sciences humaines (Sciences de l’éducation)

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