L’éminente dignité

Philippe Sassier

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Philippe Sassier, « L’éminente dignité », Revue Quart Monde [En ligne], 165 | 1998/1, mis en ligne le 05 août 1998, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2728

Placer en perspective, dans l’histoire des idées, cette nécessité de se porter vers les plus pauvres qui est au cœur de l’action du père Joseph Wresinski.

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Joseph Wresinski

Par le titre de ses entretiens Les pauvres sont l’Église, le père Joseph Wresinski se rapproche de Bossuet, pourtant en apparence éloigné de lui par la pensée. Le grand prédicateur du milieu du dix-septième siècle prononce en son temps un sermon intitulé De l’éminente dignité des pauvres dans l’Église. Le titre en est trompeur. Bossuet y tombe tout simplement d’accord avec le père Joseph Wresinski : les pauvres sont l’Église et les riches, en qualité d’intendants, ne sont que tolérés en son sein. Une comparaison de leurs deux approches, si étrange qu’elle puisse paraître, permet de resituer la démarche du père Joseph Wresinski dans les grandes réflexions sur le souci des pauvres, tant dans sa continuité que dans ses ruptures.

Un regard qui se porte d’abord sur le plus pauvre

Les deux approches reposent sur une idée présente dès les premiers pas de la pensée politique : porter attention au très pauvre, c’est d’abord se porter aux extrêmes limites de la condition humaine, c’est embrasser d’un seul regard la totalité des hommes. Si Yawhé et Pharaon regardent le plus pauvre, c’est qu’ils regardent tous les hommes, en l’occurrence qu’ils sont les maîtres de tous. Les contemporains de Bossuet et tous les prédicateurs du dix-huitième siècle indiquent au roi qu’il n’est le père de ses sujets que si son regard, tel celui de Dieu, se porte d’abord sur les plus défavorisés. De même aujourd’hui, quand on considère le plus pauvre, on est supposé porter son regard a fortiori sur tous les autres. Il y a donc dans la priorité au plus pauvre la garantie que l’on englobe tout le monde. Inversement, la condition marginalisée, l’oubli des très pauvres, dénoncent l’imperfection de la communauté nationale qui laisse en dehors d’elle une part de l’humain et qui, par conséquent, est non humaine. C’est pourquoi le père Joseph Wresinski insiste : il faut constamment se demander si nos combats englobent vraiment tout le monde ; l’attention à tous requiert nécessairement celle aux plus pauvres. Mais ce qui est chez lui explicite et nouveau - me semble-t-il -, c’est l’idée selon laquelle, en traitant les problèmes des plus pauvres, on tend à combler les attentes de l’ensemble de la société.

Un principe de vie « en espérance »

En outre, si l’on convient que l’homme est par nature une créature de besoin infini, une créature toujours en attente d'autre chose, il faut reconnaître, avec le père Joseph Wresinski, que le plus pauvre est l’homme par excellence. Bernanos l'a bien remarqué : qu'il y ait chez le plus démuni une espérance qui est parfois petite, en ce sens qu'elle porte sur des améliorations matérielles, n'enlève rien au fait qu'il reste porteur de ce principe de vie « en espérance » qui fait l'Homme. Cette figure de l’homme de besoin est présente dans le courant prophétique de la Bible, tellement important pour comprendre les composantes de la pensée révolutionnaire du dix-neuvième siècle. Le véritable peuple de Dieu, c’est le Reste d’Israël, un peuple de pauvres. Certes, c’est l’humilité qui le caractérise, et non la pauvreté matérielle, mais cette humilité est directement issue de la condition matérielle. Il rassemble ceux qui, au travers du malheur et du besoin, sont tellement délaissés qu’ils ne peuvent que s’en remettre à Dieu. Abandonnés du monde, ils développent nécessairement cette attitude d’espérance dont Bernanos redira qu’elle est le propre des pauvres et qu’elle sauvera la terre. Par delà l’abandon et la misère totale, demeure, chez un Bossuet comme chez le père Joseph Wresinski, la conviction que les pauvres sont, malgré leur abaissement et en raison même de celui-ci, le véritable peuple, c'est-à-dire le peuple de Dieu.

Au dix-neuvième, le pauvre « démoralisé »

Les dix-septième et dix-huitième siècles, s'ils perçoivent, en partie, les pauvres comme des mendiants, les confondent aussi avec les hommes de la campagne, les paysans simples, vertueux et patients, en bref proches de la nature. C’est évidemment une des grandes mutations des mentalités du dix-neuvième siècle que cette nouvelle perception du pauvre, au travers de la condition ouvrière, au contraire comme un déraciné, comme un homme démoralisé dans les deux sens du terme : il n'a plus de morale et il n'a plus le moral. Les très pauvres dont parle le père Joseph Wresinski, si leur démoralisation ne vient pas de leur condition de travail mais de leur absence de travail, ne sont pas détenteurs a priori de ces qualités “ naturelles ” des pauvres selon Bossuet. Il est une autre différence plus fondamentale encore. Pour Bossuet, pour les hommes de la Révolution comme pour les révolutionnaires du dix-neuvième siècle, les pauvres sont le nombre : « ...les faibles et les pauvres, c’est-à-dire la plupart des hommes... », écrit Bossuet. La pauvreté, c’est alors la majorité, c’est le peuple. En s'intéressant au pauvre, c’est pratiquement à l'ensemble de la société que l’on porte attention.

Aujourd’hui, dans notre deuxième moitié du vingtième siècle, dans nos sociétés développées, la pauvreté et, à plus forte raison, la grande pauvreté apparaissent comme minoritaires. Notre vision, celle du père Joseph Wresinski, se trouve ainsi « débarrassée » de cet amalgame - qui a tant contribué à l’élaboration de la sensibilité socialiste au dix-neuvième siècle - entre les pauvres dont la primauté et la grandeur sont affirmées par les Évangiles et le peuple, ce plus grand nombre dont procède toute légitimité politique. Loin d'être le corps de la société, les pauvres sont en marge, et le souci qu'on leur porte prend ainsi une autre signification : ils sont cet effort permanent de la société d'englober en son sein tous les hommes, c'est-à-dire d'être véritablement humaine. C'est dans ce sens que l'on peut comprendre la remarque de Péguy selon laquelle la lutte contre la misère est un devoir antépolitique : on ne peut engager sérieusement d'action au sein de la « polis » - de la cité - dès l'instant que certains restent en dehors, parce qu’alors tout simplement la société n’est pas humaine.

Du pauvre « utile »...

Bossuet, comme ses contemporains, présente toujours le pauvre comme l'utile par excellence. Dans son discours sur l’éminente dignité des pauvres, il rappelle la parabole des deux villes de Saint Jean Chrysostome, laquelle joue un rôle de premier plan dans l’histoire des idées sociales. La cité des riches périt alors que la cité des pauvres survit. « Dans l’autre ville où il n’y aurait que des pauvres, la nécessité industrieuse, féconde en inventions et mère des arts profitables, appliquerait les esprits par le besoin, leur inspirerait une vigueur mâle par l’exercice de la patience et, n’épargnant pas les sueurs, elle achèverait les grands ouvrages qui exigent nécessairement un grand travail. » Autrement dit, le nanti est l’inutile, le pauvre, l’utile. Dès lors, celui-ci est le garant de la conservation de la société. Pour les courants socialistes du dix-neuvième siècle, il est au contraire, mais pour les mêmes raisons, l'accoucheur de la société future. Tout au long de l’histoire des idées, on retrouve cette idée fondamentale selon laquelle, dans ce monde d’iniquité, ceux sur qui reposent la vie et le bonheur de tous sont aussi ceux qui meurent de faim, sont aussi les plus malheureux.

... à celui qui ne s’adapte pas

Or, depuis 1890, le travail est à l'évidence mieux rémunéré, la correspondance exacte entre travail et pauvreté n'est donc plus pertinente. C'est au contraire le rejet du monde du travail qui apparaît comme générateur de pauvreté. Telle est la misère à laquelle se confronte le père Joseph Wresinski : radicalement différente de celle décrite aux dix-huitième et dix-neuvième siècles ; c'est le « Lumpenprolétariat » de Marx, cette frange hors du monde du travail, considérée comme la lie de la société et ne porte aucun espoir révolutionnaire. Le pauvre aujourd'hui est l'inutile : les hommes et les femmes du Quart Monde, sont ceux qui ne s’inscrivent pas dans les rapports d’utilité. Le père Joseph Wresinski signale : « Tels qu’ils sont, les pauvres n’ont ni rôle individuel ni rôle collectif ». Alwine de Vos van Steenwijk1 a cette remarque très caractéristique : « On ne peut même pas dire que la société exploite la force de leurs bras » Autrement dit, la pauvreté n’instruit même plus le procès de l’exploitation. Elle n’apparaît plus comme le résultat d’un dysfonctionnement, d’un défaut de justice, mais comme le résultat « normal » d’une société tournée vers un progrès par définition positif, qui laisse sur le bord du chemin ceux qui ne s’adaptent pas.

Le pauvre, utile à la transformation de la société

Le problème pour la pensée sociale est de taille. En effet, il est absolument impossible de penser l’homme et la communauté humaine si certains sont comptés pour rien, je veux dire pour inutiles. On peut définir l’homme comme un animal de besoin perpétuel ; le corollaire est aussi que l’échange de service, le comblement des besoins des hommes les uns par les autres étant à la base de la communauté, on ne peut penser son prochain comme inutile. Le père Joseph Wresinski, comme ses contemporains, se trouve ainsi devant l’obligation absolue de retrouver une utilité à tout homme. Sa réponse, il la donne à partir de la condition des très pauvres. Sa gageure est de découvrir une utilité du pauvre non pas en tant que vertueux, non pas en tant que travailleur, mais en tant que pauvre. Cette utilité-là, dans une société habitée par la valeur de l'au-delà, était réelle, et évidente : elle consistait à procurer le salut au riche. Puisque « l’aumône éteint le péché comme l’eau éteint le feu » aux dires de Saint Augustin, le pauvre est occasion passive de Salut ; mais il est aussi supposé prier pour le bonheur éternel de son bienfaiteur, et les prières du vrai pauvre sont efficaces. Aujourd’hui, cette utilité-là est passée de mode... Elle était fondamentale, parce qu’elle assurait au pauvre, en tant que pauvre, un rôle social.

Cette fonction des très pauvres en tant que très pauvres, le père Joseph Wresinski tente de la mettre en évidence. Il ne s’agit plus pour eux d’être ce lien avec le transcendant et l’au-delà ; leur fonction est sociale. Pour lui, « les très pauvres peuvent apporter une contribution irremplaçable à l’ensemble de la société. (...) témoins des imperfections du système social (...), ils doivent jouer leur rôle de témoins et d’acteurs ». Lorsqu’on permet à une population de révéler ses aspirations, on la place comme élément primordial de réforme de la société. Si celle-ci doit, comme le dit le père Joseph Wresinski, faire du Quart Monde le sujet essentiel de ses combats, c’est qu’au fond les problèmes des plus démunis ne sont rien d’autres que ceux du cœur de la société : solitude, éducation, santé, tracasseries administratives... Très profondément, les très pauvres témoignent des problèmes de la civilisation du chômage, mais aussi plus généralement du loisir, car la civilisation du chômage est la civilisation du loisir vécu sur le mode dramatique... Quand l’homme a tendance à ne pas travailler, quand tout homme ne travaille pas, où trouver l’utilité de chacun ? Voilà une question centrale pour aujourd’hui, mais surtout pour demain. Lorsque des pans entiers - qui sait, majoritaires - de la population ne travailleront plus, où chercher la valeur de l’homme ?

Les très pauvres, premiers témoins des problèmes qui se posent à l’ensemble de la société, ont comme rôle spécifique de témoigner. Mais, il faut pour cela que la parole leur soit donnée. La capacité révolutionnaire des pauvres semble anéantie, parce qu’ils ne sont plus le nombre. Fin de la dialectique historique, fin de l’histoire ? Le père Joseph Wresinski dit que non. La nouvelle puissance n’est plus le nombre mais les médias. Si nous voulons que l’histoire continue, c’est-à-dire que les plus pauvres puissent porter en avant les attentes humaines, il faut leur donner la parole. D’une certaine façon, cette possibilité de s’exprimer remplace la puissance du nombre, redonnant au démuni, exclu et minoritaire, ce rôle accoucheur d’avenir qu’avait auparavant, dans la pensée socialiste, le pauvre travailleur et majoritaire.

« Donner la parole », problème des modalités de l’assistance

Pour Bossuet, et pour toute une conception de la charité qui court jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, le don a un rôle social. Il entretient, par delà les inimitiés de classes, le lien entre les extrêmes de la société. Tocqueville, par exemple, fait un opuscule dans lequel il montre comment la charité est essentielle pour qu’un lien d’affection d’un côté, de reconnaissance de l’autre, attache les riches et les pauvres. Il en déduit qu’il faut de la charité privée, parce qu’on n’est pas reconnaissant à une institution et parce que la charité est une science que seule une conscience individuelle peut pratiquer.

Une des affirmations majeures du père Joseph Wresinski est que l’aide au plus pauvre n’atteint généralement pas son objectif, car elle est unilatérale : elle veut s’imposer, elle n’attend rien de celui à qui l’on donne. L’acte charitable « classique », non seulement manque son but, mais fabrique l’exclusion elle-même, puisqu’il pointe le très pauvre du doigt en affirmant que, de lui, on n’attendra rien. Autrement dit, cette assistance est constitutive de la pauvreté même. Au lieu de renforcer le lien communautaire comme le pense Tocqueville, elle le détruit. Le père Joseph Wresinski observe « ... le mépris dans lequel les libérateurs tiennent les hommes à libérer », mépris qui est en lui-même négateur du lien social.

Lorsqu’au contraire on attend quelque chose des très pauvres, lorsqu’on leur « donne confiance » - les mots parlent d’eux-mêmes -, ils peuvent faire - dit le père Joseph Wresinski - des choses étonnantes. Ce don du regard, dans le même temps qu’il recrée un lien social véritable, rend au pauvre sa fonction propre, le réintroduit dans la communauté. Le don doit être réciproque, faisant en sorte de mettre le pauvre en demeure et en situation de donner quelque chose. Le don de parole, avec toutes les actions qu’il suppose - en matière d’éducation et d’instruction - voilà un don véritable pour le père Joseph Wresinski. Celui à qui l’on donne la parole donne son avis en retour. Nous avons bien affaire ici à un échange et, au fond, au véritable échange social. Cette économie du don, qui est proprement le corps du lien social, n’est possible que dans une communauté de vie. La véritable assistance, selon le père Joseph Wresinski, c’est la « collaboration » - malheureusement, ce très beau mot a très mal servi -, c’est le « vivre avec ». Pour reprendre le mot de Péguy, il s’agit « non pas de changer la vie, mais de changer de vie »

Il y a là pour chacun, et pour la communauté dans son ensemble, une exigence de dépouillement, de détachement qui remet en cause, naturellement, toutes les valeurs de la société et qui, au fond, invite les plus misérables et les plus nantis à se convertir les uns les autres à la vie pauvre. Proudhon, Péguy, Bernanos, nous disent qu’elle est le meilleur garant contre la misère du corps et de l’esprit. De la même façon, nous comprenons que le père Joseph Wresinski n’appelle pas à la révolution : il appelle à la conversion, et en cela le projet social ne fait qu’un avec le projet spirituel.

1 Diplomate et intellectuelle, Alwine de Vos van Steenwijk fut parmi les premières volontaires à rejoindre le père Joseph Wresinski, qui lui demanda d
1 Diplomate et intellectuelle, Alwine de Vos van Steenwijk fut parmi les premières volontaires à rejoindre le père Joseph Wresinski, qui lui demanda d’établir des liens avec les communautés scientifiques et avec les cercles de politique internationale. Elle dirige maintenant la Maison Joseph Wresinski. Elle est présidente du Mouvement international ATD Quart Monde.

Philippe Sassier

Philippe Sassier, docteur d’État en science politique, est maître de conférence associé à l’Université d’Orléans. Il est l’auteur de l’ouvrage Du bon usage des pauvres, (Fayard, 1990), sur l’histoire du thème de la pauvreté du seizième siècle à nos jours.

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