Au-delà d'une stratégie locale

Pierre Louvot

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Pierre Louvot, « Au-delà d'une stratégie locale », Revue Quart Monde [En ligne], 153 | 1995/1, mis en ligne le 05 septembre 1995, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2894

Quelle est l’opportunité et la substance d’une loi-programme d’orientation, de coordination globale et d’harmonisation, articulant les axes et les moyens d’une lutte permanente contre la pauvreté et l’exclusion, mais surtout affirmant les droits des plus démunis en tant que citoyens et acteurs de démocratie ?

L’évolution économique, la vague déferlante d’un chômage irrémissible, l’altération des liens familiaux et sociaux, et la multiplication des handicaps disqualifiants ont accéléré la progression d’une pauvreté dont notre société porte les inacceptables stigmates.

L’exclusion conduit non seulement à la misère matérielle, mais encore à la rupture des liens sociaux, à la « relégation », à l’occultation des droits fondamentaux. Elle attaque le cœur même d’un humanisme qui est la justification d’une société vivante et solidaire. Elle est à l’évidence insupportable.

La population française est sensibilisée, bien qu’insuffisamment, par la condition des personnes les plus exclues. Elle n’a cependant pas manifesté une mobilisation générale, au-delà d’un regard sur une pauvreté qui inquiète et dérange.

Une volonté politique indispensable

La misère soumet notre société à un immense et permanent défi, tant il est vrai que celle-ci tend par nature à engendrer l’exclusion. C’est donc par une volonté politique globalement affirmée qu’il nous faut rompre avec un processus qui ne cesse de s’aggraver, au sein même d’un pays riche de potentialités.

Une croissance économique idéale ne suffirait pas à endiguer l’exclusion. La pauvreté ne reculera dans notre pays que par la mise en œuvre d’un combat impératif et incessant, globalement affirmé en droit.

Nulle forme d’assistance, pour nécessaire qu’elle soit ou qu’elle ait été au fil du temps, n’est capable de détruire la pauvreté. Tout au plus peut-elle en adoucir le poids par des mesures spécifiques, du reste souvent mal coordonnées.

Les grands témoins qui ont crié dans la rue et par le monde depuis les années 50 tel que le père Joseph Wresinski, pour ne citer que lui, ont forgé en nous la conviction que seul un combat prioritaire pour les droits des plus pauvres pouvait, en lien avec les personnes et les familles concernées, maintenir ou rétablir la justice et la pleine dignité qui leur sont dues.

Faisant suite aux analyses et propositions de René Lenoir1, au plan pauvreté-précarité et au plan Zeller2, le rapport du Conseil économique et social présenté par le père Joseph Wresinski en 1987 a réveillé la conscience publique et politique face à une pauvreté croissante.

La loi du 1er décembre 1988, que j’ai eu l’honneur de rapporter au Sénat, instituant le Revenu minimum d’insertion (RMI), a complété par un dernier filet de sécurité les protections établies par l’aide sociale et les minima sociaux spécifiques.

Ainsi, une logique de rupture avec l’assistance a été mise en œuvre et l’expérience de trois années, évaluée par la Commission nationale d’évaluation du RMI autour de Pierre Vanlerenberghe, a finalement conduit à la loi du 29 juillet 1992. Cependant, celle-ci n’a pas tiré toutes les conséquences de l’évaluation.

Les limites des mesures parcellaires

L’échec relatif de l’insertion qui devait accompagner le RMI, les difficultés du partenariat avec les personnes concernées, celles de la coordination des pouvoirs et des acteurs de terrain, enfin la participation timide du monde économique, n’ont pas encore permis de parvenir à une lutte véritablement globale dont le RMI n’est qu’un élément précieux.

Du moins des mesures nouvelles relatives au logement, à la santé, à la formation, au retour à l’emploi, ont été engagées. Mais le RMI ne saurait être par lui-même le plan de lutte contre la pauvreté qu’il nous faut mettre au jour.

Pour y parvenir, il ne s’agira pas d’additionner, au sein d’un catalogue d’intentions, des mesures jusque-là dispersées. Nous constatons, ici et là, le désarroi et parfois l’usure d’acteurs sociaux courageux. Une certaine lassitude apparaît au sein d’une gestion formelle et désarticulée et, en certains lieux, désarmée.

Une loi globale

Une loi cohérente et globale, à vocation pérenne et, dans son esprit, d’une autre nature que celle de la juxtaposition de dispositions parallèles, me paraît aujourd’hui nécessaire. Elle doit articuler, d’une manière cohérente et coordonnée, l’engagement au quotidien de tous les citoyens, dans l’observation des droits de tout homme, et la révélation des devoirs qu’ils impliquent.

Il faut certes s’appuyer sur les dispositions multiples que de nombreux textes ont définies. Il faut regrouper, clarifier, ordonner et coordonner, enfin manifester le souffle puissant d’une conviction partagée, fondée sur le socle des droits dont l’Etat est garant et les citoyens serviteurs.

Il est nécessaire d’affirmer et de poursuivre les objectifs suivants : faire participer les plus démunis à toutes les dimensions de la vie en société ; assurer l’existence de sécurités pour tous dans les différents domaines de l’existence (vie familiale, emploi, logement, santé, éducation, etc ). Pour cela, prendre les moyens d’une observation permanente et d’une connaissance suivie des situations de précarité et de pauvreté.

Cette approche exige du législateur un travail très précis et une responsabilité redoutable. Je n’étais pas, il y a deux années encore, réellement certain de la nécessité qui me paraît devoir aujourd’hui s’imposer. La rencontre du visage douloureux de la pauvreté dans le monde actuel et, singulièrement, la méditation de la pensée et de l’action du père Joseph Wresinski, m’ont convaincu du chemin législatif à prendre.

Mais peut-on réellement et utilement établir les moyens coordonnés d’une politique de prévention et de promotion capable de protéger et soutenir les personnes et les familles en difficultés ? De quelle manière peut-on garantir leur promotion dans la reconnaissance et l’interdépendance des droits à mettre en œuvre ? Comment alors conduire une politique globale ?

Comment conduire une politique globale ?

L’action doit s’inscrire dans un ensemble cohérent : mieux informer la population ; enseigner les Droits de l’homme et de la citoyenneté sans exclusive ; évaluer et rendre compte ; former à l’exercice du partenariat les populations défavorisées afin qu’elles puissent exercer leur responsabilité et deviennent des acteurs consultés et représentés dans tous projets qui les concernent :

La liberté de vivre en famille, qui est le premier foyer de la relation sociale et de l’insertion, doit être protégée, ou même rétablie, si besoin est, en concertation avec les familles en difficulté. La politique familiale, l’aide à domicile et l’aide à l’enfance, l’accès aux soins comme au logement, sont prioritairement applicables aux familles menacées et démunies, sans qu’un plancher minimum de ressources n’en soit affecté. Les minima sociaux qui gardent leur spécificité, doivent être progressivement harmonisés.

Le droit au logement tout à fait vital, doit être conforté et évalué de manière permanente. Les droits à un revenu minimum et à l’insertion doivent-ils être indépendamment traités ?

Les règles fondamentales du droit à la formation et à la qualification doivent être établies clairement par la loi, en discrimination positive. Des parcours d’insertion, destinés aux plus démunis, pourraient en toutes régions être organisés d’une manière souple et décentralisée.

Il est bien évident aussi que le droit aux soins et l’information relative à leur accès devraient être assurés à toute personne, en deçà d’un seuil de ressources défini par décret. Il en est de même du droit à l’éducation et à la culture, du droit d’accès à la justice avec le soutien, déjà reconnu, des associations les plus proches des personnes démunies.

Cette évocation des principes et des axes porteurs demande naturellement à être nourrie et mise en cohérence au regard des dispositifs actuels et des pratiques du moment. Il, resterait enfin à établir les conditions de coordination et d’évaluation capables de soutenir la dynamique générale affirmée par la loi, et de préciser encore les missions des instances nationales, autour du Premier ministre, ainsi que les instances souhaitables de coordination et d’ harmonisation aux niveaux régional, départemental et communal.

Vers une démocratie humaniste et vivante

Nous sommes encore loin d’une forme législative. La finalité de cette démarche est bien en tout cas de parvenir à une organisation globale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Il y va de l’honneur dû à tout citoyen pauvre.

Ce combat appelle un consentement répandu et communiqué ; une mobilisation de toutes les instances publiques, mais aussi des acteurs de la vie économique et sociale, des associations et des populations en difficulté elles-mêmes.

De nombreux observateurs, étrangers mais également français, s’interrogent sur la dimension de notre politique sociale, dispersée, enchevêtrée, dont l’importance est méconnue bien qu’elle soit remarquable.

Il s’agit en définitive, pour en manifester la présence ordonnée et dynamique, de joindre le réalisme à l’ambition. Heureux les gouvernements qui en affirmeront les moyens !

La souffrance qui est sous nos yeux n’appelle pas de considérations dogmatiques que se disputeraient les chapelles, mais un partage de vérité, celui du cœur et de la raison, celui d’une démocratie humaniste et vivante.

1 Président de l’UNIOPSS ( Union nationale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux), ancien secrétaire d’Etat auprès du ministre de
2 Ancien secrétaire d’Etat chargé de la Sécurité sociale
1 Président de l’UNIOPSS ( Union nationale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux), ancien secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Santé, changé de l’Action sociale.
2 Ancien secrétaire d’Etat chargé de la Sécurité sociale

Pierre Louvot

Pierre Louvot, né en 1922 à Dampierre-sur-Salon (France), marié et père de 4 enfants, est docteur vétérinaire. Il a été conseiller général du département de la Haute-Saône jusqu'en 1992. Elu au Sénat depuis 1977, il est commissaire aux Affaires sociales et préside le groupe sénatorial d’étude Quart Monde et grande pauvreté. Il est également membre du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (CNLE).

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