L'expression créatrice

Martine Hosselet-Herbignat

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Martine Hosselet-Herbignat, « L'expression créatrice », Revue Quart Monde [Online], 156 | 1995/4, Online since 01 June 1996, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2983

Comment des personnes très démunies se sont-elles approprié la proposition d'une création culturelle ? Des faits et la compréhension en émergent au fil d'un long engagement de l'auteur. Cet article est extrait d'une intervention au Colloque La culture et l'activité humaine pour refuser la misère, Bruxelles 8-9 juin 1995, organisé conjointement par la Commission de l'Union européenne (Direction générale X) et le Mouvement international ATD Quart Monde.

Après six années passées à animer les ateliers Art et Poésie1 à la Maison des Savoirs de Bruxelles, j'ai, avec ma famille, rejoint, il y a un an, l'équipe d'ATD Quart Monde de Marseille. Peu après notre arrivée, les familles en grande pauvreté, dont nous faisons la connaissance, nous invitent à regarder un film auquel elles sont en train de travailler depuis trois ans, en collaboration avec une association de formation à l'audiovisuel, et à travers lequel elles se présentent et présentent leur combat.

Les premières images montrent une dame de mon âge qui vit depuis son enfance dans des chambres meublées, à la merci du bon vouloir des propriétaires, sans sanitaires, sans intimité, puisque cela fait plusieurs mois que la porte de sa chambre est dépourvue de serrure. Cette dame prend la parole pour dire : « Je n'ai pas choisi de venir au monde, d'être pauvre, d'avoir faim, d'avoir honte, d'avoir peur. Je suis née pauvre. Ce n'est pas une honte. Je suis fière comme je suis et je me sens le courage de faire pour mes enfants un avenir de liberté »

Comme tout le monde...

De Bruxelles à Marseille, en passant par Genève, Port-au-Prince, Bangkok et Bouaké, quelles que soient la forme et la couleur des images choisies pour s'exprimer, les pauvres sont les premiers à pouvoir nous dire le sens qu'ils entendent donner à leur vie, le sens de leurs souffrances et de leurs espoirs. Sans leur voix, toute leur expérience resterait un film muet, éternellement commenté par d'autres, qui se priveraient ainsi d'une large part du patrimoine culturel universel.

Certains chercheurs universitaires se demandent si les pauvres ont une culture. Ils pensent parfois que la pauvreté provoque des manières de penser et de vivre qui fondent une culture. L'expérience nous a pourtant appris que l'extrême pauvreté, que nous appelons la misère, est destructrice de toute forme de culture. Car, pour pouvoir parler d'une culture, il faudrait que les plus pauvres croient à leur manière de vivre. Or, ils n'y croient pas. Au contraire, ils en souffrent. Les familles qui subissent la grande pauvreté ont honte de si peu réaliser leurs aspirations. Cette misère, elles la refusent. Non seulement elles la refusent, mais elles crient au gâchis humain et, bien plus, elles veulent contribuer à bâtir une culture qui soit, d'emblée, universelle.

Dans les familles du Quart Monde, nous rencontrons des hommes, des femmes, des enfants qui ne cessent de nous répéter : « Nous sommes des gens comme tout le monde ». Ils nous disent : « Nous aimons, nous souffrons, nous réfléchissons, comme tout le monde. Pour nos femmes, nous voulons être de bons maris ; pour nos maris, nous voulons être de bonnes épouses. Nous essayons d'être de bons parents pour nos enfants. Considérez-nous comme des citoyens à part entière. Entendez nos voix, écoutez ce que la vie nous a appris. Et en retour, nous vous demanderons de nous dire comment, avec vos moyens, vous vous êtes ouverts à la pauvreté. Si nous sentons ce désir en vous, alors nous pourrons apprendre ensemble... »

Non, les familles pauvres ne sont pas contentes du sort qui leur est fait.

A Marseille, une mère de famille habitant depuis longtemps dans une cité qui se dégrade d'année en année nous disait récemment : « Avant, en haut de la cité, il y avait un pré, avec des arbres, des fruits, des figues et des violettes. Tu les sens, ces odeurs-là. Il y avait une source avec de l'eau fraîche, qu'on dirait qu'elle sortait du congélateur. Maintenant, ce pré, il est pire que la décharge où l'on met les voitures cassées. Les hommes amènent les voitures, les montent au pré, et quand ils ont fini d'enlever les pièces, ou ils les brûlent, ou ils les laissent là. Jamais la police ne vient dans la cité, ni la journée, ni la nuit. Elle a peur. Et moi aussi, j'ai peur pour mon fils, qu'il tourne mal. J'aimerais écrire au Président de la République pour qu'il mette la police dans la cité, au moins faire la ronde, comme dans beaucoup de quartiers. Je veux déménager et je n'ai pas le droit parce que je n'ai pas de ressources. Carrément, on me l'a dit... »

... Besoin de beauté

L'image du pré, l'odeur des figues et des violettes, elle ne les oublie pas puisqu'elle nous en parle aujourd'hui. Et son fils aussi doit s'en souvenir, bien que l'enfermement, le manque de travail, l'ennui le poussent peu à peu sur la pente de la délinquance. Beaucoup de jeunes, à Marseille, à Bruxelles et ailleurs, qui, très souvent, ont vécu des périodes de placement loin de leur famille, nous disent qu'ils ont commencé à basculer, à se durcir, à tenir tête aux éducateurs, parce qu'ils se sentaient à part, en dehors du coup... Ils disent : « Moi, je faisais le dur pour montrer que j'étais là, que j'étais comme les autres, quoi... »

Et comment, autrement qu'avec ses poings, autrement qu'avec des larmes, peut-on dire la beauté à laquelle on aspire, la paix et le calme dont on a besoin pour vivre ? ... Qui parmi nous n'a pas un jour vibré au spectacle d'un soleil couchant ? ... Qui parmi nous n'a pas un jour griffonné, sur un bout de cahier, quelques phrases en forme de poème ? ...

Question indiscrète peut-être, mais question centrale si nous voulons ouvrir les yeux sur une évidence qui dépasse les frontières des pays, les frontières de nos mentalités, les frontières sociales. Tout homme, et plus qu'aucun autre, le plus pauvre, le plus misérable, a besoin de beauté et de poésie autant que de pain. Pas avant le pain, ni après. En même temps. Tout homme, toute femme a besoin de beauté et d'expression créatrice, en même temps que de nourriture, pour garder sa dignité, pour garder en soi cet espace de liberté où il peut inventer l'avenir, et sans lequel il est comme mort.

Un jeune participant aux ateliers de la Maison des Savoirs nous disait : “ Quand je dessine, quand je peins, c'est comme une tendresse qui sort de moi. Plus besoin de raconter mes misères, ni de crier pour exister. Avec la peinture et le dessin, nous nous fabriquons une nouvelle carte de visite dont nous sommes fiers... »

Beaucoup, d'ailleurs, n'ont pas attendu de connaître nos équipes d'action pour écrire des fragments de leur vie dans des cahiers d'écolier, pour graver sur leur peau des tatouages qui sont autant de traces de leurs espoirs. Ils ne nous ont pas attendus pour s'acheter à crédit une caméra, avec laquelle ils filment les meilleurs moments de leur vie familiale... Mais isolés, parfois désespérés, comme autant de bouteilles à la mer, tous ces gestes sont le plus souvent sources de malentendus et d'incompréhension avec l'entourage, et avec les travailleurs sociaux, acculés aux urgences, à qui on ne donne guère le temps ni les moyens de déceler, derrière cette expression créatrice balbutiante, le signe d'une aspiration qui ne veut pas mourir.

Une jeune mère de famille le dit mieux que moi : « Des poèmes, j'en ai toujours fait. Déjà, à l'école, j'en faisais. Mais avant, personne ne les regardait. On ne les mettait pas dans un livre. Ici, on les met dans un livre qui va aller dans le monde... Dans les ateliers de la Maison des Savoirs, les ordinateurs m'ont fait découvrir mes poèmes d'une autre manière : l'ordinateur, c'est une machine qui m'obéit, qui peut écrire mieux et plus clairement que moi ». Elle ajoute : « Après les poèmes, je veux faire encore beaucoup de choses. Ici, c'est un début dans la vie »

Pendant qu'elle parle, son mari, à côté d'elle, est occupé à dessiner une caravane, tout en feuilletant des livres d'art. Il raconte à son tour comment sa mère a accouché de lui dans une vieille camionnette sur un terrain de caravanes. Et il dit : « Les choses qu'on ne sait pas faire, oui, ça rend jaloux. Mais ici, à l'atelier, je vois les autres qui y arrivent, alors je crois que j'y arriverai aussi. J'ai davantage confiance en moi. J'apprends des choses que je pourrai faire tout seul après. Pendant que je peins, ça me donne envie d'apprendre à lire et à écrire, pour aller l'apprendre à ma fille »

Est-ce un miracle ?

L'art et la poésie ouvrent les portes de l'imaginaire et libèrent une énergie qui permet non seulement de relire sa propre histoire en y réfléchissant, mais aussi de sentir qu'on appartient à la famille humaine toute entière.

Toutefois, les plus pauvres, qu'une longue expérience d'échecs a rendu prudents, nous mettent eux-mêmes en garde quand ils nous demandent : « Pourquoi venez-vous chez nous ? Venez-vous pour soulager un peu les pauvres, leur soutirer un petit dessin, un petit album, et faire croire au miracle ? ... Ou bien venez-vous pour longtemps, pour durer, pour trouver l'expression qui est celle de chacun, et ne laisser personne de côté ? C'est un long travail de découvrir tous les talents... »

Pour dire ce qu'ils ont à dire, les plus pauvres ont besoin de temps, de confiance, de régularité. C'est une très longue histoire, fondée sur l'engagement d'hommes et de femmes qui, volontairement, sur plusieurs générations, se donnent les moyens de rester très proches des plus fatigués dans nos sociétés.

L'homme est un cri qui cherche à se faire entendre, une promesse qui cherche à se réaliser dans l'espace de liberté qui lui est donné - ou abandonné - comme terrain d'exercice. Cette expérience de devenir un homme, je ne peux la faire qu'en apprenant à communiquer à d'autres cette promesse que je suis pour moi-même et pour mon entourage. Cette expérience qui prend du temps et de l'espace, je ne peux pas la faire seul. Il faut, en face de moi, quelqu'un qui entende mon cri, quelqu'un qui croit en mes capacités. Et qui fasse ce qu'il faut pour que je reprenne cette certitude à mon compte, quelqu'un qui me dise : « Puisque tu cries, c'est que tu es déjà un homme ».

Dans cette quête, nous avons besoin de connaître ceux qui nous ont précédés, pour confronter notre expérience avec la leur. Nous avons besoin d'interlocuteurs d'hier et d'aujourd'hui pour nous améliorer nous-mêmes.

C'est pour cette raison que le père Joseph Wresinski est un interlocuteur privilégié, un « grand frère » comme disent les gens d'Afrique, pour tous ceux que la misère a usés. Sa vie entière, sa quête d'homme leur permettent de donner un sens à la leur.

Déjà, à la fin des années cinquante, dans la boue et l'insécurité du bidonville de Noisy-le-Grand, le père Joseph Wresinski avait poussé une artiste professionnelle à monter la pièce Antigone de Sophocle. A la même époque, et malgré beaucoup d'incompréhension, les premiers volontaires permanents du Mouvement ATD Quart Monde ont introduit, auprès des familles qui vivaient dans des « igloos » en fibrociment, des œuvres d'art, des lithographies de Miro, de Derain, de Braque. L'artiste Bazaine a alors réalisé les vitraux de la première chapelle construite par les hommes du bidonville. Actuellement, dans les ateliers d'expression artistique du Mouvement, nous continuons cette histoire, avec les familles qui sont nos partenaires aujourd'hui.

Communiquer avec Van Gogh

Je voudrais encore parler d'un homme rencontré à Bruxelles. Il vit lui aussi depuis des mois dans une petite chambre meublée, qui ne ferme pas à clé, où passent et repassent les propriétaires à toute heure du jour et de la nuit. Il vit seul. Sa famille est dispersée depuis des années. Nous avons cherché pendant longtemps un interlocuteur valable pour lui, et nous avons fini par lui prêter des reproductions de Van Gogh. Pendant des semaines, il copie, puis peint des éléments du tableau La chambre à coucher de Vincent. S'enhardissant peu à peu, il y ajoute des meubles de sa propre chambre, et puis son chat sur une des chaises. Il y travaille pendant plusieurs semaines, avec une patience infinie. En quelque sorte, Van Gogh l'a ouvert à lui-même, et lui a ouvert un avenir. A quoi pense-t-il pendant qu'il peint ? Nous n'en savons pas grand-chose, il n'en parle pas beaucoup. Mais nous avons vu qu'en décembre, le seul événement qui l'ait fait s'habiller et sortir de chez lui a été la fête de Noël. Il a accepté de se déguiser pour aller, avec les animateurs de la bibliothèque de rue, surprendre les enfants de famille en famille. Ce que Van Gogh a fait pour lui, il a voulu le refaire pour les enfants... Par la suite, lorsque nous emmenions cet homme et d'autres familles visiter une exposition de peinture, écouter un concert, ils nous disaient : « Les tableaux, la musique ne doivent pas être le privilège de quelques-uns. Il y a des styles que nous comprenons et d'autres que nous comprenons moins bien. Mais il faut que tout le monde puisse voir et écouter, c'est une manière de partager le savoir… »

Pendant que l'œil regarde, que l'oreille écoute, que la main tape à l'ordinateur ou étend la peinture sur la toile, pendant que le corps apprend à s'exprimer, les langues se délient, l'horizon s'élargit, nous devenons les compagnons de tous ceux qui se sont attelés au même travail avant nous. Des questions nous viennent : « A quoi pensait V an Gogh pendant qu'il peignait inlassablement les mêmes tournesols, comme quelqu'un qui chercherait à percer un secret ? ... Pourquoi tel écrivain a-t-il choisi ce titre pour son livre ? Qui avait bien pu rendre tel autre musicien à ce point joyeux que sa musique nous transporte encore aujourd'hui ? ... »

Et à leur suite, nous voilà relancés à faire aujourd'hui, pour nous et pour nos enfants, les gestes qui nous sauvent de l'inutilité, les gestes qui nous font participer au lent travail de l'homme qui apprend à maîtriser son univers.

Ce cri d'homme à homme, qui résonne en écho à travers les générations et se transmet aux enfants, fait participer chacun à l'histoire de l'humanité toute entière.

Il me reste à remercier toutes les familles du Quart Monde, qui m'ont éveillée à la force et à la vitalité de cette démarche, et je remercie aussi tous ceux qui m'ont permis de trouver les mots pour en parler.

Il était une fois la culture

Notre culture était une petite et minuscule graine.

Pour grandir, même étant minuscule, à notre graine de culture,

Il lui fallait un grand, grand, grand terrain,

Au mieux, le monde entier pour sa croissance.

Alors notre graine part à la rencontre du monde.

Elle s'implante dans la terre du monde et pousse à pas de géant,

Enracine toute la terre.

Notre petite graine devient un arbre très grand et très large,

Avec des branches de toutes dimensions,

Des feuilles de toutes sortes,

Des fleurs de toutes les couleurs,

Des fruits de tous les goûts.

Mais hélas, tout cela ne suffit pas pour la culture

De s'épanouir, d'évoluer, et de se faire connaître.

Soudain, elle s'est rappelée de ce qu'elle était au début (une graine minuscule)

Alors elle décida de faire quelque chose :

De donner un nom à ses racines, branches, feuilles, fleurs et fruits.

Aussitôt dit, aussitôt fait...

Les racines sont devenues des peuples,

Les branches sont devenues des civilisations,

Les feuilles sont devenues des coutumes, croyances et religions,

Les fruits sont devenus mémoire, souvenirs, intelligence, éducation, savoir...

Les fleurs sont devenues compréhension, intégration, tolérance, solidarité.

Il n'y a pas de peuples cultivés

Mais il y a des hommes qui se cultivent.

Quand l'homme cultivé sera oublié, il restera sa culture pour nous instruire.

Chaque homme a son identité, chaque peuple a sa culture et ses origines...

On peut se comprendre et s'aider dans la diversité

En acceptant la différence de l'autre.

Groupe de Rumilly, délégation de Rhône-Alpes, à l'Université populaire européenne du Quart Monde, 9 juin 1995

1 Ateliers pour les enfants, les jeunes et les adultes du Quart Monde qui, par la maîtrise progressive d'outils d'expression (en peinture, chant

1 Ateliers pour les enfants, les jeunes et les adultes du Quart Monde qui, par la maîtrise progressive d'outils d'expression (en peinture, chant, informatique, audio-visuel…), leur donnent les moyens d'exprimer leur vie, leur pensée, de manière individuelle, collective et publique. Cet apprentissage est bas? sur le partage de savoirs entre les familles du Quart Monde, des volontaires permanents et des professionnels désireux de confronter leur savoir avec celui de ces familles.

Martine Hosselet-Herbignat

Martine Hosselet, belge, est mariée, a trois enfants. Assistante sociale, elle devient volontaire du Mouvement ATD Quart Monde en 1980. De 1980 à 1985, elle anime le pivot culturel aux cités de promotion familiale de Noisy-le-Grand, puis d'Herblay. A Bruxelles de 1985 à 1994, elle assure la préparation de l'Université populaire, puis devient responsable de l'atelier Art et Poésie à la Maison des Savoirs. Depuis 1994, elle exerce une responsabilité de formation dans l'équipe de Marseille.

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