La précarité au cœur des pays riches

Bernadette Robert

References

Electronic reference

Bernadette Robert, « La précarité au cœur des pays riches », Revue Quart Monde [Online], 166 | 1998/2, Online since 01 December 1998, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2742

La lecture de la presse est un bon exercice pour entretenir la vigilance qui nous est nécessaire et nourrir les raisons que nous avons de « vaincre l’exclusion ». (Sources : Conjoncture européenne, ATD Quart Monde, Pierrelaye, novembre-décembre 1997, janvier-février 1998. Conjoncture Travail-Métier n° 49, février 1998)

Des millions de personnes souffrent de ne pouvoir satisfaire leurs besoins élémentaires. Leur nombre s’accroît. Le marché du travail est en crise. Les systèmes de protection sociale sont ébranlés. Les budgets d’aide sociale se restreignent et, quand ils existent, les minima sociaux sont insuffisants pour vivre. Les efforts consentis jusqu’à présent pour juguler la paupérisation des uns demeurent parfois dérisoires au regard de la consommation effrénée des autres, de ceux qui dans le même temps continuent d’« exister » en toute sécurité. Des interpellations surgissent sur une injuste répartition des richesses.

France: Les chômeurs en mouvement : indignité et indignation

Prenant collectivement et publiquement la parole, pour la première fois peut-être en s’affichant comme tels, les chômeurs et les précaires obtiendront-ils, avec les plus pauvres et ceux qui les rejoignent dans leur combat, que soit enfin garanti à tout citoyen le droit d’être respecté, d’être représenté et de disposer de moyens convenables d’existence ?

En novembre 1997, la France comptait 3.114.600 chômeurs, dont 1.116.100 inscrits à l’Agence nationale pour l’emploi depuis plus d’un an. La part des chômeurs de longue durée a augmenté de 7,8 % en un an. 37 % des chômeurs touchent moins de 3.000 FF par mois. L’Allocation de solidarité spécifique (2.264 FF) est versée à 520.000 chômeurs ayant épuisé leurs droits. Plus de un million de personnes perçoivent le Revenu minimum d’insertion (RMI), soit 2.429 FF par mois pour une personne seule.

Les associations de chômeurs souhaitent une hausse de 1.500 FF des minima sociaux versés aux chômeurs non indemnisés et l’extension du RMI aux moins de vingt-cinq ans. Elles revendiquent une remise à plat de tout le système d’indemnisation du chômage et des minima sociaux ainsi qu’une révision de la gestion des fonds sociaux.

Tout le monde reconnaît maintenant qu’on ne peut vivre avec 2.000 FF par mois. Le gouvernement, sans attendre le projet de loi contre les exclusions qu’il doit soumettre prochainement au Parlement, a débloqué un milliard de francs pour la revalorisation de l’Allocation de solidarité spécifique (ASS). Il a distribué trois cent vingt millions de francs aux départements, en fonction du nombre de chômeurs et de bénéficiaires du RMI, pour répondre aux demandes d’aide d’urgence. Aussitôt des dizaines de milliers de chômeurs et de personnes sans assez de ressources se sont adressées auprès des préfectures. Témoignages :

« Nous sommes mariés avec trois enfants. Mon époux est au chômage non indemnisé. Il na pas droit à lASS car il ne remplit pas les conditions. Nos seules ressources sont les allocations familiales et mon Assedic. Actuellement, nous avons des dettes : factures EDF, trois mois de loyer, difficultés à régler la cantine scolaire des enfants, même à 5 FF le repas, et bientôt va sajouter la facture deau pour six mois. La seule réponse que jai obtenue des services sociaux est : nous ne pouvons rien faire parce que les caisses sont vides. »

« Intermittente, je nai plus droit à lAssedic. Je nai pas le droit davoir lASS. Je nai pas le droit de faire la demande de RMI. Je suis donc sans ressource aucune depuis le 15 novembre. »

« A côté de ma recherche demploi et de mon inscription au RMI, je vais aux Restaurants du cœur pour manger car je nai plus dargent, aux Médecins du monde pour me soigner, à deux autres associations contre lexclusion. Ce quil me faudrait cest une aide financière pour mes factures urgentes, leau, le loyer, lEDF, lassurance et le téléphone... »

« Nous sommes trois à survivre avec lASS, soit 2.300 FF par mois, mon compagnon n’étant pas indemnisé. Je ne peux pas me permettre de payer une mutuelle complémentaire, ni pour mon fils ni pour mon compagnon ni pour moi. »

« Quand votre enfant vous réclame un paquet de galettes et que vous narrivez pas à le payer, ça vous fait mal. Au début du mois, jai peur daller retirer les allocations familiales de mon compte, cela file trop vite... »

... La force de ce mouvement des chômeurs aura été d’avoir réussi à assembler des gens isolés. « Quand tu es au RMI, les premiers mois tu es plein d’énergie, et puis, plus ça va et plus tu sombres. Lhorreur cest de rester isolé. Il faut que les chômeurs et les précaires se rassemblent, se fassent entendre, se battent. Il faut arrêter de mourir à petit feu chacun dans son coin. »

Pour Sophie Gheradi, « le mouvement des chômeurs est juste, sans doute, mais surtout il tombe juste... Il y a fort à parier que si les chômeurs navaient pas eu la riche idée de prendre la parole quand on ne la leur donnait pas (ils n’étaient pas invités à la conférence nationale sur lemploi à Matignon le 10 octobre 1997), le partage se serait fait, comme dhabitude, sans eux et, pour tout dire, contre eux ».

Pour Pierre Bourdieu, Frédéric Lebaron et Gérard Mauger, « la cause des chômeurs est aussi celle des exclus, des précaires et des salariés qui travaillent sous la menace ». Leur mouvement « oblige à voir quun chômeur est virtuellement un chômeur de longue durée, et un chômeur de longue durée un exclu en sursis, que lexclusion de Unedic est aussi la condamnation à lassistance, à laide sociale, au caritatif... Mais il oblige à découvrir aussi quun salarié est un chômeur virtuel, que la précarisation généralisée (en particulier des jeunes), linsécurité sociale organisée de tous ceux qui vivent sous la menace dun plan social, font de chaque salarié un chômeur en puissance ». (Cf. Le Monde, janvier 1998, passim.)

Etats-Unis: réduction de l'aide sociale

En 1996, le Congrès américain a fortement réduit l’aide sociale, dont les subsides alimentaires. Depuis, la pauvreté s’aggrave dans le pays le plus riche de la planète.

Pour le Centre d’études sur la faim, la pauvreté et les politiques de nutrition de l’Université de Tufts, 12 % des ménages américains se trouvent dans une « situation alimentaire précaire » : de quelques repas sautés à ne pas savoir où se procurer le prochain dîner.

Déjà un rapport publié en septembre dernier par le ministère de l’Agriculture avait révélé que onze millions d’Américains, dont quatre millions d’enfants, vivaient dans des foyers considérés comme souffrant modérément ou gravement de la faim. (Courrier international, 8-14 janvier 1998, article de David Sarashon dans The Nation, New-York.)

Allemagne: La Caritas accuse la répartition injuste des biens

A l’occasion de la Journée mondiale de la lutte contre la pauvreté (17 octobre), la Caritas de Mayence a exigé un rapport sur la richesse. Le directeur de la Caritas, Mario Junglas, a présenté un dossier de travail sur le thème de la pauvreté qui contient des arguments d’une rare clarté et d’une grande portée politique. Il réfute par exemple des paroles de politiciens disant qu’il faut se serrer la ceinture parce que l’argent manque partout : « Le peuple allemand na jamais été aussi riche quaujourdhui, le problème est que cette richesse est entre les mains dun petit nombre. »

L’association s’oppose aussi à certaines exigences politiques, comme quoi les riches devraient avoir moins de charges pour pouvoir investir et créer des emplois. Bien que les « chevaux » (entrepreneurs et propriétaires de capitaux) aient été nourris depuis des années (avantages fiscaux, possibilités d’échapper à l’impôt, contrôles fiscaux trop lâches, gains par les crédits accordés par l’État), les « moineaux » n’ont rien eu de tout cela. Au contraire, les cadeaux fiscaux de l’État ont amélioré le revenu des riches, mais non la situation des personnes aux revenus modestes. (Frankfurter Rundschau, 18 octobre 1997.)

CC BY-NC-ND