Rendre à l'humanité son droit à l'enfance

Alwine A. de Vos van Steenwijk

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Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Rendre à l'humanité son droit à l'enfance », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 05 janvier 1999, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2774

Comment, avec le thème de ce dossier, ne pas évoquer cette longue marche des enfants en grande pauvreté, partout sur la terre ? Depuis toujours, ils ne cessent de marcher pour aider leurs familles ou pour survivre eux-mêmes. Aujourd’hui, ils grimpent sur les montagnes d’ordures pour y chercher les déchets qui valent encore quelque chose. Ils s’écorchent les pieds sur les chemins caillouteux, chargés d’eau, de bois ou de marchandises. Ils vont au long des routes vendre fleurs ou fruits. Ils déambulent sur les marchés, les parkings et à travers les gares en quête d’un reste de nourriture à trouver ou d’un menu service à rendre. Ils arpentent les trottoirs, les mains ouvertes sur trois bricoles à vendre ou quelques sous à recevoir. D’un bout du monde à l’autre, qui prend vraiment en compte leur marche toujours recommencée ? Leurs pas sont trop légers pour ébranler la terre... Comme l’étaient ceux d’un enfant d’Angers, dans les années vingt.

Au soir de sa vie, le père Joseph Wresinski racontera qu'enfant, outre la chèvre à mener dans les bas prés, il allait servir la messe dans un couvent en échange d’un peu de nourriture et de quelques sous : « C’est ainsi que je commençai à prendre en charge la famille, avant l’âge de cinq ans. Chaque matin, pendant près de onze ans, maman m’appela pour la messe de sept heures. Il fallait au moins dix minutes pour courir jusqu'à la chapelle, derrière les murs du grand couvent. L’hiver, j’avais froid, j’avais peur dans le noir. Mais qu’il vente ou qu’il pleuve, tassé en moi-même, noyé de sommeil, mais aussi parfois criant de rage, (...) j’allais servir la messe chez les Sœurs pour que quarante sous soient donnés à maman. » Ce circuit refait à midi n’est pas le seul « chemin de la honte » de son enfance, confie-t-il « il y en avait d’autres, toujours liés au besoin harcelant de nourriture. »1

Ces millions d’enfants aujourd'hui encore n’ont pour seul patron que l’urgence de la faim. On ne peut réglementer la nécessité - au reste, ne dit-on pas qu’elle fait loi ? Leurs pas ne laissent pas même d’empreintes sur le sol de leur peine. En fait, celui de leur labeur - quoi qu’on prétende des va-nu-pieds qui ne seraient bons qu’à mendier, de pères en fils. Ne nous faut-il pas aller à la recherche de ces traces de pas presque invisibles pour rendre à l’humanité son droit à l’enfance ? Ces enfants que rien n’arrête en chemin ne sont-ils pas les seuls à pouvoir nous empêcher de nous arrêter nous-mêmes, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir nous rappeler cette évidence : l’enfant et sa famille, voilà la seule dimension de la politique. Si nous parvenions à suivre ces enfants-là, à les écouter, alors... ils nous réapprendraient à enchanter le monde, au lieu de le gérer.

Ils nous posent des questions de vie ou de mort, non seulement quant à eux-mêmes et à leurs familles, mais quant à l’avenir de l’humanité. Nous le savons si bien que nous faisons semblant de croire que les grandes personnes ont toujours raison. Ne s’épuisent-elles pas, en politique et ailleurs, à tenter d’améliorer les choses, avec les moyens dont elles disposent : par exemple, améliorer l’école et la scolarisation, le logement, l’accès aux soins, l’emploi, les prestations sociales… Elles voudraient bien sûr faire plus, mais il faut être réaliste, n’est-ce pas ?

Voilà, le mot soi-disant raisonnable est dit : réaliste. Mais l’enfant qui marche sur le chemin, parce que ses pas sont une question de survie pour sa famille et pour lui, qu’est-il sinon un maître en réalisme ? La nécessité de l’argent, il connaît. Celle de l’effort, aussi. Celle de la patience, également. Parce qu’il a acquis ces connaissances le plus souvent à ses risques et périls, la seule réalité qui compte pour lui, c’est celle du lien qui l’unit à sa famille, à son environnement, à sa communauté. Qu’il se nomme amour, solidarité, camaraderie, ce lien gouverne sa vie et celle des siens au point d’être source du courage quotidien. Alors, il sait mieux que personne que sans ce lien, l’humanité se détruit elle-même. Qui pourrait opposer une réalité supérieure à celle-ci ? Les va-et-vient des indices boursiers, les cours des matières premières et des monnaies, les montées des dettes ou la chute des bénéfices, etc. sont certes des indications, c’est-à-dire des outils au service d’un projet, comme l’aiguille sur la boussole. Elle ne se confond pas avec le nord, elle n’oblige pas à aller vers lui, elle permet de le repérer, ouvrant ainsi le choix parmi tous les chemins...

Pour l’homme qui, enfant avait marché dans les rues d’Angers, le seul chemin possible est de suivre l’enfant le plus pauvre et sa famille, l’un ne devrait jamais aller sans l’autre. La persistance de la misère mettant en échec la politique et la civilisation, il importe en effet de mettre en leur centre l’enfant le plus pauvre et sa famille, seuls capables d'inviter à la réinvention du politique et de l'art de vivre ensemble. C’est sans doute pourquoi le père Joseph Wresinski croyait profondément que tout enfant - et d’abord le plus pauvre - provoque à la fête.

1 « Les pauvres sont l’Eglise », entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, 1983, Le Centurion.
1 « Les pauvres sont l’Eglise », entretiens du père Joseph Wresinski avec Gilles Anouil, 1983, Le Centurion.

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