Un homme dans le métro

Christine Béhain

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Christine Béhain, « Un homme dans le métro », Revue Quart Monde [En ligne], 166 | 1998/2, mis en ligne le , consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2743

J’étais dans le métro. Il est monté à la station Châtelet : le dos courbé, les moustaches grisonnantes, la main comme attachée à sa canne. Il dégageait une odeur. Je le voyais, mais n’osais le regarder. Tantôt, il regardait devant lui. La station à laquelle nous étions ? La personne en face ? Je ne sais pas. Sa tête restait courbée, ses paupières se soulevaient : ultime effort vers l’autre. Puis, il se recroquevillait sur lui-même. Parfois je sentais son regard. Palpable. Mais faisais semblant de ne pas le sentir, de ne pas le voir. Tendue. Je sentais ce regard. Et pourtant... Je n’ai pas eu la force de le regarder.

Après cela, l’affiche dans le métro : la fondation Raoul Follereau : « Le plus insupportable, c’est que le remède existe. » L’affiche montre une femme, le visage mangé, les mains mutilées, estropiées. J’ai pris le temps de regarder l’affiche ; mais pas l’homme à côté de moi...

Ce regard que je n’ai pas voulu offrir, était-ce par gêne ? Était-ce parce que je ne voulais pas me reconnaître en lui ? Cela voudrait dire que lorsqu’on regarde quelqu’un, on accepte par la même occasion une possible reconnaissance dans cette personne.

Mais je n’avais pas besoin de cette reconnaissance !

Par contre, je sentais ce regard.

Était-ce réellement lui qui cherchait cette infime et pourtant fondamentale relation ? Ou était-ce mon imagination qui me projetait en lui ? Et moi, je me crispais, voulant et ne voulant pas le regarder. Je voulais le regarder dans la mesure où cela aurait été en cohérence avec moi-même. Mais je n’ai pas pu le regarder. Impuissance. Je n’ai pas eu la force d’un sourire et encore moins d’un pivot de la tête.

Pourtant, point n’est besoin de force pour regarder. Qui dit force, dit « capacité physique à. »... Cela demandait de la force dans le sens où il y avait « effort ». Le « e » de effort est comme une sortie de soi. Et le « fort », la forteresse. Je n’ai sans doute pas voulu faire cette sortie de moi dans cet autre qui me dérangeait et m’interpellait à la fois.

Pourquoi ce refus de se reconnaître dans l’autre ? Est-ce l’odeur ? Est-ce l’apparence physique ? Pourquoi le refus de cette commune humanité ? Cette humanité blessée, abîmée, rapetissée, estropiée : est-ce aussi une partie de moi-même ? Cela voudrait dire qu’il y a de la misère en chacun de nous. Qu’il existerait une partie de nous-mêmes en laquelle nous refuserions toute identification possible.

Est-ce par notre refus, par ce refus de s’identifier, de se reconnaître dans l’autre que l’on tolère ?

Est-ce que mon refus de regarder l’homme du métro vaut acceptation, tolérance de sa situation ?

Question difficile où le sens politique s’incarne dans le rapport à l’autre.

Christine Béhain

Articles du même auteur

  • Amartya Sen, Repenser l’inégalité

    Ed. du Seuil, Paris, coll. « L’histoire immédiate », 2000, 280 p. Traduit de l’anglais par Paul Chemla : « Inequality reexamined », Oxford university press, 1992

    Paru dans Revue Quart Monde, 176 | 2000/4

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