La liberté des plus pauvres est-elle insupportable ?

Herman Van Breen et Marleen Van Breen-Van Pevenage

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Herman Van Breen et Marleen Van Breen-Van Pevenage, « La liberté des plus pauvres est-elle insupportable ? », Revue Quart Monde [En ligne], 166 | 1998/2, mis en ligne le 01 décembre 1998, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2747

Aux Pays-Bas, les très pauvres sont soumis à des contrôles de plus en plus stricts de la part des services sociaux. Comment alors être acteurs dans cette situation de liberté surveillée ? Faits et résistances.

Le père Joseph Wresinski a toujours dit que les plus pauvres paient le prix de tout progrès au centre duquel ils ne sont pas. Aux Pays-Bas, nous sommes témoins de combien la volonté d’une société d’être bien organisée et gérée se retourne contre les plus démunis.

Ce pays a depuis longtemps voulu donner des chances égales à tous. L’État, sorte d’« État-providence », cherche réellement à subvenir aux besoins de chacun et de chaque groupe humain. La Reine, lors de son discours annuel en septembre 1995, a demandé à toutes les forces du pays de se rassembler pour combattre la pauvreté et l’exclusion sociale. Aux niveaux communal et régional, en politique comme dans la vie associative, les mots « pauvreté » et « lutte contre la pauvreté » sortent de l’ombre dans laquelle ils ont été plongés pendant de très longues années.

Mais le nombre croissant des retraités conjugué à une baisse constante du nombre des actifs provoque des restrictions dans le domaine social. Le premier janvier 1996 a été instaurée une nouvelle législation sur le « bijstand » (le revenu minimal), dans le but de remettre les personnes au travail et d’augmenter les contrôles afin de limiter les abus et les fraudes ayant trait aux diverses allocations sociales. Dans les faits, ce souci d’une plus grande efficacité et d’une meilleure rentabilité porte atteinte à la liberté des plus pauvres.

Une liberté sous haute surveillance

Dans plusieurs régions du pays, des familles démunies avec qui nous sommes en lien nous ont parlé de « rechercheurs sociaux » qui circulent à pied ou en voiture, au milieu des quartiers. S’ils soupçonnent quelqu’un de travailler au noir ou d’héberger des gens dans la clandestinité, ils prennent des photos. Et la personne soupçonnée est ensuite convoquée par les services sociaux. Au nord des Pays-Bas, nombreux sont ceux qui travaillent au noir chez eux. Ils emboîtent des stylos, mettent en sachet des jeux ou des sucreries, plient des boîtes... Madame X, femme du Quart Monde que nous connaissons, raconte : « Il y a quelques semaines, "ils" sont allés chez ceux qui distribuent du travail à domicile aux gens des environs. Suite à cela, j’ai été convoquée et je dois rembourser 650 florins, soit environ 2 000 FF. Mais, ce qui m’a le plus surprise, c’est qu’ils ont ajouté : "Et Madame, nous fermons les yeux sur le fait que, pendant plusieurs soirées, vous avez fabriqué des beignets afin de les vendre au marché... "Ils" savent tout... »

Le frère de R. est menuisier mais n’a pas de diplôme. Il a été convoqué par les « rechercheurs sociaux. » Ces derniers lui ont montré des photos sur lesquelles il sortait avec des planches d’un magasin de bricolage. Ils l’ont accusé de fabriquer des meubles au noir et de les transporter ensuite dans la nuit afin de les revendre. En fait, il avait fait une étagère pour sa mère chez qui il habite encore. Il s’est vu suspendre ses allocations pendant treize semaines.

Ces contrôles sèment la discorde dans les quartiers et créent un climat de suspicion entre les habitants. Les autorités ont, en effet, mis en place un numéro de téléphone, le « kliklijn », que n’importe qui peut appeler de façon anonyme afin de dénoncer un voisin suspecté de fraude. « C’est comme la SNV1», dit monsieur V.

Ces contrôles s’exercent aussi sur les actions de solidarité que les défavorisés essaient de mettre sur pied. Deux femmes qui avaient organisé une collecte de vivres afin de les redistribuer aux plus démunis, se sont vues attaquées par l’adjoint au maire en charge des affaires sociales. « Si votre action prend un caractère structurel, nous serons contraints de réfléchir aux mesures à imposer, leur dit-il. En effet, il ne faut pas oublier qu’une partie de l’allocation sociale est destinée à l’achat de vivres. Si les allocataires se procurent d’une autre façon nourriture et vêtements, nous pourrions en principe leur diminuer leur allocation. »

Ailleurs, une femme avait gagné à un concours : elle avait reçu des bons d’achats lui permettant de faire gratuitement ses courses pendant un an. Les services sociaux de sa commune ont voulu lui supprimer son allocation. Ils y ont renoncé car la presse a relaté et dénoncé ces faits.

Près de W., nous avons rencontré une famille qui a été expulsée cinq fois en dix ans. Depuis deux ans, elle vit dans un bungalow en bois. « La municipalité nous a interdit d’aller demander du secours auprès des associations et des églises de la commune et des environs, raconte le père. Nous devons vivre uniquement avec ce qu’elle nous donne. Mais nous ne vous demandons pas du pain ou de l’argent.

Nous voulons être utiles, avoir la possibilité de boire une tasse de café avec d’autres. Nous ne voulons pas vivre le restant de notre vie avec ce minimum, sans pouvoir bouger. Le fait de mendier ou de quémander de l’aide était une façon de dire "non" à notre situation. C’était une preuve que nous luttions. »

Ce renforcement des contrôles, cette dépendance accrue, plongent les plus démunis dans l’inutilité et remettent fondamentalement en question les droits de l’homme : où est le droit à la vie privée lorsqu’on est espionné dans la rue ? Qu’en est-il du principe juridique de présomption d’innocence ? Que reste-t-il du droit à l’autodétermination d’agir pour son propre bien et celui des autres ? Les pauvres refusent de ne pas se battre, mais quels moyens ont-ils dans une situation où toute activité, même bénévole, requiert l’autorisation des services sociaux ? Quelle liberté leur laisse-t-on pour montrer leur lutte contre la misère ?

Etre des hommes et des femmes libres

Nous avons redécouvert qu’aux Pays-Bas le véritable combat des laissés-pour-compte ne se situe pas au niveau d’une amélioration des conditions de vie matérielles, même s’il reste beaucoup à faire dans ces domaines. Il se situe au niveau de la garantie du droit fondamental à être des hommes et des femmes libres. Les personnes les plus pauvres dénoncent en premier lieu le poids de la dépendance dans laquelle elles sont tenues. Elles ne sont même plus libres de choisir le sens qu’elles veulent donner à leur vie. Tout engagement de vivre pour son propre bien et celui des autres est rendu impossible.

Dans une société où la misère est encore trop honteuse, où les risques d’intrusion sont très grands, les plus pauvres ne doivent pas se faire repérer ni récupérer, ils doivent se faire petits et vivre silencieux pour sauvegarder les lambeaux de liberté qui leur restent. Mais en même temps, plus ils sont contrôlés et enfermés dans l’inutilité, plus ils ont besoin de vivre libres. Il ne s’agit pas seulement de refuser la dépendance mais surtout d’affirmer leur liberté. Pour cela, ils ont besoin de temps et de lieux de vie libres et fraternels.

Vivre une résistance positive

Il nous semble que nous formons avec les familles que nous rencontrons un mouvement non seulement de refus de la misère mais aussi de résistance à la misère, « résistance » au sens couramment utilisé en temps de guerre. Nous avons compris cela en lisant Elie Wiesel.2 Ce dernier parle de la résistance et des partisans juifs durant la Seconde guerre mondiale. Il rapporte que ces hommes n’auraient jamais pu continuer à vivre s’ils n’avaient eu, à côté des actions militaires, des temps de fête pendant lesquels ils chantaient, mangeaient, riaient... Il décrit combien pour eux, dans les pires moments, il était essentiel de pouvoir être joyeux ensemble afin de prouver que, malgré leur clandestinité, la liberté était en eux et que rien ne pourrait la détruire. C’est la même chose avec les personnes très pauvres que nous rencontrons. En effet, au-delà de toute déshumanisation, la dignité et l’amour restent les plus forts. Mais il ne suffit pas de l’affirmer ou de le sentir, il faut le vivre avec elles pour résister et tenir ensemble.

Nous pensons ainsi à Mme A. qui est venue en vacances à W. et qui nous a fait découvrir combien cette résistance doit souvent se vivre dans l’ombre. Elle était accompagnée de son mari et de son dernier enfant, les deux aînés étant placés. Nous avions été témoins de son combat pour eux et avions vu tout l’amour qu’elle leur portait. Les premiers jours, les autres vacanciers et nous-mêmes avions l’impression qu’elle ne s’occupait pas de son enfant, qu’elle ne jouait jamais avec lui. Le troisième soir, en passant dans la salle de jeux, nous l’avons trouvée couchée sur le dos, son enfant posé sur son ventre : tous deux riaient, s’amusaient, jouissaient de la vie. Quand elle s’est rendu compte de notre présence, elle a été gênée. Le lendemain, elle a voulu se justifier : « Vous comprenez, mes deux aînés ont été placés. Je n’ose pas jouer avec le dernier devant d’autres personnes car j’ai peur qu’on me dise aussi que je ne fais pas bien, qu’il faut faire autrement. Ces moments de tendresse avec mon enfant me sont trop chers, je ne veux pas risquer d’être critiquée par d’autres. » N’est-ce pas terrible de devoir ainsi vivre dans la clandestinité son amour pour son enfant ?

Nous pensons à des soirées pendant lesquelles, avec les hommes en vacances, nous avons ri aux éclats de leur misère. Ou à ce séjour en juin 1996 où nous étions vingt-huit. Nous avons mangé des cerises. Tous les deux, nous avons commencé à cracher les noyaux dans un récipient posé à cet effet au milieu de la table. Les parents nous ont alors imités. Les enfants nous regardaient très surpris, puis ils se sont mis à faire comme nous. Ce fut un moment merveilleux. De tels instants de communion et d’unité qu’aucune parole ne peut remplacer transforment la vie, les relations. Où, dans la société, les personnes du Quart Monde peuvent-elles ainsi rire et plaisanter ? On ne leur accorde pas le droit à la joie, puisque « leur situation est tellement dramatique qu’en rire serait incorrect. » L’humour est pourtant un moyen pour elles de se respecter au-delà de la honte, si lourde à porter.

Le temps de vivre

Pour vivre cette liberté qui est en chacun de nous, nous devons prendre le temps d’être des personnes aux relations humaines avant d’être des militants. Tant de fois, nous nous sommes fait piéger par l’urgence de l’action - qui est en fait l’action que nous jugeons urgente. Nous oublions de vivre simplement, de découvrir cette résistance cachée, de nous mettre avec l’autre dans une commune humanité avant de travailler ensemble. La communauté de destin que nous voulons est faite de gestes simples, de regards, de silences, de moments de vie partagée. Prendre le temps pour connaître l’autre dans le meilleur de ce qu’il est et avancer avec lui en liberté et vérité est une condition à un vrai partenariat.

Mais aujourd’hui, de moins en moins de personnes prennent du temps avec les plus pauvres. Le temps coûte cher et il faut être toujours plus efficace. Dans cette logique, depuis plusieurs années existent aux Pays-Bas des centres indépendants « ultra-spécialisés » où, en quelques heures, les familles très démunies sont « examinées. » Ensuite, un juge décide, sur la base du rapport établi après les examens, si les familles sont suffisamment « capables » d’élever leurs enfants ou si elles doivent suivre un stage de formation intensive pendant trois, quatre semaines, avec menace de placement des enfants si les parents refusent, ou si la présence à leur domicile d’aides familiales est absolument nécessaire du matin au soir. Aucune vraie écoute, aucun partenariat n’est possible dans de telles conditions où les familles les plus pauvres ne sont vues que comme des objets d’examen et jamais comme des interlocuteurs acteurs.

Une brèche dans la dépendance : la culture

Nous sommes conscients que partager une vie de liberté ne suffit pas pour la libération des plus démunis. Il faut aussi montrer que les laissés-pour-compte sont beaucoup plus que des vauriens à encadrer et éduquer. Ce sont surtout des personnes avec une pensée, une sensibilité... L’histoire du Mouvement ATD Quart Monde nous apprend combien la culture peut être un moyen efficace d’échapper à la dépendance et de témoigner de cette valeur indéniable de tout être humain. Elle est, en effet, une activité de fierté et de reconnaissance.

Nous pensons ainsi à une famille de quatre enfants venue en vacances. Elle est arrivée à W., n’ayant pour tout bagage que des sacs en plastique qui contenaient des vêtements. Elle n’avait jamais voyagé auparavant. Il n’y avait pas de jouets sauf un petit cerf-volant qu’elle avait eu en cadeau en achetant un pack de bières. L’homme avait honte d’être chez nous. Il était venu en mobylette car il voulait être libre. Le premier jour, il s’est absenté tout le temps. Le deuxième jour, le phare de son cyclomoteur ne fonctionnait plus. Il n’a pas réussi à le réparer. Alors, d’énervement et de fureur, il l’a cassé d’un coup de pied.

Nous nous demandions comment lui permettre d’être fier. Nous avons proposé de faire un projet autour du cerf-volant. L’homme a tout de suite accepté. Pendant une semaine, il a travaillé avec Wim, un autre volontaire. Ensemble, ils ont fait sept cerfs-volants qu’ils ont accrochés les uns aux autres. Le voir voler était un spectacle magnifique. Au bout des huit jours, cet homme nous a raconté : « Pendant mon enfance, j’ai été placé. Un jour, avec les autres enfants de mon âge, nous avons fait un grand cerf-volant que nous avons lancé dans les airs. Il est monté haut, très haut dans le ciel. Nous étions très fiers. Mais le fil s’est cassé et le cerf-volant est tombé. Quand nous sommes rentrés à la maison, on nous a dit : "Vous voyez bien, vous ne réussissez rien !" Depuis, j’ai toujours rêvé de refaire des cerfs-volants. »

Pendant ces vacances, sa femme a fait une petite plaque en terre cuite avec inscrits dessus le prénom de ses enfants, le sien et celui de son mari dont elle était très fière. Elle y a ajouté un dessin du cerf-volant. Cette plaque est toujours accrochée sur leur porte d’entrée. Lorsque nous les avons rencontrés de nouveau deux ans plus tard, l’homme a dit : « Les cerfs-volants, je les ai encore. Je les ai offerts à ma mère ; ils sont dans ma chambre. »

Lors de chaque séjour, nous nous demandons toujours quelles sont, dans la vie des gens, les petites charnières autour desquelles la fierté peut grandir et qui peuvent tout faire changer. C’est la grande aventure du Mouvement aussi bien au niveau des volontaires que des alliés ou des personnes du Quart Monde. Chacun s’engage à trouver en tout être humain cette pierre précieuse. Et l’humour, la culture comme le vivre ensemble nous semblent des moyens pour y parvenir.

1 Organisation de collaborateurs aux Pays-Bas, pendant la Seconde guerre mondiale.

2 Elie Wiesel, L’oublié. Seuil, 1991.

1 Organisation de collaborateurs aux Pays-Bas, pendant la Seconde guerre mondiale.

2 Elie Wiesel, L’oublié. Seuil, 1991.

Herman Van Breen

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Marleen Van Breen-Van Pevenage

Belges néerlandophones, Herman et Marleen van Breen sont volontaires-permanents du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1982. Ils ont été responsables de la ferme de vacances de Wijhe (Pays-Bas) de 1990 à 1997

CC BY-NC-ND