Télévision : Besoin de connaissance

Caroline Glorion

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Caroline Glorion, « Télévision : Besoin de connaissance », Revue Quart Monde [En ligne], 154 | 1995/2, mis en ligne le 05 décembre 1995, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2915

La télévision fait-elle voir et comprendre les actes et les paroles des personnes en grande pauvreté qui signifient leur résistance à la misère et leur dignité ? Réflexion à partir des situations vécues par l'auteur.

Index de mots-clés

Médias, Journalisme

Il y a quinze ans environ, j'étais journaliste à France Inter. Au cours d'un reportage dans le quartier Nord de Marseille, je voulais rassembler les témoignages de jeunes filles sur leurs conditions de vie, mais aussi leurs aspirations, leurs espoirs, leurs rêves. Ainsi, je rencontrai Babeth. Issue d'un milieu très pauvre, engagée avec le Mouvement ATD Quart Monde, elle m'aida à « décoder » les paroles des jeunes filles que j'enregistrais sur mon magnétophone. Le décodage consistait à m'expliquer qu 'il fallait aller plus loin que les jérémiades et les « pantalonnades ». Babeth devint mon professeur.

Tout en me parlant des filles avec qui elle cheminait à l'époque, elle me raconta son histoire et me dit : « Parce qu'un jour quelqu'un s'est intéressé à mon histoire, je me suis rendu compte que je pouvais être intéressante. Parce qu'on s'est intéressé à ce que je pensais, parce qu'on m'a fait confiance, j'ai trouvé suffisamment de confiance en moi, puis de force, pour sortir de l'exclusion, de la honte ».

Après Babeth, il y eut de nombreux professeurs parmi les familles ou les enfants que j'ai rencontrés, vivant dans des conditions très difficiles, tous usés par des années d'inactivité et d'inutilité, mais tous aussi patients avec moi. Ils ont eu  cette intelligence du cœur et de l'âme pour me raconter leur histoire, leur vie. Toujours accompagnée ou présentée par des volontaires du Mouvement ATD Quart Monde, j'ai commencé d'entrer dans cette démarche de connaissance indispensable pour porter un regard et rendre compte de la vie des familles pauvres, dans les différents médias où j'ai travaillé.

Quand la caméra représente

La plupart de temps, les médias ignorent quasiment tout de la grande pauvreté. Les journalistes, formés dans les écoles professionnelles à des techniques de reportage, ont parfois acquis des compétences complémentaires en économie, en histoire, voire en langues ou en sciences politiques. Qualifications requises pour accéder aux services de politique intérieure ou étrangère, d'économie... mais non pas à ceux qui traitent des thèmes de société, des informations générales, voire même des questions sociales. Dans ces services, on retrouve souvent des journalistes jeunes, frais émoulus des écoles, donc sans expérience ni recul.

Cependant, le regard des médias sur les familles pauvres a évolué. Il est difficile de dater précisément les étapes de cette évolution marquée par un courant de pensée, des recherches et des prises de paroles diverses.

Par exemple, voilà une quinzaine d'années, les grands médias limitaient la pauvreté à la description de quelques poches autour des grandes villes - souvent des voyageurs installés dans des caravanes - ou bien encore au portrait longtemps caricatural du soi-disant « clochard  vivant dans la rue, aimant bien la bouteille et ayant, somme toute, choisie cette vie ». Ce sont les premières réflexions que j’ai entendues lorsque je commençais à travailler dans la « la grande presse ».

Quand arrivèrent dans les rédactions les premières discussions sur les « nouveaux pauvres »1, le premier réflexe fut généralement celui-ci : « Il faut montrer cette misère, faire parler les pauvres pour qu'ils décrivent leurs conditions de vie ».

A l'époque, je travaillais à France Inter puis à Antenne 2. Il n'y avait alors, à la radio comme à la télévision, aucune analyse sur les phénomènes historiques de reproduction de la misère, ni sur ses causes profondes. L'approche était simpliste et le regard aussi : les pauvres étaient issus de la crise économique, il fallait les montrer, les faire parler du manque de logement , d'eau, d'électricité, de la faim, du froid... à coup sûr, des séquences pleines d'émotion et de réalisme.

Puis les « nouveaux pauvres » semblant se multiplier, le phénomène de pauvreté s'accroître, il devint indispensable de couvrir plus régulièrement les phénomènes de grande pauvreté en France, de la même manière que l'on « couvre » une catastrophe naturelle ou un accident de la route au prorata du nombre des morts et de l'implication des Français dans l'événement. Il fallut commencer à chercher des idées pour tenter d'aller plus loin que la seule description . Le regard des médias commença à évoluer car la fréquence du thème obligeait certains journalistes à approfondir d'abord leurs constats et ensuite leur connaissance du milieu. Les journalistes devinrent plus « demandeurs » auprès des associations dites caritatives, qui devaient servir de trait d'union pour permettre les rencontres.

Voir ce qui est derrière le voile de l'ignorance

Cette étape est très importante à décrire car rentraient en jeu le rôle et l'analyse de ces associations qui n'ont ni les mêmes approches des familles très pauvres, ni les mêmes actions.

En voici un exemple, peut-être un peu extrême, mais révélateur de cette évolution du regard des journalistes sur les phénomènes de pauvreté. La naissance des « Restos du cœur », en 1985, éminemment médiatique, draina dans son sillage de nouveaux journalistes qui relayèrent avec bonheur l'événement, tous les ingrédients étant réunis pour médiatiser des situations à la fois dramatiques et sociales, inacceptables. Des gens qui, en France, ne mangeaient pas à leur faim et, d'autre part, un élan de solidarité impulsé par un humoriste très connu, Coluche, et ses amis du show-biz.

Certains journalistes rendirent compte d'une réalité grâce aux vecteurs « show business ». D'autres rencontrèrent des associatifs de terrain et, grâce à eux, des familles qui mènent depuis toujours un combat quotidien contre la misère. Les journalistes virent donc et écoutèrent les pauvres de manières différentes et leur appréciation en fut marquée.

Ainsi, une personne, rencontrée au restaurant du cœur par l'intermédiaire d'un bénévole heureux de distribuer des repas, répondra à un journaliste que la vie est très dure, qu'heureusement les restos du cœur existent et qu'enfin ses enfants peuvent manger à leur faim. Cette même personne, présentée par un volontaire d'ATD Quart Monde, répondra en osant exprimer son humiliation totale de devoir se rendre au resto du cœur, la perte de sa dignité et sa souffrance d'être montrée du doigt ou repérée comme quelqu'un vivant de l'assistance.

Après cette vague importante des médias vers les « nouveaux pauvres », on commença à s'installer dans une situation chronique et à parler de plus en plus d'exclusion en général. On commença à discuter dans les rédactions de « l'angle d'approche », de l'objectif de ce qu'on veut raconter. Commencèrent alors les discussions sur le « misérabilisme » : faut-il tout montrer ou non, et à quoi cela sert-il de tout monter de la misère des gens ?  Faut-il ou non donner la parole aux gens qui travaillent avec les pauvres et faut-il les mettre en avant ou non ? Y a-t-il de « bons » et de « mauvais » pauvres ?

A la télévision, prime toujours la « forme » du reportage : ce qui va accrocher et émouvoir le téléspectateur, l'émotion étant le maître-mot. Les orientations générales visaient donc à l'émotion , sans misérabilisme et, si possible, à la réalité crue sans compliquer les choses par l'intervention d'une tierce personne.

Fragments de vie captés, dignité à respecter

Deux exemples me paraissent tout à fait significatifs de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ils soulèvent, en outre, les questions que devraient se poser ensemble les associations et les journalistes, questions posées par la familles pauvres elles-mêmes.

Le premier exemple concerne un reportage que j'ai réalisé il y a quelques années pour un magazine de France 2. Le thème en était l'aide humanitaire. J'avais proposé à mon rédacteur en chef  de faire réagir les pauvres sur les aides qui leur sont consenties, notamment les restos du cœur puisqu'à l'époque, c'était la mode. L'idée jugée bonne, je fus chargée de rapporter des images bien fortes de la misère, avec le colis alimentaire qui arriverait au milieu du désastre et les réflexions des gens situés dans ce contexte. Je partis rencontrer Danièle et Maryvonne, à la maison Quart Monde de Rennes. Elles savaient que j'étais en lien avec le Mouvement ATD Quart Monde depuis longtemps et je suis sûre que cela compta beaucoup dans la façon dont, très vite, elles m'accordèrent leur confiance. Tout de suite, elles m'expliquèrent qu'elles ne m'emmèneraient pas chez elles : elles ne voulaient pas prendre le risque que quoi que ce soit puisse être reproché à leurs enfants, scolarisés, ou qu'ils soient catalogués à cause du témoignage de leurs parents.

Nous avons donc enregistré une longue interview. Je n'avais aucune image de « misère ». Avant de partir, je passais aux restos du cœur et nous avons filmé quelques scènes où les gens faisaient la file, très souvent en cachant leur visage. De retour à la rédaction, je racontai en deux mots à mon rédacteur en chef ce que j'avais fait. J'eus droit à une semonce puis à un « fais le montage, on verra » ; le pronostic était sévère : pas d'image de misère, pas de sujet. Je montai donc ce témoignage des deux femmes qui se répondaient en écho, exprimant leurs souffrances et leur rejet de l'assistance à laquelle elles étaient condamnées depuis leur enfance.

« Je me souviens, racontait l'une d'elle, lorsque j'étais enfant, on donnait à ma mère des pulls pour nous. Elle les détricotait pour retricoter la laine et ainsi elle était plus fière de nous les donner. Je me souviens aussi d'une dame dans un vestiaire qui me faisait essayer des chaussures. Je lui disais qu'elles étaient trop grandes pour moi et elle me répondait : « Ça ne fait rien, tu pourras les garder plus longtemps ». Moi, j'avais mal aux pieds ! Et ma mère me disait : « Quand tu vas sortir d'ici, relève la tête. C e n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on ne doit pas lever la tête ». Eh bien ! ça, je m'en suis souvenue toute ma vie et j'ai toujours levé la tête. J'ai appris à mes enfants à faire la même chose. On a notre dignité ».

Le rédacteur en chef resta cloué à son siège lorsqu'il visionna le montage, il n'y eut plus de discussion sur les images de misère et tout le monde trouva cela très bien. Je me rappelle cet épisode car j'avais conscience, à ce moment-là d'avoir pris un risque. La convention de base - à savoir les ingrédients d'un reportage poignant -  n'était pas respectée. Pourtant la parole des pauvres était là ; dénuée de l'habillage habituel, elle prenait encore plus de force.

Il faut savoir prendre ce risque, j'en reste convaincue, pour que la place des pauvres dans la société et donc dans les médias soit reconnue comme entière, place de citoyens et non plus d'objets de compassion.

Le deuxième exemple concerne l'aventure d'une femme militant depuis longtemps dans le Mouvement ATD Quart Monde. Elle avait accepté de participer à un reportage où devaient  être décrites ses conditions de vie et son combat pour s'en sortir. L'équipe de télévision filma, trois jours durant, de nombreuses séquences de sa vie et, notamment, tous ses efforts pour venir en aide à ses voisins ainsi qu'une séquence à l'Université populaire du Quart Monde. Le reportage sera « très joli », selon les termes mêmes de cette femme. Mais en le voyant, elle s'est sentie trahie et elle le dira haut et fort, à la grande surprise des journalistes qui avaient travaillé avec elle.

Ils se disculpèrent, assurant avoir respecté le contrat qui avait à montrer la vie quotidienne. Pour cette femme, son quotidien, c'est aussi et surtout ce combat qu'elle mène avec d'autres pour lutter contre la misère et pouvoir le dire. Or, les images de ce combat, filmées, furent supprimées au montage. Les journalistes ne comprirent absolument pas ce combat qu'ils considéraient comme accessoire, au vu du courage de cette femme pour élever ses enfants et ses petits enfants. Dialogue de sourds !

On ne peut faire aujourd'hui l'économie d'une réflexion commune, médias et associations, médias et familles du Quart Monde.

Même si le regard des journalistes a changé et évolué au cours de ces dernières années, il reste beaucoup de progrès à faire. Les journalistes ne cherchent pas à « enfoncer » quiconque mais, pour la plupart d'entre eux, je crois qu'il y a une méconnaissance importante qui perdure. Les familles en grande pauvreté et les associations ont, elles, à mieux comprendre le fonctionnement et les exigences des médias grand public. Non pas pour tout accepter en bloc, mais pour connaître et donc comprendre les contraintes et les objectifs poursuivis.

Seules cette réflexions commune et la volonté de comprendre les exigences des uns et des autres pourront faire évoluer l'information donnée sur le monde de la misère.

1 NDLR : le journal Feuille de Route Quart Monde a publié dans son numéro de décembre 1984 la reproduction de la page une du quotidien français La
1 NDLR : le journal Feuille de Route Quart Monde a publié dans son numéro de décembre 1984 la reproduction de la page une du quotidien français La Dépêche, datée du mardi 8 janvier 1924 et titrée « Les Nouveaux Pauvres »

Caroline Glorion

Caroline Glorion est journaliste de télévision à France 2 depuis dix ans. Elle collabore aux magazines de la rédaction, notamment Résistances et Géopolis. Auparavant elle collaborait aux émissions radiophoniques de Jacques Pradel, à France Inter. Amie du Mouvement ATD Quart Monde depuis quinze ans, elle réalise plusieurs documentaires vidéo dont Je témoigne de vous, Un métier, un avenir et, plus récemment, J'ai faim dans ma tête.

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