La véritable justice sociale

Igloos, n°33-34, mars-juin 1967, 32 pages

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « La véritable justice sociale », Revue Quart Monde [Online], 168 | 1998/4, Online since 01 June 1999, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2833

Au printemps 1967, le Mouvement Aide à Toute Détresse qui ne s’appelait pas encore ATD Quart Monde publiait sa réflexion sur la pauvreté et l’exclusion dans un numéro de sa revue « Igloos ». Après une brève analyse des divers courants de pensée sur ces questions et des solutions politiques proposées, le Mouvement se présentait comme un appel à s’unir, pour recréer l’homme et la société à partir du plus rejeté et avec lui. Trente ans après, au-delà du vocabulaire, cette inébranlable foi en l’homme demeure...

« Nous pourrions introduire dans la dignité non seulement les pauvres de nos sociétés riches mais ceux du monde entier. Si nous ne le faisons pas et si aucune société d’après notre connaissance n’a jamais évité la pauvreté ni l’exclusion, n’est-ce pas parce qu’elles sont inhérentes à l’homme ?

Ceux qui ont pénétré au plus profond de la misère peuvent nous dire mieux que quiconque qu’exclure autrui est une démarche intimement liée à la condition humaine. Tout homme, même le plus miséreux, ressent le besoin de dépasser d’autres hommes et, pour avancer, s’accroche à des privilèges dont il exclut les autres. [...]

Au sein des sociétés riches, la course au profit et la compétition sont devenues telles que l’homme se sent plus que jamais jugé non pas d’après un éventail de qualités humaines mais selon ce qu’il apporte à l’économie par sa capacité de travail. [...] Il ne faut pas oublier que les partenaires, dans la course au profit, deviennent facilement des rivaux. Dépasser les autres au point de les exclure paraît à beaucoup non seulement désirable pais parfaitement légitime.

Nous transposons d’ailleurs cette conception des choses dans notre lutte contre la pauvreté dans les pays en voie de développement, tout en y transposant les inégalités de notre organisation sociale. [...] Pourvu que le pays produise plus de richesses, nous ne cherchons pas à savoir s’il ne produit pas du même coup plus de misère. Dès maintenant, partout où nous envoyons nos bienfaits, une nouvelle stratification sociale s’amorce. Dans les slums de Calcutta comme dans les bidonvilles de Lima ou dans les banlieues du Caire, on distingue dès aujourd’hui une population misérable mais en voie d’urbanisation et une autre qui, demeurant en dessous d’un certain seuil, est en voie d’exclusion. Avant nos interventions, elle était pauvre mais intégrée. Demain, à cause de notre manque de réflexion, elle sera misérable et exclue. [...]

La lutte contre la misère [...] est une lutte pour la conquête de l’homme. [...] Elle nous amène à un projet à la fois moins spectaculaire et plus ambitieux, plus total et plus révolutionnaire que n’importe quel projet politique. [...] Nous proposerons à chacun de s’engager personnellement dans une recherche des exclus et dans un effort concret de les intégrer dans ses intérêts propres, dans ceux de sa famille, de son cadre de travail, de son milieu, de son Eglise, de toutes les organisations dont il fait lui-même partie. D’un tel projet naîtront des exigences politiques mais le mouvement qui le porte ne peut pas être en lui-même un mouvement politique. [...] Un mouvement pour l’homme et qui ramène les hommes en tous temps et en tous lieux aux plus pauvres doit savoir tout sacrifier à l’homme en chair et en os [...]

Le Mouvement Aide à Toute Détresse cherche à conquérir l’homme, qu’il soit pauvre ou non-pauvre, au partage avec les plus démunis. Ce n’est pas un mouvement d’hommes privilégiés en faveur des exclus, moins encore un groupement de pauvres contre les riches, mais un appel à tout homme, quel qu’il soit, à aider à la transformation de la société, en commençant par transformer sa vie personnelle. L’exclusion sociale s’opère à tous les niveaux, même au plus bas, au sein des bidonvilles et cités d’urgence. Détruire la misère est une tâche qui nous regarde tous également. C’est sans doute la seule qui puisse réunir riches et pauvres autour d’un idéal qui les dépasse tous dans une même mesure. Cela suppose que tous transforment leur vie en référence non pas à une forme de pauvreté idéalisée mais à la réalité vécue de l’homme le plus démuni qui se trouve à leur porte aujourd’hui. Riches et pauvres doivent s’identifier à lui [...] en assumant pleinement sa souffrance et sa cause.

C’est cette identification commune et qui réunisse tous les hommes autour du plus exclu de leurs frères qui a peut-être le plus manqué à nos combats de toutes sortes contre la misère. [...]

Le Mouvement Aide à Toute Détresse se veut universel. Pauvres et non-pauvres y ont eu dès le départ une place égale. Tous se retrouvent non pas au niveau des pauvres mais au niveau du plus exclu de parmi eux, auprès du misérable, à partir duquel l’homme et la société doivent se recréer. Dans la lutte pour son honneur et pour ses droits, tous acquièrent une dimension nouvelle [...] Car la véritable justice sociale et la seule qui aboutisse à une unité réelle est celle où l’homme le plus exclu devient l’homme le plus entouré et où il est appelé avec tous les autres à l’œuvre fondamentale qui est impartie à tous, celle de récréer l’homme. [...]

Mais il ne faudra pas oublier que pour le fondateur d’Aide à Toute Détresse, il a suffi que les pauvres soient déshonorés pour qu’il veuille leur rendre l’honneur en communiant à leur vie. Il est parti d’un acte de foi dans l’homme, dans sa valeur et ses droits inaliénables. Ceux qui l’ont suivi ont fait de même [...] »

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